Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Kateb Yacine, Nedjma

Ed. du Seuil, 1956

II / X

Prémices de fraîcheur, cécité parcourue d’ocre et de bleu outremer clapotant, qui endort le voyageur debout face au défilé métallique et grouillant de l’avant-port ; la voie fait coude vers la mer, longe la Seybouse à son embouchure, coupe la route fusant en jet de pavé scintillant grain par grain, dans le terne avenir de la ville décomposée en îles architecturales, en oubliettes de cristal, en minarets d’acier repliés au cœur des navires, en wagonnets chargés de phosphates et d’engrais, en vitrines royales reflétant les costumes irréalisables de quelque siècle futur, en squares sévères dont semblent absents les hommes, les faiseurs de route et de trains, entrevus de très loin dans la tranquille rapidité du convoi, derrière les moteurs maîtres de la route augmentant leur vitesse d’un poids humain sinistrement abdiqué, à la merci d’une rencontre machinale avec la mort, flèches ronflantes se succédant au flanc du convoi, suggérant l’une après l’autre un horaire de plus en plus serré, rapprochant pour le voyageur du rail l’heure de la ville exigeante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses pieds s’amadoue la mer, complique ses nœuds de voies jusqu’au débarcadère, où aboutit parallèlement toute la convergence des rails issus du sud et de l’ouest, et déjà l’express Constantine-Bône a le sursaut du centaure, le sanglot de la sirène, la grâce poussive de la machine à bout d’énergie, rampant et se tordant au genou de la cité toujours fuyante en sa lasciveté, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et confondue dans l’ascension solaire, pour accueillir de haut ces effusions de locomotive ; les wagons lâchent des passagers : autant de bestioles indécises, vite rendues à leur qui-vive somnolent ; nul ne lève la tête devant le Dieu des païens parvenu à son quotidien pouvoir : midi, réflexion d’Africa en peine de son ombre, inapprochable nudité de continent mangeur d’empires, plaine gorgée de vin et de tabac ; midi endort autant qu’un temple, submerge le voyageur ; midi ! ajoute l’horloge, en sa rondeur sacerdotale, et l’heure semble ralentie avec la machine sous la ventilation des palmes, et le train vide perd ses charmes, tyran abandonné ; le 15 septembre 1945, la gare de Bône est assiégée comme chaque jour ; les grandes portes vitrées attirent nombre de badauds, de chômeurs, de chauffeurs de taxi, de cochers dégringolé de leurs calèches dont les grelots impatients produisent une impression de désœuvrement ; trépignements de chevaux et d’hommes inoccupés ; aussitôt descendu, le voyageur est entouré de porteurs qu’il n’entend ni ne repousse ; le voyageur est surexcité ; sur sa tignasse fumante et dure, le soleil soulève une colonne de poussières ; à elle seule, pareille toison, qui n’a pas été peignée de longtemps, a de quoi irriter ; sous les boucles, les sourcils en accents circonflexes ont quelque chose de cabotin ; des lignes profondes, parallèles ainsi que des rails intérieurs, absorbés dans un séisme, se dessinent sur le front haut et large, dont la blancheur boit les rides, comme un palimpseste boit les signes anciens ; le reste du visage apparaît mal, car le voyageur baisse la téte, emporté par la foule, puis se laisse distancer, bien qu’il n’ait pour tout bagage qu’un cahier d’écolier roulé autour d’un couteau à cran d’arrêt ; […]

III / IX

[…]

- Comprends-tu ? Des hommes comme ton père et le mien… Des hommes dont le sang déborde et menace de nous emporter dans leur existence révolue, ainsi que des esquifs désemparés, tout juste capables de flotter sur les lieux de la noyade, sans pouvoir couler avec leurs occupants : ce sont des âmes d’ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin, sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni revêtir leurs silhouettes oubliées, ressusciter rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec chargé de gloire, celui qu’il faudra prendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la légèreté, la vie tout court… Ce sont nos pères, certes ; des oueds mis à sec au profit de moindres ruisseaux, jusqu’à la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son murmure : l’horreur, la mêlée, le vide – l’océan – et qui d’entre nous n’a vu se brouiller son origine comme un cours d’eau ensablé, n’a fermé l’oreille au galop souterrain des ancêtres, n’a couru et folâtré sur le tombeau de son père…

III / XII - I

[…]

Il fut toute la matinée entouré par elles, jeunes filles de pas plus de vingt ans, timides et empressées, qu’il appelait ostensiblement « mes filles », tout en discourant dans le dos du praticien, sans faire attention à lui, comme si la clinique était l’une des demeures de Si Mokhtar, le médecin ne faisant partie que du personnel et venant bien après dans la hiérarchie, bien après les jeunes filles souriantes que Si Mokhtar connaissait toutes, dont il connaissait les pères et les aïeux, lui qui fit le tour du monde, gagna l’Europe par la Turquie, faillit être lapidé en Arabie Séoudite, fit le malabar à Bombay, dilapida son héritage à Marseille et Vichy, revint à Constantine, toujours aussi solide et pas encore ruiné, lui qui investit bien d’autres fortunes chez les femmes, les mauvais garçons, les hommes politiques, faisant et défaisant les mariages, les intrigues, remuant la ville de fond en comble pour reprendre l’argent perdu, toujours prêt à la banqueroute et à la bagarre, remplaçant rapidement ses fausses dents et ses habits dépareillés, mais ne quittant plus sa ville natale, n’ayant plus qu’une mère centenaire aussi alerte que lui, sans femme, sans métier, forçant les portes, vomissant dans les ascenseurs, oublieux et impartial comme un patriarche, inventeur de sciences sans lendemain, plus érudit que les Ulémas, apprenant l’anglais dans la bouche d’un soldat, mais ne prononçant jamais un mot de français sans l’estropier comme par principe, colossal, poussif, voûté, musclé, nerveux, chauve, éloquent, batailleur, discret, sentimental, dépravé, retors, naïf, célèbre, mystérieux, pauvre, aristocratique, doctoral, paternel, brutal, fantaisiste, chaussé d’espadrilles, de bottines, de pantoufles, de sandales, de souliers plats, vêtu de cachemire, de toile rayée, de soie, de tuniques trop courtes, de pantalons bouffants, de gilets de drap anglais, de chemises sans col, de pyjamas et de complets superposés, de burnous et de gabardines extorqués, de bonnets de laine, de turbans incomplets, couvert de rides, abondamment parfumé ; Si Mokhtar avait vu pour ainsi dire la ville d’alors au berceau, et les filles de la clinique avaient reçu de lui leur premier bonbon, leur premier bracelet, leur premier amant (le vieux diable m’avait moi-même jeté dans les bras de je ne sais combien de femmes, au cours de sa folle activité de proxénète et de Mentor), mais la femme qu’il me montra ce matin-là semblait ne pas trop savoir à quel subtil et turbulent vieillard elle avait affaire. […]

IV / XI

Le vieux chanteur parlait déjà de tout autre chose, penché sur Abdallah ; le boxeur baissait la tête, calme, jubilant, et Rachid retrouvait la vieille impression d’avoir voyagé sous terre, ou peut-être plus loin, à travers les savanes de plénitude et d’inconscience, à l’époque où il pouvait vivre avec les insectes, l’eau du bassin, les pierres, les ombres du dehors, lorsque sa pensée s’élevait à peine de la simplicité animale… De son enfance, il n’avait jamais pu saisir que des bribes de plus en plus minces, disparates, intenses : éclairs du paradis ravagé par la déflagration des heures, chapelet de bombes retardataires que le ciel tenait suspendues sur la joie toujours clandestine, réduite à se réfugier dans les tréfonds de l’être le plus frêle, l’enfant toujours juché à son soupirail, toujours curieux de l’éblouissement suivi par la morsure de l’ombre, la peur de rester prisonnier du monde, alors que d’autres univers pleuvaient nuit et jour sur Rachid, qu’il fût endormi dans le berceau en bois de peuplier, avec les petites fenêtres pour respirer, ou bien qu’il fît ses premiers pas sous l’averse… Rachid n’avait pas voyagé durant son enfance ; il avait le voyage dans le sang, fils de nomade né en plein vertige, avec le sens de la liberté, de la hauteur contemplative ; les mystères pleuvaient, et Rachid n’avait jamais ignoré que la terre passerait comme un rêve dès que les gens pourraient vivre en avion : le nez en l’air, à quatre ou cinq ans, il avait conçu son aéronautique, malgré la chute des mystères qu’il chassait toujours seul sans rien se faire expliquer, avalant les contes maternels comme des somnifères agréables mais sans intérêt… Il ne portait pas de coiffures, les souliers restaient le plus souvent sur le seuil, et le mot Dieu lui-même, qui présidait au veuvage d’Aïcha, reposait avec les balles égarées sur le toit… Rachid, l’adolescent, ne se souvenait pas de la première enfance ; il ressentait seulement comme une cicatrice la vive conscience d’antan ; le Rachid actuel ne lui semblait qu’une épaisse couche de lichen étouffant l’autre, le Rachid paradisiaque et frêle, perdu à la fleur de l’âge… Même à trente ans, nomade qu’il était, il ne croyait qu’à son ombre, et il lui semblait que l’excédent des années allait se résorber un jour, s’absorber dans le vide, endiguer son passé en crue, comme s’il avait conscience de décrire un cercle, sans quitter le point de départ qu’il situait vaguement entre le saut du berceau et les vagabondages autour du Rocher, de sorte que le cercle n’était qu’une promenade à contre-cœur qui avait failli le perdre, dont il revenait à tâtons, pas seulement lui, l’adolescent retournant au bercail, non, son fantôme voué à cette pitoyable démarche d’aveugle butant sur le fabuleux passé, le point du jour, la prime enfance vers laquelle il demeurait prostré, répétant les mots et les gestes de la race humaine avec une fluidité qui le laissait intérieurement intact, tel un noyau près de germer sous d’autres cieux, bloc erratique doué d’imperturbables souvenances, ayant toujours matériellement ressenti son existence en fuite, à la façon d’une herbe ou d’une eau, et, vers cinq ou six ans, il se souvenait d’avoir adopté la sombre vivacité d’un mur de terre sèche qu’il enlaçait, à qui furent adressés ses monologues d’orphelin. Le mur faisait partie de l’impasse ; il fallait, afin de l’atteindre, ramper dans la canicule, et se redresser tout en pleurs – mais le mur était là. Rachid mordait la terre, provoquant les passants d’un éclat de rire inaccessible, mais les passants ne pouvaient rire, ne pouvaient mordre la poussière, ni courir après les lézards sur les genoux et les paumes, sans désespérer de les attraper… Mais, au fil des années, les toiles immondes des illusions crevaient devant l’enfant ; il n’avait plus d’animal que les dégradations quotidiennes, les sommeils de renard, et l’oubli… Il émergeait, incognito et sévère : l’école était plus triste, plus pauvre que le mur. Rachid allait en ville, à présent, et la ville était moins vaste que le mur ; l’enfance était perdue. Le monde ne grandirait plus, réduit à une cruelle vision d’ensemble ; le rêve perdait de son obscurité, le cerveau s’éteignait à la découverte de tant de refuges éboulés, la langue se refusait à broyer vivantes les idées dont Rachid avait pris conscience avec rage, comme si les formes définitives du monde pesaient désormais sur sa tête en manière de cornes.