Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

André SUARÈS, Contre le totalitarisme

Ed. Les Belles Lettres


Grands esprits de France

La Civilisation Française, n. 2, février 1920

[…]

Je suis persuadé que tous les fanatiques mentent : mais ils en ont pris l’habitude ; ils y ont un intérêt, fût-ce d’amour-propre, qui la leur rend assez douce ; et ils finissent par ne plus s’en douter.

La raison, à la grande façon de France, n’est pas le bon sens tout uni et tout simple. La raison est aussi une pensée belle, qui porte en soi l’air de la vérité. Une beauté qui choque le sens du vrai, et qui va contre l’expérience, n’est guère française. Il faut que la beauté la plus rare puisse devenir commune à tous ceux qui sont capables d’y entrer par les voies de l’esprit. Stendhal l’exprime à merveille, et il n’a pas d’autre opinion quand il invoque, sans se lasser, l’heureux petit nombre. L’élite n’entend pas abdiquer son droit d’aînesse, mais il invite un chacun, s’il peut, à partager ses privilèges. Ici, les grands esprits osent voir et osent penser. Rien ne les arrête. Même si la vérité est triste, ils n’ont pas peur de la vérité. Ils ne ménagent ni l’opinion, ni les préjugés, ni les puissances. L’ironie leur sert parfois de morale. C’est pourquoi, entre tous les esprits, ceux de France sont les plus mâles : l’apparente douceur ou le charme de la forme légère ne doivent pas tromper là-dessus. Rien n’est plus viril que Montaigne et Pascal, ou Molière ou Stendhal et Descartes.


La Nouvelle Revue Française

1934, n. 23, mercredi 14 mars 1934.

Rien n’est plus étroit ni plus borné qu’un parti. Sa vertu la plus positive est presque toujours dans la négation du parti contraire. La critique des partisans tend, d’une pente irrésistible, à la calomnie. De là que la haine et l’injure leur sont des forteresses naturelles : au premier danger, ils s’y retranchent ; ils veillent en tout temps à ce qu’elles soient abondamment munies. L’avantage des partisans fait la misère des partis. Ils ne sont plus à la fin qu’un hôpital des opinions éculés, vieilles savates, et une société de secours mutuels : il en est de toutes sortes : la gabegie en est une forme ; la manie des disputes mesquines en est une autre. Il n’y a plus de forêt pour ces gens-là, même plus d’arbres : tout n’est que buissons et feuilles mortes. Ils se réservent tout l’affouage. Et qu’en font-ils ? du feu pour leur poêle et leur cuisine. Ils brûleraient bien tout un bois, pour faire disparaître un faux dans les cendres.

1935, n. 92, mercredi 10 juillet 1935.

Le pire n’est pas toujours certain ; mais le plus pur et le plus beau n’a pas de certitude pour le plus grand nombre. L’unanimité se fait pour détruire, et non pour édifier. Sur les ruines, le succès justifie tout. Telle est la loi des invasions : elles sont justes, si elles triomphent. Elles trouvent toujours des docteurs qui les vantent aux dépens d’Athènes désolée et de Reims en cendres. Qui défend la merveilleuse Corinthe, pleine de chefs-d'œuvre, de filles harmonieuses, de sages souriants, de savants et d’artistes ? Qui donne tort aux brutes qui l’incendient et la ravagent jusqu’à la faire disparaître ? Il y a partout un gorille qui se nomme Caton, pour prêcher la mort de ce que les dieux ne l’ont pas jugé digne de jamais comprendre : et pour ce cerveau velu, la vertu n’est pas dans le culte de la beauté vivante, mais dans la férocité qu’on met à la tuer, surtout si l’on multiplie le meurtre par l’injure.

Le succés fait le bonheur de presque tous les hommes, et leur aveuglement. D’où il suit qu’il les contente et les comble jusqu’à leur être une religion. Il n’y a rien que le succès ne leur fasse admettre, en les aveuglant. Tous envient cette malédiction. Ils n’ont pas si tort, après tout, puisqu’ils en jouissent. Il faut choisir entre la cécité, la déception et la douleur. Une foule innombrable d’aveugles, et très peu de voyants.

Le Jour, 5 novembre 1935.

[…] Il s’agit désormais de savoir qui aura le dessus, de l’effort que le génie de l’Occident a tenté, depuis deux mille ans, pour n’être plus barbare, ou de la barbarie.

Je ne me rends pas à la dialectique de la matière, de Sorel et de Nietzsche : il me suffit de la trouver dans Mein Kampf pour en avoir horreur.

Soignez ce mal pullulant, opérez cette tumeur maligne, ou préparez-vous à en mourir. La force n’est pas le droit ; mais elle le fait. Et le droit n’est rien s’il n’a la force. Les rhéteurs de logique n’en veulent pas plus croire Pascal là-dessus que les rhéteurs de morale. On se moquerait bien s’ils ne devaient perdre qu’eux : ils pourraient toujours aller coucher dans la meilleure auberge de Sirius.


Vues sur l’Europe (2e édition, 1939)

Apocalypse

...

Pourquoi toujours mentir, et toujours le sachant, puisqu’on plie la vérité aux intérêts du parti ? Le même hideux prolétaire fait la loi à Moscou, à Berlin et à Rome. Ils ont la même doctrine : la violence et la toute-puissance de l’État, la haine et la mort de l’individu ; car, pour l’individu, la mort ne fait qu’un avec la servitude.

À Moscou, la Cité communiste ; à Berlin, la Cité raciste ; à Rome, la Cité impérialiste, la bouffonnerie de l’Empire romain. Tous les trois mettent les mêmes moyens au service du même principe. Tous les trois, ils dérivent sur les dissidents toutes les forces et tous les mensonges du despote armé du crime, et de la police. Pour mieux faire, ils s’en prennent d’abord aux citoyens ou aux sujets d’origine juive : ils font des Israélites, ou prétendus tels, les auteurs responsables de leurs propres erreurs et de tous leurs attentats : Israël est le bouc émissaire ; ils aiguillent sur lui la colère, la haine, la misère et la famine qui sont leur œuvre. Ces monstres de mensonges livrent un monstre fictif à la fureur populaire. Jamais on ne vit une plus lâche et plus ignoble flagornerie aux genoux de la Bête. Les pires démagogues ne l’ont jamais été à l’égal de ces tyrans. Il est d’ailleurs constant que le despote n’est souverain que dans les ordres de la démagogie : il naît d’elle ; il ne vit que par elle ; et c’est elle, à la fin, qui le paie de tous ses crimes par l’assassinat. Les despotes sont condamnés à mort dès l’origine et justement. La croix fiché au sommet de leur couronne est le couteau : croix gammée, croix des faisceaux, ou étoile rouge, toujours l’emblème de la Bête, dans l’Apocalypse.

J’ose dire que la lâcheté universelle devant le crime des antisémites a ouvert la voie à tous les autres : toutes les violences et tous les abus devaient s’en suivre. On a laissé faire à ces trois monstres ce qu’on n’avait plus permis aux sultans contre les Arméniens, aux Bédouins contre les chrétiens du Liban, aux potentats hindous contre les intouchables et les veuves, aux Arabes contre les Noirs de l’Afrique. Le torrent de l’injustice ne divise pas ses eaux et il ne distingue pas entre les rives : depuis lors, il roule partout : trois chefs d’État sont des assassins, qui se font bourreaux d’hommes et de peuples. L’Italie n’ayant rien à égorger chez soi a passé la mer pour se livrer au massacre des vaincus en Éthiopie et en Tripolitaine.

Le même mensonge a conduit les trois monstres prolétaires en Espagne. Pour le Russe, il s’est agi de semer la révolution sanglante en Occident. Pour l’Italien et l’Allemand, de s’ouvrir une autre route à l’invasion et au démembrement de la France. Même dessein et même méthode. Ils ne défendent rien ; ils n’ont ni plan ni propos idéal : leur seule raison est le vol, l’assassinat et toutes les sortes de rapine. La guerre est le seul moyen, comme dans la forêt de l’instinct, depuis cent mille siècles. Car, telle est la loi de la Bête : un homme isolé qui vole et tue est un assassin ; mais un monstre de laideur et de bêtise, d’orgueil stupide et de brutalité, s’il consomme la mort de dix millions d’êtres vivants, et la ruine de vingt siècles dans les pays les plus policés du monde, cette brute fatale se donne pour un héros, il croit l’être ; reniflant l’odeur de sa peste il se dit un grand homme. Dors-tu, Jupiter ? et à quoi te sert ta foudre ?

Tant qu’ils se croiront une race sans égale et même sans seconde ; un peuple né pour régner de droit divin, sans frein et sans loi que leur seul intérêt, sur les autres mortels nés uniquement pour être leurs esclaves ; tant qu’ils s’estimeront seuls des hommes, ils seront en dehors de l’humanité, et il sera nécessaire de les mettre au ban du genre humain. Tant que leur abject orgueil leur donnera le droit, en conscience, de faire tout ce qu’ils défendent aux autres, et d’interdire aux autres tout ce qu’ils se permettent, ils ne seront pas des hommes ; et plus ils se croiront au-dessus, plus ils seront au-dessous.


Chroniques de Caërdal

La Nouvelle Revue Française, n°313, 1er octobre 1939.

Je trouve plaisant qu’après m’avoir imposé la vie, on veuille encore m’imposer une origine et une seule. Qui n’en a pas mille et mille fois mille ?

Je suis ce que je veux être. Je suis ce que je fais et veux faire, au péril de ma vie. Voilà mon être et non ce que vous voulez que je sois.

...

24 août. — TODESOBERST. Toujours et partout, les bottes, le cuir qui sent la graisse, l’homme qui sent le suint et le suif ; aux quatre horizons, la foule en bottes qui hurle ; le bruit infernal, nuit et jour, des bottes sur le pavé ; les enfants en bottes qui dénoncent leur père et le font mettre en prison à coup de bottes ; la tumeur du front, la hideuse casquette qui a trouvé le moyen d’être plus haute que le casque à pointe ; le brassard où les potences enlacées tournent à rebours, parodie de la croix, emblème de l’impudence et de la déraison, défi au mouvement de la terre ; partout, les têtes de mort, les tibias entrecroisés, tout ce qui porte le signe de la tuerie, de la cruauté, du charnier, de la pourriture anonyme, c’est ce qu’ils appellent une nation jeune, qui exige la vie et ne l’obtient à son gré qu’en donnant la mort aux autres ; l’oripeau de la force macabre, en tout, partout et toujours, l’outrage, le cimetière et les supplices : telle est, selon eux, la forme héroïque de la vie. On a envie de rire, en silence, avec dégoût ; mais l’horreur est la plus forte : l’enfer est là, avec sa face d’universel mensonge. Et cette revendication perpétuelle de la vie est bien leur plus grand mensonge, à eux qui mentent partout, toujours et en tout. Heil Lugner.

La Nouvelle Revue Française, n°315, 1er décembre 1939.

17 octobre...

Et quand le malheur des temps et la fureur de la brute font sonner l’heure de l’angoisse, Paris nous semble si beau que nous ne pouvons plus le voir que les larmes ne nous montent aux yeux. Que tant de beauté, tant de génie, tant d’efforts à la grandeur, à la justice et à la raison soient menacés, chacun de nous en est ému au fon de l’àme comme il verrait dans un danger mortel l’être le plus chéri. Nous savons bien que le barbare envie Paris, qu’il médite rapacement de le voler, de lui ravir tant de trésors incomparables, et qu’à défaut de les posséder, il rêve sans doute de les détruire. La Belle et la Bête sont en présence sous nos yeux. Le seul soupçon nous déchire que la Bête immonde pût saisir la Belle, lui faire violence ou la souiller. Mais nous savons que le Prince Sauveur n’est pas loin ; il est là, il entre ; il tient de Dieu même l’éclair, la plus éternelle des épées, qui est quoi ? L’esprit.

La Nouvelle Revue Française, n°315, 1er janvier 1940.

22 octobre...

Quand on ne croit à rien du tout, on essaie de croire à quelque chose et même à n’importe quoi. De là toutes les singeries, les superstitions, le marc de cafés, les cartes, les cultes secrets ; et plus ils sont mystérieux, ou malsains ou absurde, plus ils ont de prise sur ces âmes inquiètes, éperdues de flotter au sein du vide. Ainsi, à force de nier on affirme, et précisément ce que l’on nie. Toutes sortes de chapelles souterraines font la monnaie de l’église détruite ; et l’on va de crypte en crypte pour oublier la cathédrale d’où l’on est sorti.