Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

D.A.F. de Sade (1740-1814) Français, encore un effort… (suite)

 Quel peuple fut à la fois plus grand et plus cruel que les Romains, et quelle nation conserva plus longtemps sa splendeur et sa liberté ? Le spectacle des gladiateurs soutint son courage ; elle devenait guerrière par l’habitude de se faire un jeu du meurtre. Douze ou quinze cents victimes journalières remplissaient l’arène du cirque, et là, les femmes, plus cruelles que les hommes, osaient exiger que les mourants tombassent avec grâce et se dessinassent encore sous les convulsions de la mort. Les Romains passèrent de là au plaisir de voir des nains s’égorger devant eux ; et quand le culte chrétien, en infectant la terre, vint persuader aux hommes qu’il y avait du mal à se tuer, des tyrans aussitôt enchaînèrent ce peuple, et les héros du monde en devinrent bientôt les jouets.

 Partout enfin on crut avec raison que le meurtrier, c’est-à-dire l’homme qui étouffait sa sensibilité au point de tuer son semblable et de braver la vengeance publique ou particulière, partout, dis-je, on crut qu’un tel homme ne pouvait être que très courageux, et par conséquent très précieux dans un gouvernement guerrier ou républicain. Parcourrons-nous des nations qui, plus féroces encore, ne se satisfirent qu’en immolant des enfants, et bien souvent les leurs, nous verrons ces actions, universellement adoptées, faire même quelquefois partie des lois. Plusieurs peuplades sauvages tuent leurs enfants aussitôt qu’ils naissent. Les mères, sur les bords du fleuve Orénoque, dans la persuasion où elles étaient que leurs filles ne naissaient que pour être malheureuses, puisque leur destination était de devenir les épouses des sauvages de cette contrée, qui ne pouvaient souffrir les femmes, les immolaient aussitôt qu’elles leur avaient donné le jour. Dans la Trapobane et dans le royaume de Sopit, tous les enfants difformes étaient immolés par les parents mêmes. Les femmes de Madagascar exposaient aux bêtes sauvages ceux de leurs enfants nés certains jours de la semaine. Dans les républiques de la Grèce, on examinait soigneusement tous les enfants qui arrivaient au monde, et si l’on ne les trouvait pas conformés de manière à pouvoir défendre un jour la république, ils étaient aussitôt immolés : là l’on ne jugeait pas qu’il fût essentiel d’ériger des maisons richement dotées pour conserver cette vile écume de la nature humaine. Jusqu’à la translation du siège de l’empire, tous les Romains qui ne voulaient pas nourrir leurs enfants les jetaient à la voirie. Les anciens législateurs n’avaient aucun scrupule de dévouer les enfants à la mort, et jamais aucun de leurs codes ne réprima les droits qu’un père se crut toujours sur sa famille. Aristote conseillait l’avortement ; et ces antiques républicains, remplis d’enthousiasme, d’ardeur pour la patrie, méconnaissaient cette commisération individuelle qu’on retrouve parmi les nations modernes ; on aimait moins ses enfants, mais on aimait mieux son pays.