Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges

Ed. Robert Laffont, trad. Christophe Glogowski

Le temps de la Glaneuse (2)

Dans la masure de la Glaneuse, au sommet de la butte, habitaient un serpent, une chouette et un milan. Ces animaux ne s’agressaient jamais. Le serpent résidait dans la cuisine, à proximité du foyer, et c’est là que la Glaneuse posait à son intention une soucoupe de lait. La chouette s’était installée au grenier, dans l’embrasure d’une fenêtre murée. On aurait dit une statuette. Le milan avait son gîte dans la partie la plus haute du comble, mais sa véritable maison était le ciel.

Le temps de Ruth

En automne, les yeux de Ruth devenaient jaunes et aussi perçants que ceux d’un oiseau. Quand elle se mettait en quête de champignons, Ruth se faisait encore plus taciturne que d’habitude. Isidor avait l’impression qu’elle s’enfermait en elle-même. Elle savait à quel endroit le royaume souterrain poussait ses tentacules en surface. Lorsqu’elle découvrait un cèpe, elle s’allongeait sur le sol et l’observait longtemps avant d’autoriser Isidor à le cueillir. Mais ce sont les amanites tue-mouches que Ruth préférait entre tous. Elle connaissait chacune de leurs clairières préférées. C’est dans le bois de bouleaux, de l’autre côté de la grand-route, qu’il y en avait le plus. L’année où la présence divine fut particulièment sensible à Antan, les amanites firent leur apparition dès le début de juillet et remplirent de leurs chapeaux rouges les clairières ceinturées de bouleaux. Ruth sautillait au milieu d’elles, prenant garde de ne pas les écraser. Elle se couchait ensuite par terre et regardait sous leurs jupes.

Le temps du mycélium

Le mycélium croît sous toute l’étendue de la forêt et peut-être même sous toutes les terres d’Antan. Sous la couche d’humus, sous l’herbe et sous les pierres, il tisse un enchevêtrement de filaments, fils et pelotes dont il emmaillote tout. Les filaments du mycélium disposent d’une grande force, ils s’insinuent sous chaque motte de terre, enlacent les racines des arbres, retiennent les rochers dans leur marche. Souterraine dentelle lunaire, cordon ombilical de l’univers, le mycélium est l’alter ego de la moisissure. Il rampe sous les prés, court sous les routes tracées par les hommes, escalade les murs de leurs maisons et parfois, débordant de force, il attaque secrètement leurs corps.

[…]

Profondément sous terre, au centre de Wodenica, pulse l’énorme écheveau blanc qui constitue le cœur du mycélium. C’est de là qu’il se ramifie aux quatre coins du monde. La forêt à cet endroit est obscure et humide. Des ronces luxuriantes emprisonnent les troncs des arbres. La mousse abonde partout. Instinctivement, les gens évitent ce lieu, sans se douter que le cœur d’un royaume secret bat ici sous la terre.

Le temps des tilleuls

Les tilleuls, de même que tous les végétaux, vivent un songe perpétuel. Ce rêve, qui a son commencement dans la semence dont l’arbre est issu, ne grandit pas, ne se développe pas avec l’arbre, ne change pas. Les arbres sont emprisonnés dans l’espace, mais non dans le temps. Éternel dans son principe, c’est précisément leur rêve qui les affranchit de l’emprise du temps. Il n’est pas agité de sentiments comme les rêves des animaux ni peuplé d’images comme les rêves des hommes.

[…]

Lorsqu’un arbre meurt, son rêve dénué de signification et d’impressions est récupéré par un autre arbre. Aussi les arbres ne meurent-ils jamais. Ignorer qu’on existe libère aussi du temps et de la mort.