D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite)
Premier dialogue
S-A : Bonjour, mon frère. Eh bien, M. Dolmancé?
Ch : Il arrivera à quatre heures précises, nous ne dînons qu’à sept ; nous aurons, comme tu vois, tout le temps de jaser.
S-A : Sais-tu, mon frère, que je me repens un peu et de ma curiosité et de tous les projets obscènes formés pour aujourd’hui ? En vérité, mon ami, tu es trop indulgent, plus je devrais être raisonnable, plus ma maudite tête s’irrite et devient libertine : tu me passes tout, cela ne sert qu’à me gâter… A vingt-six ans, je devrais être déjà dévote, et je ne suis encore que la plus débordée des femmes… on n’a pas idée de ce que je conçois, mon ami, de ce que je voudrais faire. J’imaginais qu’en me tenant aux femmes, cela me rendrait sage ;… que mes désirs concentrés dans mon sexe ne s’exhaleraient plus vers le vôtre ; projets chimériques, mon ami ; les plaisirs dont je voulais me priver ne sont venus s’offrir qu’avec plus d’ardeur à mon esprit, et j’ai vu que quand on était, comme moi, née pour le libertinage, il devenait inutile de songer à me briser bientôt. Enfin, mon cher, je suis un animal amphibie ; j’aime tout, je m’amuse de tous les genres ; mais, avoue-le, mon frère, n’est-ce pas une extravagance complète à moi que de vouloir connaître ce singulier Dolmancé qui, de ses jours, dis-tu, n’a pu voir une femme comme l’usage le prescrit, qui, sodomite par principe, non seulement est idolâtre de son sexe, mais ne cède même pas au nôtre que sous la clause spéciale de lui livrer les attraits chéris dont il est accoutumé de se servir chez les hommes ? Vois, mon frère, quelle est ma bizarre fantaisie : je veux être le Ganymède de ce nouveau Jupiter, je veux jouir de ses goûts, des ses débauches, je veux être la victime de ses erreurs : jusqu’à présent, tu le sais, mon cher, je ne me suis livrée ainsi qu’à toi, par complaisance, ou qu’à quelqu’un de mes gens qui, payé pour me traiter de cette façon, ne s’y prêtait que par intérêt ; aujourd’hui, ce n’est plus ni la complaisance ni le caprice, c’est le goût seul qui me détermine… Je vois, entre les procédés qui m’ont asservie et ceux qui vont m’asservir à cette manie bizarre, une inconcevable différence, et je veux la connaître. Peins-moi ton Dolmancé, je t’en conjure, afin que je l’aie bien dans la tête avant de le voir arriver ; car tu sais que je ne le connais que pour l’avoir rencontré l’autre jour dans une maison où je ne fus que quelques minutes avec lui.
Ch : Dolmancé, ma sœur, vient d’atteindre sa trente-sixième année ; il est grand, d’une fort belle figure, des yeux très vifs et très spirituels, mais quelque chose d’un peu dur et d’un peu méchant se peint malgré lui dans ses traits ; il a les plus belles dents du monde, un peu de mollesse dans la taille et dans la tournure, par l’habitude, sans doute, qu’il a de prendre si souvent des airs féminins ; il est d’une élégance extrême, une jolie voix, des talents, et principalement beaucoup de philosophie dans l’esprit.