Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Baltasar Gracian, L’homme de cour

Oraculo Manual y Arte de Prudencia. Traduction Amelot de la Houssaie 1684 (éd. 1972 Champ Libre)

XLIII — Parler comme le vulgaire, mais penser comme les sages

Vouloir aller contre le courant, c’est une chose où il est aussi impossible de réussir qu’il est aisé de s’exposer au danger ; il n’y a qu’un Socrate qui le pût entreprendre. La contradiction passe pour une offense, parce que c’est condamner le jugement d’autrui. Les mécontents se multiplient, tantôt à cause de la chose que l’on censure, tantôt à cause des partisans qu’elle avait. La vérité est connue de très peu de gens, les fausses opinions sont reçues de tout le reste du monde. Il ne faut pas juger d’un sage par les choses qu’il dit, attendu qu’alors il ne parle que par emprunt, c’est-à-dire par la voix commune, quoique son sentiment démente cette voix. Le sage évite autant d’être contredit que de contredire. Plus son jugement le porte à la censure, et plus il se garde de la publier. L’opinion est libre, elle ne peut ni ne doit être violentée. Le sage se retire dans le sanctuaire de son silence ; et, s’il se communique quelquefois, ce n’est qu’à peu de gens, et toujours à d’autres sages.