Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Olga Tokarczuk, Maison de jour, maison de nuit

Éd. Noir sur Blanc, trad. Maryla Laurent

La canicule

Les jours de canicule, Marta restait assise durant tout l’après-midi au soleil, devant chez elle, à observer notre maison depuis son banc. Elle portait toujours le même gilet sous lequel sa peau devait chauffer et transpirer. Au col, la moto d’un garde-frontière était couchée au pied d’un arbrisseau de sureau noir. À côté d’elle, le garde, avec des jumelles à la place des yeux, nous surveillait, ainsi que Marta. Plus haut encore, dans le ciel immobile et sans un nuage, planait un épervier que nous appelions Saint-Esprit parce qu’il se déplaçait comme devrait faire l’Esprit saint, sans effort, omniscient. Il ne quittait pas des yeux le garde qui regardait Marta qui, elle, nous observait. Durant tout le mois caniculaire, Marta voyait la même chose.

Les poules, les coqs

Je soupçonnais Marta d’avoir du mal à dormir. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle ne parlait jamais de ses rêves. Elle disait que son sommeil se bornait à une sieste de deux heures le soir, exactement comme si son corps n’éprouvait pas la fatigue et ne faisait que réagir, par habitude, à l’obscurité. Après cela, Marta se réveillait complètement reposée, elle allumait la lampe de la cuisine ou au moins une bougie et regardait la lumière. Parfois, quand la nuit était claire, Marta restait assise dans le noir à suivre la lune par la fenêtre de sa cuisine. La lune qui, me dit-elle, ne lui paraissait jamais être la même. Toujours différente, elle se levait chaque fois ailleurs, faisait le tour du sommet des pins par d’autres itinéraires. Durant ces nuits claires, Marta aimait aller sur la route, la suivre, dépasser la chapelle, aller jusqu’au col et atteindre le moulin des Olbricht dont ne restaient que des pierres et le puits. De là, on pouvait voir les montagnes argentées et les vallées lointaines avec les lumières des maisons. Au-dessus de Nowa Ruda et du lointain Klodzko, un faisceau jaune planait dans l’air. On le voyait tout particulièrement quand le ciel était chargé de nuages de pluie. Les villes brillaient comme si elles appelaient au secours.

Toutefois, la chose la plus surprenante que voyait Marta, c’était le rêve de milliers de gens qui dormaient plongés dans une mort à l’essai, étendus les uns à côté des autres dans les villes, les villages, aux postes frontières, dans les refuges de montagne, les hôpitaux et les orphelinats, à Klodkzko et Nowa Ruda, et plus loin encore, dans l’espace que l’on ne voit pas et dont on ne sent même pas l’existence. Baignés dans leur propre odeur, allongés sur leur lit ou celui d’un autre, le lit d’un hôtel ouvrier, la couchette escamotable d’un studio en désordre, derrière la cloison entre l’espace de nuit et l’espace de jour. Dans chaque maison, leurs corps inertes, leurs bras étendus ou collés au corps, les paupières légèrement frémissantes sous lesquelles l’œil se déplace, nerveux, dans un sens et l’autre, la musique des respirations, les ronflements, les paroles étranges lancées soudain devant soi, la danse inconsciente des pieds, les mouvements du corps qui, dans son itinérance endormie, suit l’édredon. Leur peau transpire, leurs pensées s’emmêlent. Rien ne vient les définir, rien ne peut leur donner l’assurance qu’ils existent, tout simplement. Leurs regards s’attachent à des scènes qui sont précisément le rêve : les dormeurs ont des images, mais ils sont privés d’eux-même. Des millions de personnes qui dorment à chaque instant du temps. La moitié de l’humanité embourbée dans le sommeil tandis que l’autre moitié veille. Quand les uns se réveillent, les autres doivent se coucher et ainsi garder le monde en équilibre. Une nuit d’insomnie générale et les pensées humaines s’étioleraient, les lettres se mélangeraient dans tous les journaux du monde, les phrases prononcées n’auraient plus aucun sens et les hommes voudraient se les faire ravaler avec le poing. Marta savait qu’aucun moment sur terre ne peut être clair, tendu et musical, sans que, de l’autre côté de la planète, il soit contrebalancé par un moment sombre, labile, sourd et emmêlé.

La vision de Kümmernis notée dans les Hilaria

Je compris alors de tout mon cœur que je voyais les derniers instants du temps, et qu’il m’était donné d’assister à la fin.

Je devinais également que notre Jugement serait un éveil parce que nous n’avions fait que rêver toute notre vie, pensant que nous vivions. Nous avions pourtant déjà vraiment vécu une fois, puis nous étions morts. Nous étions des défunts. Nos vies-rêves, que nous considérions comme vraies, n’avaient aucune importance pour Dieu, parce que rien de ce qui s’y passait n’était réel. Nous n’allions pas répondre de nos rêves. Seule cette autre existence oubliée était authentique, nous y péchions ou nous y étions vertueux. Nous ne savons donc pas où nous nous réveillerons, dans les flammes des enfers ou bien au sein de la vie éternelle, dans la lumière.

Je dois le répéter encore une fois : notre monde est peuplé de dormeurs qui son morts et rêvent qu’ils vivent. C’est pourquoi il y a de plus en plus de monde sur terre, elle est peuplée de morts endormis. Il en arrive toujours plus tandis que les gens véritables, ceux qui vivent pour la première fois sont peu nombreux. Dans cette confusion, nul ne sait ni ne peut savoir s’il est celui qui rêve sa vie ou celui qui la vit vraiment.

Le voyant

Lew quitta la baignoire, ouvrit la porte du couloir et écouta. Quelqu’un marchait dans la cage d’escalier en faisant traîner bruyamment ses pieds. Une musique mécanique, monotone, arrivait de chez ses voisin d’au-dessus. Il traversa la pièce pour ouvrir la porte du balcon, son corps bouleversé ne remarqua pas le froid. Lew vit la ville, identique à ce qu’elle était la veille, l’heure d’avant. Les vallées étaient éclairées, bruissantes. Il eut néanmoins l’impression que tout était quelque peu différent. En quoi ? Il ne savait pas. Il pressentait de la fausseté dans cette vue familière et sécurisante. Il renifla comme s’il s’attendait à une odeur de brûlé. Après plusieurs minutes qui le laissèrent transi de froid, il comprit que le monde avait pris fin, mais gardait des apparences d’existence. C’était à cela que ressemblait la véritable fin.

Pour des raisons incompréhensibles, les gens n’arrivent pas à s’imaginer les fins, celles non seulement des grandes choses, mais également des plus infimes. Il se peut que toute tentative de représentation épuise la réalité ; il se peut que celle-ci ne veuille pas que les gens l’imaginent dans leur tête, qu’elle désire être libre comme un adolescent révolté, et c’est pourquoi elle est toujours autrement que ce que l’on pouvait imaginer.

Les mots

Pourtant les mots et les choses créent des espaces symbiotiques, comme les champignons et les bouleaux. Les mots poussent sur les choses, ce n’est qu’alors qu’ils atteignent leur maturité sémantique. Ils sont prêts à être prononcés quand ils ont germé dans leur paysage. Dès lors, il devient possible de jouer avec eux comme avec une pomme mûre, de les sentir, de les goûter, de lécher leur surface ou de les faire éclater en deux d’un coup sec pour examiner leur intérieur pudique et juteux. Des mots pareils ne meurent jamais parce qu’ils savent impliquer leurs autres significations, grandir en direction du monde. Sauf si c’est la langue elle-même qui s’éteint.

Avec les gens, il en est sans doute de même, parce qu’ils ne peuvent pas vivre hors d’un lieu. Les êtres humains sont donc des mots. Ce n’est qu’alors qu’ils deviennent réels.

Peut-être était-ce à cela que songeait Marta quand elle a dit cette phrase qui m’a bouleversée : « Si tu trouves ta place, tu seras immortelle. »

Ma nounou

D’abord, je me perdrai en tout cela, je serai effrayée. Je rechercherai désespérément une permanence. Finalement, je déciderai que, si la stabilité existe, elle se trouve loin de moi, tandis que moi, je suis ce ruisseau, cette rivière de Nowa Ruda qui change régulièrement de couleur, et la seule chose que je peux dire de moi, c’est que j’adviens à moi-même, que je coule à travers un passage dans l’espace et le temps, que je suis la somme des propriétés de cet endroit et de ce temps, rien de plus.

Le seul bénéfice qui en découle, c’est que les mondes observés de divers points de vue sont des mondes différents. Je peux donc vivre dans autant de monde que je suis capable d’en voir.

Les dahlias

Ensuite, je me dis que ce n’était pas tant à la vieillesse ou à l’âge que j’aspirais mais à un certain état, qui n’advient que dans les vieux jours. Ne pas agir ou, s’il le faut vraiment, le faire lentement comme si ce n’était pas les résultats qui importaient, mais le mouvement seul, le rythme seul et la mélodie du mouvement. Glisser doucement, observer l’ondoiement du temps, ne pas se risquer à voguer dessus avec le courant ni s’y lancer à contre-courant. Ignorer le temps comme s’il n’était qu’une publicité naïve pour autre chose que ce dont on a vraiment envie. Ne rien faire. Compter les coups de l’horloge dans la chambre, les martèlements des pattes de pigeon sur le rebord de la fenêtre, les battements du cœur. Puis tout oublier immédiatement. Ni désirer nivouloir. Tout au plus attendre les fêtes, n’existent-elles pas pour ça ? Avaler sa salive et la sentir passer dans la gorge pour gagner des « profondeurs ». Toucher de la pulpe du doigt la peau du dessus de sa main et la sentir devenir lisse comme un glacier. De sa langue extraire d’entre ses dents un bout de salade pour le mastiquer encore une fois comme lors d’un nouveau repas. Se blottir contre ses propres genoux. Se souvenir avec insistance des choses du passé, du début à la fin, jusqu’à ce que d’ennui l’esprit soit gagné par la somnolence.

Réitérations et révélations

Quand l’orage arrivait, les brins d’herbe se faisaient coupants, le foin des meules rêches, les épines des roses et des mûres déchiquetaient les souffles du vent en fins lambeaux. Les pierres rouges à l’orée des champs avaient des arêtes acérées et, au-dessus de l’étang, les poignards des roseaux sifflaient. Le monde s’assombrissait, la clarté se retirait en hâte, puis, avec ses dernières forces, se condensait en éclairs pour frapper l’obscurité en son centre. Les dents des râteaux devenaient menaçantes et celles de la fourche accrochée à la cloison du planche transperçaient l’air. Un couteau tombait de la table.

[…]

La seule chose qui me resterait serait de m’étonner de n’avoir pas vu avant un ordre aussi évident qui, en outre, ne se trouvait pas là où je le croyais, dans les pensées, les concepts, les modèles mathématiques, les probabilités, mais dans les événements en soi. Les configurations des moments, des mouvements et des gestes étaient l’axe du monde. Rien de nouveau n’arrive jamais.