Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Louis-René Des Forets, ostinato

Ed. Gallimard, collection L’Imaginaire

[p. 71]

Sa marche forcée consiste à l’éloigner de tout terme et à lui interdire d’aller nulle part. Que l’échéance demeure incertaine est peut-être justement ce qui l’encourage à persévérer. Bien plus : peut-être ne vise-t-il qu’à s’égarer toujours davantage, et qui sait si cette indifférence au but n’est pas la meilleure garantie pour le cas où les forces viendraient à lui manquer ? Peut-être, mais peut-être également s’est-il aventuré déjà trop loin. Tant de pas à faire, et si lents, avant de tomber le nez dans la poussière.

[p. 88]

Cérémonies sabbatiques rituellement célébrées aux sombres musiques des cuivres, faux bergers affamés de puissance qui fanfaronnent et pérorent, tout un peuple soumis en extase à leurs pieds dans l’odeur fauve de la haine, nations démembrées par les pas du vainqueur, clouées toutes vives sur la croix tortueuse, exodes dans le cauchemar de l’été, bourreaux besogneux qui redoutent la clarté du jour, renégats dont la langue s’embrouille à mentir, géhennes dans les plaines glaciales où des millions de figures décharnées par la faim et l’effroi, perdues comme en enfer, lèvent au ciel endurci un regard exténué, guerriers en guenilles butant contre la neige rouge, capitaines arrogants voués à une fin infamante, et ce bon papa roublard statufié comme une dieu qu’on embaumera dans les pleurs pour lui cracher ensuite au front sans refuser jamais franchement son héritage ni renoncer à sa casuistique vicieuse.

Monde meurtrier qui mêlant le sang à l’encre travaille dans le mensonge, si peu innocent qu’il se dénonce lui-même en dénombrant ses morts dont la trace pour beaucoup s’est perdue quelque part en des terres incultes et sans douceur où furent brisés par balle devant la fosse ou réduits en fumé noire tant de cris bouleversants. Terres aux sépultures absentes, terres qu’on a maquillées pour effacer les endroits du crime, terres maudites qu’aucun survivant ne désignera au sanglant cadastre de l’histoire.

[p. 106]

Souffrant des ses propres limites, perdu dans sa contemplation, l’esprit projette son rêve d’infini sur toutes choses dont la durée excède, en-deçà et au-delà, le temps historique, lequel n’a par rapport à celui de la vie individuelle qu’une durée relative, oubliant ou voulant oublier que ces forces élémentaires comme indifférentes aux destinés du monde et dont la permanence le rassure sont vouées aussi à disparaitre un jour — un jour qui, sans témoin sur terre pour le vivre, n’aura de nom ni de signification nulle part, le tout dernier d’une suite de jours dont l’extinction du langage consécutive à celle de l’espèce humaine a rompu la trame, soit un formidable désastre qui, survenant en pleines ténèbres, passera plus inaperçu que la mort d’une mouche.

[p. 115]

Se forcer à ne voir du monde que la beauté est une imposture où tombent jusqu’aux plus clairvoyants, et à qui la faute sinon au monde lui-même dont ce siècle finissant aura révélé par une somme inouïe de forfaits qu’à moins de fermer les yeux on ne peut désormais le souffrir qu’aux dépens de la rectitude du jugement ni le regarder de face qu’en limitant à l’extrême son angle de vision. C’est qu’au vu ou au su de tant d’atrocités commises et qui se perpétuent de toute parts comme les stigmates d’un mal absolu, le simple fait de vivre doue chacun d’une faculté d’assimilation presque inépuisable, laquelle a valeur de foi et pas forcément de mauvaise foi pour peu qu’on garde bien présents à l’esprit que tout sur cette terre de tout temps s’est édifié sur des ruines, que louer la beauté de ses formes naturelles ne saurait effacer la noirceur de ses crimes ni servir de témoignage à sa décharge.

[p. 122]

Il donne le nom de vérité à ce qui est hors d’atteinte, comme aux temps antiques on divinisait les astres par ignorance de leur nature.

[p. 129]

Pour en avoir assez d’être incarcéré dans sa tête à s’y entendre tenir sans relâche le même langage, il rêve certaines nuits qu’il en parle un tout autre, mais un langage aussi incommunicable qu’impropre à la mémorisation, l’espace où il évolue librement en son sommeil n’étant lui-même que l’expression onirique d’un désir d’affranchissement. Au réveil, il se retrouve captif, enchaîné à ce sempiternel discours qui l’excède, dont seul le délivrerait le mutisme de l’esprit s’il n’était une utopie, comme l’apprennent à leurs dépens les communautés de tous ordres parties s’ensevelir en un lieu de retraite fermé au vacarme du monde : celui des pensées est plus infernal encore. Sans doute, ces anachorètes qui s’étaient formellement engagés par un vœu perpétuel à faire de la surdité et de l’aphasie leur règle de vie y voient-ils la main du démon, mais pour l’écarter rien ne leur sert de s’abîmer en prières, devraient-ils par elles se sentir raffermis dans leur foi. Pas plus que de se rendre invisible, il n’est en le pouvoir d’aucun être humain de mettre fin au bruyant tumulte du flot mental, sauf à en ralentir le débit par le divertissement ou le rituel d’une activité absorbante jusqu’à l’heure oû viendra la mort d’un coup de foudre l’assécher.

[p. 136]

C’est aussi que la recherche scrupuleuse de la vérité, l’absurde prétention à tout dire sont des instances auxquelles se soumettre reviendrait à s’enfermer dans les limites d’un dessein et manquer du même coup par souci de probité ce que les seules forces du hasard sans cesse remises en jeu à la faveur du langage et conditionnées par lui désignent au point le plus reculé comme le centre actif, la substance souterraine dont l’être se nourrit, quelle que soit la perte d’intensité qu’entraîne une représentation approximative qui, liée à la durée changeante d’une vie, doit varier ses reprises et s’en remettre pour chacune d’elles aux occasions de la chance, hors de toute sujétion à un ordre préétabli ou de conformité respectueuse à la réalité des faits derrière laquelle se dissimule comme la braise sous la cendre ce que les mots ont pour mission de ranimer.

[p. 145]

De ce chaos désolé tout cependant l’engagerait à se détourner, si ce n’était ruiner le mouvement qui l’y a conduit, signer son échec avant même d’avoir échoué. Il lui faut donc aller son chemin jusqu’aux bornes extrêmes de l’endurance, dût-il se déchirer cruellement aux épines, traverser en suffoquant tous les feux de l’enfer pour ne déclarer forfait qu’à la veille d’en toucher le terme qui sera le moment de mourir comme chacun sans avoir établi sa preuve.

[p. 154]

Quiconque refuse le fait accompli entre en hostilité avec lui-même et, livré sans rémission à tous les raffinements de la conscience et de son malheur, ne retrouvera jamais le repos, à moins de tabler par un lâche calcul sur les effets thérapeutiques du temps pour empêcher qu’elle le commande et le détruise, mais même si le besoin de souffler un peu devait un jour y conduire, comment vouloir d’un tel repos qui aurait le sens d’une trahison ?

Mieux vaut ne pas guérir si c’est pour rentrer sagement dans la vie et ses devoirs où, toute vision disparue, il n’y aurait d’autre lien entre eux que la distance infranchissable qui les sépare, d’autres recours contre les larmes qu’une volonté de désaffection, un sombre renoncement, la soumission aux réalités contraignantes dont l’esprit profondément atteint s’était détourné, opposant au monde étroit de la raison sa douleur infinie.