Pascal Quignard, Les Ombres errantes
XIX
Ils avaient rasé les maisons qu’ils avaient hérité de leurs pères.
Ils ne leur élevaient plus de tombeau.
Les trésors qu’ils avaient entendu léguer à la joie de leurs fils, ils les mirent dans les greniers, dans les caves, derrière les grilles des parcs, à l’intérieur des musées, dans les coffres des banques puis, comme ils avaient cessé d’en apercevoir la beauté, l’intelligibilité se retira d’eux. Même la rhétorique, au bord de la langue, qui permet de distendre le lien qui étrangle l’âme de chacun par l’usage de la langue du groupe, fut jetée à la voirie. Même la mort, dans le rite qui l’entourait, qui allégeait du poids de la parentêle, nous l’avons rejetée comme une ordure d’un autre temps dont la présence met mal à l’aise et dont la décomposition formelle et l’odeur ne doivent plus être infligées. La nature même, les anciens fauves, les rapaces, les forêts, les monstres, nous les avons soit éliminés dans les massacres, soit dévoyés en les domestiquant dans les fermes ou en en faisant les héros des zoos. Les anciennes exigences avec leur noms, les prodigieuses voluptés avec leurs pudeurs, les fiers desseins avec leurs œuvres, les terribles peurs avec leurs chants ont commencé de perdre leur nom sur le pourtour des lèvres. Le temps venant, les déchets et les gravats, les palais croulant, les hommes et leurs cités recouvrant la terre des charniers et aplanissant les ruines, c’est la disparition elle-même qui disparut. La tyrannie de l’absence du langage humain complexe s’exerça sans plus trouver d’obstacle à la fascination lumineuse. Les images, les dépendances artificielles, les vêtements universels, les objets de l’industrie devinrent les idoles que tous convoitaient.
Les quelques-uns qui font l’écart entre le plus grand nombre et tous (empêchés par leur faiblesse et leur division de se prémunir) ont été écrasés.
La beauté, la liberté, la pensée, le langage humain écrit, la musique, la solitude, le second royaume, les plaisirs sursis, les contes, la petite oie dans l’amour, la contemplation, la lucidité, ce ne sont que des angles, ce ne sont que des noms divers pour nommer une seule chose, une seule implication entre le sujet, le réel, le langage. Peu importe ces noms. Leur souvenir s’est effacé au point que leur nostalgie ne fait même plus souffrir ceux qui sont nés après qu’ils avaient disparu.
XXXIX
C’est la morale dominante qui définit la marginalité. Une morale où ce qui était symbolique est devenu imaginaire (image sur du papier ou image sur des écrans, ou image dans les fantasmes et les rêves) ne peut intégrer à son système de représentation des modes sans images (littérature, musique).
La marginalisation des écrivains et des musiciens est certaine et durable.
La valorisation des peintres, des architectes, des modèles, des stars de cinéma, des politiques, des animateurs, des prêcheurs, des violents, des morts-en-direct est sûre. Elle est attestée depuis 1933. Il n’y a pas lieu de faire persister une lutte sur un front perdu. On ne peut que transformer la marginalité sociale en dissidence. On ne peut que transformer une marginalité de statut en anachorès dirimante.
XLVI
Il faut rester près de la source jaillissante.
Prae-sentia. Le latin Prae, c’est le français près, au près, auprès.
Tout est voie quand la proximité intimissime approche.
Je me méfierais toujours de quelqu’un qui dit nous quand il jouit.
Sans solitude, sans épreuve du temps, sans passion du silence, sans excitation et rétention de tout le corps, sans titubation dans la peur, sans errance dans quelque chose d’ombreux et d’invisible, sans mémoire de l’animalité, sans mélancolie, sans esseulement dans la mélancolie, il n’y a pas de joie.
LI
Chaque homme veut croire qu’à la serrure indesserrable et gémissante et rouillée que chaque homme est devenu il y a une clé. Qu’un mot de passe peut faire pénétrer dans un groupe et éviter la mort sacrificielle qui s’y prépare sans cesse avec un trompètement de harde, un meuglement de troupeau, une allégresse solidaire qui ne s’avoue pas. Qu’un piston peut faire démarrer la machine sociale qui n’est qu’un échafaud et qu’un tumulus. Qu’un animal zodiaque influe, qu’un dieu existe qui fait passer de l’obscurité au soleil, qu’il y a un chiffreur à la nuit et une voix qui ordonne le chaos humain quand il se décompose dans la mort.