Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page : http://www.dg77.net/pages/passages/weil_enr.htm


  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Simone Weil, L’enracinement

Ed. Gallimard

Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain.

Première partie – Les besoins de l’âme

La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ; l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L’obligation est efficace dès qu’elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n’est reconnu par personne n’est pas grand-chose.

[…]

C’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que de ne pas le laisser souffrir de la faim quand on a l’occasion de le secourir. Cette obligation étant la plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser la liste des devoirs éternels envers tout être humain. Pour être établie en toute rigueur, cette liste doit procéder de ce premier exemple par voie d’analogie.

Par conséquent, la liste des obligations envers l’être humain doit correspondre à la liste de ceux des besoins humains qui sont vitaux, analogues à la faim.

Parmi ces besoins, certains sont physiques, comme la faim elle-même. Ils sont assez faciles à énumérer. Ils concernent la protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l’hygiène, les soins en cas de maladie.

D’autres, parmi ces besoins, n’ont pas rapport avec la vie physique, mais avec la vie morale. Comme les premiers cependant ils sont terrestres, et n’ont pas de relation directe qui soit accessible à notre intelligence avec la destinée éternelle de l’homme. Ce sont, comme les besoins physiques, des nécessités de la vie d’ici-bas. C’est-à-dire que s’ils ne sont pas satisfaits, l’homme tombe peu à peu dans un état plus ou moins analogue à la mort, plus ou moins proche d’une vie purement végétative.

Ils sont beaucoup plus difficiles à reconnaître et à énumérer que les besoins du corps. Mais tout le monde reconnaît qu’ils existent. Toutes les cruautés qu’un conquérant peut exercer sur des populations soumises, massacres, mutilations, famine organisée, mise en esclavage ou déportations massives, sont généralement considérées comme des mesures de même espèce, quoique la liberté ou le pays natal ne soient pas des nécessités physiques. Tout le monde a conscience qu’il y a des cruautés qui portent atteinte à la vie de l’homme sans porter atteinte à son corps. Ce sont celles qui privent l’homme d’une certaine nourriture nécessaire à la vie de l’âme.

[…]

La première étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir.

Il ne faut jamais les confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut aussi discerner l’essentiel et l’accidentel. L’homme a besoin, non de riz ou de pommes de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l’âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut aussi distinguer des nourritures de l’âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l’illusion d’en tenir lieu.

L’ordre

Le premier caractère qui distingue les besoins des désirs, des fantaisies ou des vices, et les nourritures des gourmandises ou des poisons, c’est que les besoins sont limités, ainsi que les nourritures qui leur correspondent. Un avare n’a jamais assez d’or, mais pour tout homme, si on lui donne du pain à discrétion, il viendra un moment où il en aura assez. La nourriture apporte le rassasiement. Il en est de même des nourritures de l’âme.

La liberté d’opinion

De plus, le besoin même de liberté, si essentiel à l’intelligence, exige une protection contre la suggestion, la propagande, l’influence par obsession. Ce sont là des modes de contrainte, une contrainte particulière, que n’accompagnent pas la peur ou la douleur physique, mais qui n’en est pas moins une violence. La technique moderne lui fournit des instruments extrêmement efficaces. Cette contrainte, par sa nature, est collective, et les âmes humaines en sont victimes

[…]

D’une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d’expression s’éclaircissent si l’on pose que cette liberté est un besoin de l’intelligence, et que l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin.

Deuxième partie – Le déracinement

Déracinement ouvrier

Si les ouvriers devenaient pour la plupart à peu près heureux, plusieurs problèmes en apparence essentiels et angoissants seraient non pas résolus, mais abolis. Sans qu’ils aient été résolus, on oublierait qu’ils se sont jamais posés. Le malheur est un bouillon de culture pour faux problèmes. Il suscite des obsessions. Le moyen de les apaiser n’est pas de fournir ce qu’elles réclament, mais de faire disparaître le malheur. Si un homme a soif à cause d’une blessure au ventre, il ne faut pas le faire boire, mais guérir la blessure.

[…]

Rien ne montre mieux la carence essentielle de la classe capitaliste que la négligence des patrons à l’égard de l’apprentissage. Elle est de l’espèce qu’on nomme en Russie négligence criminelle. On ne saurait trop insister là-dessus, trop répandre dans le public cette vérité simple, facile à saisir, incontestable. Les patrons, depuis vingt ou trente ans, ont oublié de songer à la formation de bons professionnels. Le manque d’ouvriers qualifiés a contribué autant que tout autre facteur à la perte du pays. Même en 1934 et 1935, au point le plus aigu de la crise de chômage, quand la production était au point mort, des usines de mécanique et d’aviation cherchaient de bons professionnels et n’en trouvaient pas. Les ouvriers se plaignaient que les essais étaient trop difficiles ; mais c’étaient eux qui n’avaient pas été formés de manière à pouvoir exécuter les essais. Comment, dans ces conditions, aurions-nous pu avoir un armement suffisant ? Mais d’ailleurs, même sans la guerre, le manque de professionnels, en s’aggravant avec les années, devait finir par rendre impossible la vie économique elle-même

Il faut faire savoir une fois pour toutes à tout le pays et aux intéressés eux-mêmes que les patrons se sont montrés en fait incapables de soutenir les responsabilités que le système capitaliste fait peser sur eux. Ils ont une fonction à remplir, mais non celle-là, parce que l’expérience fait voir que celle-là. est trop lourde et trop vaste pour eux.Une fois cela bien entendu, on n’aura plus peur d’eux, et eux de leur côté cesseront de s’opposer aux réformes nécessaires ; ils resteront dans les limites modestes de leur fonction naturelle. C’est leur seule chance de salut ; c’est parce qu’on a peur d’eux qu’on pense si souvent à se débarrasser d’eux

Le déracinement paysan

Au XIVe siècle, les paysans étaient de très loin les plus malheureux. Mais même quand ils sont matériellement plus heureux – et quand c’est le cas, ils ne s’en rendent guère compte, parce que les ouvriers qui viennent passer au village quelques jours de vacances succombent à la tentation des vantardises – ils sont toujours tourmentés par le sentiment que tout se passe dans les villes, et qu’ils sont « out of it ».

Bien entendu, cet état d’esprit est aggravé par l’installation dans les villages de T.S.F., de cinémas, et par la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger.

[…]

Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées qui se rapportent au pressentiment de cette vocation, et qui sont éparses chez Rousseau, George Sand, Tolstoï, Proudhon, Marx, dans les encycliques des papes, et ailleurs, sont les seules pensées originales de notre temps, les seules que nous n’ayons pas empruntées aux Grecs. C’est parce que nous n’avons pas été à la hauteur de cette grande chose qui était en train d’être enfantée en nous que nous nous sommes jetés dans l’abîme des systèmes totalitaires.

Déracinement et nation

Quand on loue les rois de France d’avoir assimilé les pays conquis, la vérité est surtout qu’ils les ont dans une large mesure déracinés. C’est un procédé d’assimilation facile, à la portée de chacun. Des gens à qui on enlève leur culture ou bien restent sans culture ou bien reçoivent des bribes de celle qu’on veut bien leur communiquer. Dans les deux cas, ils ne font pas des taches de couleur différente, ils semblent assimilés. La vraie merveille est d’assimiler des populations qui conservent leur culture vivante, bien que modifiée. C’est une merveille rarement réalisée.

[…]

L’État est une chose froide qui ne peut pas être aimée mais il tue et abolit tout ce qui pourrait l’être ; ainsi on est forcé de l’aimer, parce qu’il n’y a que lui. Tel est le supplice moral de nos contemporains.

C’est peut-être la vraie cause de ce phénomène du chef qui a surgi partout et surprend tant de gens. Actuellement, dans tous les pays, dans toutes les causes, il y a un homme vers qui vont les fidélités à titre personnel. La nécessité d’embrasser le froid métallique de l’État a rendu les gens, par contraste, affamés d’aimer quelque chose qui soit fait de chair et de sang. Ce phénomène n’est pas près de prendre fin, et, si désastreuses qu’en aient été jusqu’ici les conséquences, il peut nous réserver encore des surprises très pénibles ; car l’art, bien connu à Hollywood, de fabriquer des vedettes avec n’importe quel matériel humain permet à n’importe qui de s’offrir à l’adoration des masses.

[…]

Poser la patrie comme un absolu que le mal ne peut souiller est une absurdité éclatante. La patrie est un autre nom de la nation ; et la nation est un ensemble de territoires et de populations assemblés par des événements historiques où le hasard a une grande part, autant que l’intelligence humaine peut en juger, et où se mélangent toujours le bien et le mal. La nation est un fait, et un fait n’est pas un absolu. Elle est un fait parmi d’autres analogues. Il y a plus d’une nation sur la surface de la terre. La nôtre est certes unique. Mais chacune des autres, considérée en elle-même et avec amour, est unique au même degré.

Il était de mode avant 1940 de parler de la « France éternelle ». Ces mots sont une espèce de blasphème. On est obligé d’en dire autant de pages si touchantes écrites par de grands écrivains catholiques français sur la vocation de la France, le salut éternel de la France, et autres thèmes semblables. Richelieu voyait bien plus juste quand il disait que le salut des états ne s’opère qu’ici-bas. La France est une chose temporelle, terrestre. Sauf erreur, il n’a jamais été dit que le Christ soit mort pour sauver des nations. L’idée d’une nation appelée par Dieu en tant que nation n’appartient qu’à l’ancienne loi.

[…]

Il est vrai que les hommes sont capables de diviser leur âme en compartiments, dans chacun desquels une idée a une espèce de vie sans relation avec les autres. Ils n’aiment ni l’effort critique ni l’effort de synthèse, et ne se les imposent pas sans violence.

[…]

Quand il s’agit de soi-même, et même de sa famille, il est plus ou moins admis qu’il ne faut pas trop se vanter soi-même, qu’il faut se défier de ses jugements lorsqu’on est à la fois juge et partie, qu’il faut se demander si les autres n’ont pas au moins partiellement raison contre soi-même, qu’il ne faut pas trop se mettre en avant, qu’il ne faut pas penser uniquement à soi-même ; bref qu’il faut mettre des bornes à l’égoïsme et à l’orgueil. Mais en matière d’égoïsme national, d’orgueil national, non seulement il y a une licence illimitée, mais le plus haut degré possible est imposé par quelque chose qui ressemble à une obligation. Les égards envers autrui, l’aveu des torts propres, la modestie, la limitation volontaire des désirs, deviennent dans ce domaine des crimes, des sacrilèges. Parmi plusieurs paroles sublimes que le Livre des Morts égyptien met dans la bouche du juste après la mort, la plus touchante peut-être est celle-ci : « Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. » Mais sur le plan international, chacun regarde comme un devoir sacré de se rendre sourd à des paroles justes et vraies, si elles sont contraires à l’intérêt de la France. Ou bien admet-on que des paroles contraires à l’intérêt de la France ne peuvent jamais être justes et vraies ? Cela reviendrait exactement au même.

[…]

La vocation universelle de la France ne peut pas, à moins de mensonge, être évoquée avec une fierté sans mélange. Si l’on ment, on la trahit dans les mots mêmes par lesquels on l’évoque ; si l’on se souvient de la vérité, la honte doit toujours se mêler à la fierté, car il y a eu quelque chose de gênant dans tous les exemples historiques qu’on peut en fournir. Au XIIIe siècle, la France a été un foyer pour toute la chrétienté. Mais c’est au début même de ce siècle qu’elle avait détruit pour toujours, au sud de la Loire, une civilisation naissante qui brillait déjà d’un grand éclat ; et c’est au cours de cette opération militaire, en liaison avec elle, qu’a été établie pour la première fois l’Inquisition. C’est là une souillure qui compte. Le XIIIe siècle est celui où le gothique s’est substitué au roman, la musique polyphonique au chant grégorien, et, en théologie, les constructions tirées d’Aristote à l’inspiration platonicienne ; dès lors on peut douter que l’influence française en ce siècle ait correspondu à un progrès. Au XVIIe siècle, la France a de nouveau rayonné sur l’Europe. Mais le prestige militaire lié à ce rayonnement a été obtenu par des méthodes inavouables, du moins si l’on aime la justice ; au reste, autant la conception classique française a produit des œuvres merveilleuses en langue française, autant elle a exercé une influence destructrice à l’étranger. En 1789, la France est devenue l’espoir des peuples. Mais trois années plus tard elle est partie en guerre, et dès les premières victoires elle a substitué aux expéditions de délivrance des expéditions de conquête. Sans l’Angleterre, la Russie et l’Espagne, elle aurait imposé à l’Europe une unité peut-être à peine moins étouffante que celle qui est aujourd’hui promise par l’Allemagne. Dans la deuxième partie du siècle dernier, quand on s’est aperçu que l’Europe n’est pas le monde, et qu’il y a plusieurs continents sur cette planète, la France a été reprise d’aspirations à un rôle universel. Mais elle n’a abouti qu’à fabriquer un Empire colonial imité de celui des Anglais, et dans le cœur d’un certain nombre d’hommes de couleur, son nom est maintenant lié à des sentiments auxquels il est intolérable de penser.

[…]

Ainsi, bien que la patrie soit un fait et comme telle soumise à des conditions extérieures, à des hasards, l’obligation de la secourir en cas de danger mortel n’en est pas moins inconditionnée. Mais il est évident qu’en fait la population sera d’autant plus ardente que la réalité de la patrie lui aura été rendue plus sensible.

La notion de patrie ainsi définie est incompatible avec la conception actuelle de l’histoire du pays, avec la conception actuelle de la grandeur nationale, et par-dessus tout avec la manière dont on parle actuellement de l’Empire.

[…]

Toute autre nation avait à la rigueur le droit de se tailler un Empire, mais non pas la France ; pour la même raison qui a fait de la souveraineté temporelle du pape un scandale aux yeux de la chrétienté. Quand on assume, comme a fait la France en 1789, la fonction de penser pour l’univers, de définir pour lui la justice, on ne devient pas propriétaire de chair humaine.

Un prêtre ne devient pas patron d’une maison close dans la pensée qu’un marlou traiterait ces femmes plus mal. La France n’avait pas à manquer au respect d’elle-même par compassion.

Troisième partie – L’enracinement

De nos jours, on a étudié et pénétré le problème de la propagande. Hitler notamment a apporté sur ce point une contribution durable au patrimoine de la pensée humaine. Mais c’est un problème tout autre. La propagande ne vise pas à susciter une inspiration ; elle ferme, elle condamne tous les orifices par où une inspiration pourrait passer ; elle gonfle l’âme tout entière avec du fanatisme. Ses procédés ne peuvent convenir pour l’objet contraire. Il ne s’agit pas non plus d’adopter des procédés opposés ; la relation de causalité n’est pas si simple.

[…]

Vouloir conduire des créatures humaines – autrui ou soi-même – vers le bien en indiquant seulement la direction, sans avoir veillé à assurer la présence des mobiles correspondants, c’est comme si l’on voulait, en appuyant sur l’accélérateur, faire avancer une auto vide d’essence.

[…]

Il arrive qu’une pensée, parfois intérieurement formulée, parfois non formulée, travaille sourdement l’âme et pourtant n’agit sur elle que faiblement.

Si l’on entend formuler cette pensée hors de soi-même, par autrui et par quelqu’un aux paroles de qui on attache de l’attention, elle en reçoit une force centuplée et peut parfois produire une transformation intérieure.

[…]

L’action a une seconde vertu dans le domaine des mobiles. Elle ne confère pas seulement la réalité à des mobiles qui, auparavant, existaient dans un état semi-fantomatique. Elle fait aussi surgir dans l’âme des mobiles et des sentiments qui auparavant n’existaient pas du tout.

[…]

La foi est plus réaliste que la politique réaliste. Qui n’en a pas la certitude n’a pas la foi.

[…]

La méthode d’action politique esquissée ici dépasse les possibilités de l’intelligence humaine, du moins autant que ces possibilités sont connues. Mais c’est là précisément ce qui en fait le prix. Il ne faut pas se demander si l’on est ou non capable de l’appliquer. La réponse serait toujours non. Il faut la concevoir d’une manière parfaitement claire ; la contempler longtemps et souvent ; l’enfoncer pour toujours au lieu de l’âme où les pensées prennent leurs racines ; et qu’elle soit présente à toutes les décisions. Il y a peut-être alors une probabilité pour que les décisions, bien qu’imparfaites, soient bonnes.

[…]

D’une manière générale, les erreurs les plus graves, celles qui faussent toute la pensée, qui perdent l’âme, qui la mettent hors du vrai et du bien, sont indiscernables. Car elles ont pour cause le fait que certaines choses échappent à l’attention. Si elles échappent à l’attention, comment y ferait-on attention, quelque effort que l’on fasse ? C’est pourquoi, par essence, la vérité est un bien surnaturel.

[…]

On sait par une des biographies d’Hitler qu’un des livres qui ont exercé la plus profonde influence sur sa jeunesse était un ouvrage de dixième ordre sur Sylla. Qu’importe que l’ouvrage ait été de dixième ordre ? Il reflétait l’attitude de ceux qu’on nomme l’élite.

[…]

Qu’on imagine cet adolescent misérable, déraciné, errant dans les rues de Vienne, affamé de grandeur. Il était bien de sa part d’être affamé de grandeur. à qui la faute s’il n’a pas discerné d’autre mode de grandeur que le crime ? Depuis que le peuple sait lire et n’a plus de traditions orales, ce sont les gens capables de manier une plume qui fournissent au public des conceptions de la grandeur et des exemples susceptibles de les illustrer.

[…]

On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l’a : c’est d’être dans l’histoire.

[…]

L’idolâtrie est une armure ; elle empêche la douleur d’entrer dans l’âme. Quoi qu’on inflige à Hitler, cela ne l’empêchera pas de se sentir un être grandiose. Surtout cela n’empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser qu’Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas, malheur à ses contemporains.

[…]

Sauf erreur, parmi tous les faits relatifs à des Romains qu’on trouve dans l’histoire ancienne, il n’y a qu’un exemple de bien parfaitement pur. Sous le triumvirat, pendant les proscriptions, les personnages consulaires, les consuls, les préteurs dont les noms étaient sur la liste embrassaient les genoux de leurs propres esclaves et imploraient leur secours en les nommant leurs maîtres et leurs sauveurs ; car la fierté romaine ne résistait pas au malheur. Les esclaves, avec raison, les repoussaient. Il y eut très peu d’exceptions. Mais un Romain, sans avoir eu à s’abaisser, fut caché par ses esclaves dans sa propre maison. Des soldats, qui l’avaient vu entrer, mirent les esclaves à la torture pour les forcer à livrer leur maître. Les esclaves souffrirent tout sans plier. Mais le maître, de sa cachette, voyait la torture. Il ne put en supporter le spectacle, vint se livrer aux soldats et fut immédiatement tué.

[…]

L’histoire est un tissu de bassesses et de cruautés où quelques gouttes de pureté brillent de loin en loin. S’il en est ainsi, c’est d’abord qu’il y a peu de pureté parmi les hommes ; puis que la plus grande partie de ce peu est et demeure cachée.

[…]

Il est absolument faux qu’un mécanisme providentiel transmette à la mémoire de la postérité ce qu’une époque possède de meilleur. Par la nature des choses, c’est la fausse grandeur qui est transmise. Il y a bien un mécanisme providentiel, mais il opère seulement de manière à mêler un peu de grandeur authentique à beaucoup de fausse grandeur ; à nous de les discerner. Sans lui nous serions perdus.

[…]

L’église du XIIIe siècle avait le Christ ; mais elle avait l’Inquisition. La science du XXe siècle n’a pas d’Inquisition ; mais elle n’a pas non plus le Christ, ni rien d’équivalent.

La charge assumée aujourd’hui par les savants et par tous ceux qui écrivent autour de la science est d’un poids tel qu’eux aussi, comme les historiens et même davantage, sont peut-être plus coupables des crimes d’Hitler qu’Hitler lui-même.

C’est ce qui apparaît dans un passage de Mein Kampf : « L’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature… Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et les soleils suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales. »

Ces lignes expriment d’une manière irréprochable la seule conclusion qu’on puisse raisonnablement tirer de la conception du monde enfermée dans notre science. La vie entière d’Hitler n’est que la mise en œuvre de cette conclusion.

[…]

Dans la catastrophe de notre temps, les bourreaux et les victimes sont, les uns et les autres, avant tout les porteurs involontaires d’un témoignage sur l’atroce misère au fond de laquelle nous gisons.

[…]

Au cours des derniers siècles, on a confusément senti la contradiction entre la science et l’humanisme, quoiqu’on n’ait jamais eu le courage intellectuel de la regarder en face. Sans l’avoir d’abord exposée aux regards, on a tenté de la résoudre. Cette improbité d’intelligence est toujours punie d’erreur.

L’utilitarisme a été le fruit d’une de ces tentatives. C’est la supposition d’un merveilleux petit mécanisme au moyen duquel la force, en entrant dans la sphère des relations humaines, devient productrice automatique de justice.

Le libéralisme économique des bourgeois du XIXe siècle repose entièrement sur la croyance en un tel mécanisme. La seule restriction était que, pour avoir la propriété d’être productrice automatique de justice, la force doit avoir la forme de l’argent, à l’exclusion de tout usage soit des armes soit du pouvoir politique.

[…]

Mais, comme dans certains contes, cette science réveillée après presque deux millénaires de léthargie n’était plus la même. On l’avait changée. C’en était une autre, absolument incompatible avec tout esprit religieux.

C’est pour cela qu’aujourd’hui la religion est une chose du dimanche matin. Le reste de la semaine est dominé par l’esprit de la science.

Les incroyants, qui y soumettent toute leur semaine, ont un sentiment triomphant d’unité intérieure. Mais ils ont tort, car leur morale n’est pas moins en contradiction avec la science que la religion des autres. Hitler l’a clairement vu. Il le fait voir d’ailleurs à beaucoup de gens, partout où est sensible la présence ou la menace des S.S., et même plus loin. Aujourd’hui il n’y a guère que l’adhésion sans réserves à un système totalitaire brun, rouge ou autre, qui puisse donner, pour ainsi dire, une illusion solide d’unité intérieure. C’est pourquoi elle constitue une tentation si forte pour tant d’âmes en désarroi.

[…]

Ils sentent plus ou moins confusément eux-mêmes qu’ils sont attachés à la religion par un besoin. Or le besoin n’est pas un lien légitime de l’homme à Dieu. Comme dit Platon, il y a une grande distance entre la nature de la nécessité et celle du bien.

[…]

Dans ce monde-ci la vie, l’élan vital cher à Bergson, n’est que du mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu’on a besoin de croire pour vivre ; cette servitude a été érigée en doctrine sous le nom de pragmatisme ; et la philosophie de Bergson est une forme du pragmatisme.

[…]

Nous souffrons réellement de la maladie d’idolâtrie ; elle est si profonde qu’elle ôte aux chrétiens la faculté du témoignage pour la vérité. Aucun dialogue de sourds ne peut approcher en force comique le débat de l’esprit moderne et de l’église. Les incroyants choisissent pour en faire des arguments contre la foi chrétienne, au nom de l’esprit scientifique, des vérités qui constituent indirectement ou même directement des preuves manifestes de la foi. Les chrétiens ne s’en aperçoivent jamais, et ils s’efforcent faiblement, avec une mauvaise conscience, avec un manque affligeant de probité intellectuelle, de nier ces vérités. Leur aveuglement est le châtiment du crime d’idolâtrie.

[…]

Ni la notion d’obligation ni celle de droit ne sauraient convenir à Dieu, mais celle de droit infiniment moins. Car la notion de droit est infiniment plus éloignée du bien pur. Elle est mélangée de bien et de mal ; car la possession d’un droit implique la possibilité d’en faire soit un bon, soit un mauvais usage. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est toujours, inconditionnellement, un bien à tous égards.

[…]

Toutes les tentatives pour déceler dans la structure de l’univers les marques de la bienveillance du propriétaire sont sans aucune exception du même niveau que la phrase de Bernardin de Saint-Pierre sur les melons et les repas en famille. Il y a dans ces tentatives la même absurdité centrale que dans les considérations historiques sur les effets de l’Incarnation. Le bien qu’il est donné à l’homme d’observer dans l’univers est fini, limité. Essayer d’y trouver une marque de l’action divine, c’est faire de Dieu lui-même un bien fini, limité. C’est un blasphème.

[…]

Toute interprétation providentielle de l’histoire est par nécessité située exactement à ce niveau. C’est le cas pour la conception historique de Bossuet. Elle est à la fois atroce et stupide, également révoltante pour l’intelligence et pour le cœur. Il faut être bien sensible à la sonorité des mots pour regarder ce prélat courtisan comme un grand esprit.

[…]

Bien entendu, quand les Romains crurent devoir déshonorer le stoïcisme en l’adoptant, ils remplacèrent l’amour par une insensibilité à base d’orgueil. De là le préjugé, commun encore aujourd’hui, d’une opposition entre le stoïcisme et le christianisme, alors que ce sont deux pensées jumelles. Les noms mêmes des personnes de la Trinité, Logos, Pneuma, sont empruntés au vocabulaire stoïcien. La connaissance de certaines théories stoïciennes jette une vive lumière sur plusieurs passages énigmatiques du Nouveau Testament. Il y avait échange entre les deux pensées à cause de leurs affinités. Au centre de l’une et de l’autre se trouvent l’humilité, l’obéissance et l’amour.