Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Michel Butor, Passage de Milan

Editions de Minuit

Chapitre I

L’abbé Ralon se pencha à la fenètre. Il y avait Paris tout autour, séparé par une fausse muraille de brumes et de fumées couleur de teinture d’iode, de châtaignes et de vieux vin, après un vague espace vide apparemment (sauf deux arbres maigres, élégants malgré tout, ayant déjà poussé quelques feuilles, enfermés par des palissades couvertes d’affiches), où l’attention découvrait des planches usées, des madriers, des lattes, et puis des pierres et des ferrailles, matériaux plus jamais utilisables, penserait-on, lentement polis par les seuls vents, et rongés par la seule poussière. Et pourtant l’assemblage sordide était perpétuellement la proie de minces remous. Depuis des années que l’abbé l’observait au moment des pages brunissantes, renonçant lentement à fermer ses volets, avant de s’installer près de sa lampe à contempler le passage des vitres de la transparence à la réflexion, il ne se passait pas de jour qu’un de ces résidus d’objet n’eût été déplacé, n’eût disparu, ou qu’un nouveau n’eût apparu, ou un ancien réapparu, après une absence d’une semaine, d’un mois parfois ; comment savoir ou distinguer ? Depuis six ans que les deux frères avaient pris cet appartement choisi pour sa proximité du lycée d’Alexis, jamais lui, Jean, n’avait surpris ce lieu qu’il connaissait si parfaitement entre chien et loup, à un moment où l’on y travaillât ; on a tant besoin d’habitudes. Qui possédait cela ? Qui décidait de tout cela, fermant les yeux sur les insignifiants dégâts qu’occasionnaient les habitants nocturnes ? Car on y vivait, on y mangeait, on y allumait de petits feux honteux, désordonnés, on s’y grisait de la tristesse de la braise, brûlant ce qu’on pouvait casser sans trop d’outils, sans jamais se douter qu’on était détaillé, tous les soirs, à peu près à la même heure, dans le carré noir d’une fenêtre en face, par ce personnage penché sur sa barre.

C’étaient bien des individus, chacun avec sa démarche particulière, ses accessoires, ses rites, ses dates, mais sans noms, sans voix, sauf quelques bribes de rires, êtres de passages et de retours incertains, comme ces lambeaux de grands objets usés qui les accueillaient.

Dans le haut de l’air, ailes déployées, si ce n’est un avion, c’est un milan.