Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

D.A.F. de Sade (1740-1814) Français, encore un effort… (suite)

Dans toutes les villes de la Chine, on trouve chaque matin une incroyable quantité d’enfants abandonnés dans les rues ; un tombereau les enlève à la pointe du jour, et on les jette dans une fosse ; souvent les accoucheuses elles-mêmes en débarrassent les mères, en étouffant aussitôt leurs fruits dans des cuves d’eau bouillante ou en les jetant dans la rivière. A Pékin, on les met dans de petites corbeilles de jonc que l’on abandonne sur les canaux ; on écume chaque jour ces canaux, et le célèbre voyageur Duhalde évalue à plus de trente mille le nombre journalier qui s’enlève à chaque recherche. On ne peut nier qu’il ne soit extraordinairement nécessaire, extrêmement politique de mettre une digue à la population dans un gouvernement républicain ; par des vues absolument contraires, il faut l’encourager dans une monarchie ; là, les tyrans n’étant riches qu’en raison du nombre de leurs esclaves, assurément il leur faut des hommes ; mais l’abondance de cette population, n’en doutons, pas, est un vice réel dans un gouvernement républicain. Il ne faut pourtant pas l’égorger pour l’amoindrir, comme le disaient nos modernes décemvirs : il ne s’agit que de ne pas lui laisser les moyens de s’étendre au-delà des bernes que sa félicité lui prescrit. Gardez-vous de multiplier trop un peuple dont chaque être est souverain et soyez bien sûrs que les révolutions ne sont jamais les effets que d’une population trop nombreuse. Si pour la splendeur de l’Etat vous accordez à vos guerriers le droit de détruire des hommes, pour la conservation de ce même Etat, accordez de même à chaque individu de se livrer tant qu’il le voudra, puisqu’il le peut sans outrager la nature, au droit de se défaire des enfants qu’il ne peut nourrir ou desquels le gouvernement ne peut tirer aucun secours ; accordez-lui de même de se défaire, à ses risques et périls, de tous les ennemis qui peuvent lui nuire, parce que le résultat de toutes ces actions, absolument nulles en elles-mêmes, sera de tenir votre population dans un état modéré, et jamais assez nombreuse pour bouleverser votre gouvernement. Laissez dire aux monarchistes qu’un Etat n’est grand qu’en raison de son extrême population : cet Etat sera toujours pauvre si sa population excède ses moyens de vivre, et il sera toujours florissant si, contenu dans de justes bornes, il peut trafiquer de son superflu. N’élaguez-vous pas l’arbre quand il a trop de branches ? et, pour conserver le tronc, ne taillez-vous pas les rameaux ? Tout système qui s’écarte de ces principes est une extravagance dont les abus nous conduiraient bientôt au renversement total de l’édifice que nous venons d’élever avec tant de peine. Mais ce n’est pas quand l’homme est fait qu’il faut le détruire afin de diminuer la population : il est injuste d’abréger les jours d’un individu bien conformé ; il ne l’est pas, je le dis, d’empêcher d’arriver à la vie un être qui certainement sera inutile au monde.