W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne
Ed. Actes Sud, trad. B. Kreiss
I
En août 1992, comme les journées caniculaires approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi à l’issue d’un travail assez absorbant. Cet espoir devait d’ailleurs se concrétiser jusqu’à un certain point, le fait étant que je me suis rarement senti aussi libre que durant ces heures et ces jours passés à arpenter les terres partiellement inhabitées qui s’étendent là, en retrait du bord de mer. D’un autre côté, pourtant, l’antique superstition selon laquelle certaines maladie de l’esprit ou du corps s’enracineraient en nous de préférence sous le signe de la Canicule m’apparaît aujourd’hui plus que justifiée. Par la suite, en effet, je ne fus pas seulement aux prises avec le souvenir d’une belle liberté de mouvement mais aussi avec celui de l’horreur paralysante qui m’avait saisi à plusieurs reprises en constatant qu’ici également, dans cette contrée reculée, les traces de la destruction remontaient jusqu’au plus lointain passé. Et c’est peut-être pour cette raison qu’une année jour pour jour après le début de mon voyage, je me trouvai dans l’incapacité quasi totale de me mouvoir, si bien qu’il fallut me transporter à l’hôpital de la capitale régionale, Norwich, où j’entrepris, du moins en pensée, de rédiger les pages qui suivent.
IV
[…]
L’après-midi, je me retrouvai assis seul, jusqu’à l’heure du thé, au bar-restaurant du Crown Hotel. Les bruits de vaisselle dans la cuisine s’étaient tus depuis longtemps ; dans la pendule, où se montrait un soleil levant et couchant que la lune remplaçait la nuit venue, les roues dentées s’interpénétraient, le balancier oscillait régulièrement, la grande aiguille sautillait tout autour du cadran et je me sentais plongé, depuis un moment déjà, comme dans la paix éternelle lorsque, parcourant plutôt distraitement l’édition de fin de semaine de l’Independant, je tombai sur un long article en rapport direct avec les photographies des Balkans que j’avais vues le matin même au Reading Room. Traitant des opérations de nettoyage ethnique menées à bien il y a cinquante ans par les Croates, en accord avec les Allemands et les Autrichiens, l’article commençait par la description d’une photographie, de toute évidence prise en guise de souvenir par les oustachis croates, sur laquelle les camarades miliciens, visiblement d’excellente humeur et adoptant des poses héroïques, sont en train de couper, à l’aide d’une scie, la tête d’un Serbe, nommé Branco Jungic. Une seconde photo, prise pour rire, montre la tête pratiquement séparée du corps, une cigarette plantée entre les lèvres qui se desserrent pour laisser échapper une ultime plainte. Le lieu de l’action était le camp de Jasenovac, installé au bord de la Save, où sept cent mille hommes, femmes et enfants furent exécutés par des moyens qui faisaient se dresser les cheveux sur la tête des experts nazis eux-mêmes, ainsi que ces derniers en auraient convenu occasionnellement, lors de réunions en petit comité. Scies et sabres, haches et marteaux, lames montées sur manchettes de cuir à fixer aux avant-bras, spécialement fabriquées à Solingen en guise de couteaux à égorger, sans oublier une sorte de potence horizontale primitive à laquelle Serbes, Juifs et Bosniaques étaient pendus en série comme des corneilles et des pies, tels étaient les instruments de mise à mort les plus usités. Non loin de Jasenovac, à l’intérieur d’un cercle ne dépassant pas quinze kilomètres, il y avait aussi les camps de Prijedor, Stara Gradiska et Banja Luka, dans lesquels la milice croate, renforcée dans son dos par la Wehrmacht, dans son âme par l’Eglise catholique, accomplissait semblablement sa tâche quotidienne. L’histoire de ces massacres s’étalant sur plusieurs années est attestée par quelque cinquante mille documents tant allemands que Croates, saisi en 1945 et conservés depuis lors, ainsi que nous l’apprend l’auteur de l’article, aux archives Bosanske Krajine de Banja Luka, installées dans une ancienne caserne impériale et royale où le service de renseignements du groupe d’armées E avait établi son quartier général en 1942.
…il se trouvait à l’époque, parmi les officiers du service de renseignements du groupe d’armées E, un jeune juriste viennois chargé de concevoir, sur la foi de considérations d’ordre pseudo-humanitaires, les documents permettant d’accélérer les déplacements de population alors jugés nécessaires. En récompense pour ces travaux, ce juriste se vit décerner par le chef de l’Etat croate Ante Pavelić la médaille d’argent de la Couronne du roi Zvonomir avec feuilles de chêne. Après la guerre, ce même officier, qui avait montré des talents d’administrateur si riches de promesses dès le début de sa carrière, devait œuvrer successivement au sein de différentes hautes instances, en particulier au secrétariat général des Nations-Unies. C’est à ce dernier poste qu’il lui aurait été demandé de prononcer, à l’intention d’éventuels habitants extraterrestres de l’univers, le message de salutation enregistré sur bande magnétique qui croise aujourd’hui en même temps que d’autres éléments d’identification de l’humanité aux confins de notre système solaire, à bord de la sonde spatiale Voyager II.
VIII
… Durant leur époque faste, dit De Jong, les Hollandais ont investi leur argent principalement en ville tandis que les Anglais ont plutôt placé à la campagne. Jusqu’à la fermeture du bar, nous parlâmes encore de l’ascension et du déclin des deux nations, mais aussi des rapports singulièrement étroits qui existent jusqu’à la fin du siècle dernier et durant une bonne partie du XXe siècle entre l’histoire de la canne à sucre et l’histoire de l’art, parce que les gains colossaux, tirés par un nombre restreint de familles des plantations de canne à sucre et du commerce du sucre, ont été utilisés en grande partie et durant une longue période de démonstration sensible de la fortune accumulée, pour la construction, l’aménagement et l’entretien de somptueuses résidences à la campagne ou de palais en ville. C’est Cornelis de Jong qui m’a rendu attentif au fait que nombre de musées remarquables tels que le Mauritshuis, à La Haye, ou la Tate Gallery, à Londres, ont vu le jour grâce à des donations de dynasties sucrières ou sont liés de quelque manière au commerce du sucre. Le capital accumulé au XVIIIe et au XIXe siècle en vertu de diverses formes d’économie esclavagiste, dit De Jong, continue de fructifier, de s’accroître à grand renfort d’intérêts composés, de grossir et de se multiplier et de produire de lui-même des fleurs toujours nouvelles. L’un des moyens les plus éprouvés pour légitimer cette sorte d’argent a toujours été la promotion de l’art, l’achat et l’exposition d’objets d’art et, comme on peut l’observer aujourd’hui, le renchérissement continuel, et qui confine aujourd’hui à l’aberration, des objets d’art dans les grandes ventes, dit De Jong.
IX
… Je croyais déjà avoir fait fausse route à plusieurs reprises lorsque, vers midi, mon but, le clocher rond de l’église St Margaret d’Ilketshall se profila au loin. Une demi-heure plus tard, j’étais assis, le dos calé contre une pierre tombale, dans le cimetière de cette commune dont le nombre d’habitats n’a pratiquement pas changé depuis le Moyen Age. Au XVIIIe et au XIXe siècle, les pasteurs officiant dans des localités aussi écartées vivaient le plus souvent avec leur famille dans la petite ville la plus proche et ne se déplaçaient à la campagne qu’une ou deux fois par semaine pour y célébrer un culte ou, tout simplement, s’assurer que tout allait bien dans leur paroisse. L’un de ces pasteurs de St Margaret d’Ilketshall était le révérend Ives, mathématicien et helléniste d’un certain renom qui demeurait à Bungay avec sa femme et sa fille et dont on rapporte qu’il avait coutume, à la tombée du jour, de boire un verre de mousseux des Canaries. Nous sommes en 1795. Durant les mois d’été, on reçoit fréquemment un jeune aristocrate français qui a fui les horreurs de la Révolution. Ives s’entretient avec lui des poêmes homériques, de l’arithmétique newtonienne et de l’Amérique où ils se sont rendus tous deux. […] Il voyait venir avec consternation, ainsi qu’il l’écrira plus tard dans les Mémoires d’outre-tombe, le moment où il serait obligé de quitter ces lieux. Au terme d’un fort morose dîner d’adieu, ce ne fut pas la mère, à son grand étonnement, mais le père qui passa avec Charlotte au drawing room. Extraordinairement séduisante, ainsi qu’il le note, dans le rôle inhabituel qu’elle avait à jouer au mépris de toutes les conventions, la mère offrit à l’invité sur le point de partir la main de sa fille qui avait conçu pour lui, ainsi qu’elle le lui révéla, un indéfectible attachement. Vous n’avez plus de patrie, lui dit-elle, vos biens sont vendus, vous venez de perdre vos parents, qui pourrait donc vous rappeler en France ? […] Et si je m’étais volatilisé de la sorte, se demande-t-il, qu’est-ce que la France y aurait perdu ? N’est-il pas déraisonnable de sacrifier son bonheur à un talent supposé ? Mes écrits dépasseront-ils ma tombe ? Se trouvera-t-il seulement quelqu’un pour me lire dans un monde changé et occupé de tout autre chose ? — Le vicomte écrit cela en 1822. Il est à présent ambassadeur du roi de France à la cour de Georges IV. Un matin, alors qu’il est au travail dans son cabinet, son valet de chambre lui annonce qu’une certaine Lady Sutton demande à lui parler. […] Elle n’était venue à Londres, m’a-t-elle dit, que pour m’adresser cette prière, et à présent il lui fallait s’en retourner à Bungay. Farewell ! I shall never see you again ! farewell ! — Après ce douloureux adieu, je me suis enfermé de longues heures durant dans mon cabinet de travail, à l’ambassade, et, interrompu encore et encore par de vaines réflexions et ratiocinations, j’ai confié au papier notre malheureuse histoire. Et ce faisant, je n’ai pu me soustraire à la question de savoir si, en écrivant de la sorte, je ne trahissais et ne perdais pas Charlotte Ives une seconde fois, définitivement. Mais il est vrai aussi que je n’ai que l’écriture pour me défendre des souvenirs qui me submergent si souvent sans crier gare. S’ils restaient enfermés dans ma mémoire, ils péseraient de plus en plus lourd au fil du temps, si bien que je finirais par m’effondrer sous leur poids. C’est que les souvenirs sommeillent des mois et des années en notre for intérieur, et ils y végètent discrètement jusqu’à ce qu’ils soient rappelés à la surface par quelque évènement mineur et nous frappent d’une singulière cécité face à la vie. Combien de fois, pour cette raison, n’ai-je ressenti mes souvenirs et la transformation du souvenir en écrit comme une activité humiliante et, au fond, blâmable ! Et cependant, que serions nous sans le souvenir ?
… La récapitulation du passé se fixe d’emblée sur l’heure de la délivrance, dans le cas de Chateaubriand sur le 4 juin 1848, jour où dans un rez-de-chaussée de la rue du Bac, la mort lui retire la plume de la main. Combourg, Rennes, Brest, Saint-Malo, Philadelphie, New-York, Boston, Bruxelles, l’île de Jersey, Londes, Beccles et Bungay, Milan, Vérone, Venise, Rome, Naples, Vienne, Berlin, Potsdam, Constantinople, Jérusalem, Neuchâtel, Lausanne, Bâle, Ulm, Waldmünchen, Teplitz, Karlsbad, Prague et Pilsen, Bamberg, Wurtzbourg, Kaiserslautern et, dans l’intervalle, encore et toujours Versailles, Chantilly, Fontainebleau, Rambouillet, Vichy et Paris — et ce ne sont là que quelques étapes du voyage qui vient de prendre fin. […] A dix-sept ans, écrit Chateaubriand, j’ai quitté Combourg. Un beau jour, mon père m’a informé que je devrais suivre désormais mon propre chemin : j’allai entrer au régiment de Navarre et partirais le lendemain pour Rennes et pour Cambrai. Voilà cent louis, me dit-il, ménagez-les et ne déshonorez jamais votre nom.
Quant à moi, il me fallut encore une heure pour me rendre à pied d’Ilketshall St Margaret à Bungay, puis une deuxième heure pour franchir les prés marécageux de la vallée de Waveney et arriver enfin de l’autre côté de Ditchingham. De loin déjà, au pied d’une pente assez abrupte dévalant du nord jusqu’aux basses terres, je vis se profiler Ditchingham Lodge, la maison isolée en bordure de la plaine où Charlotte Ives emménagea après son mariage avec l’amiral Sutton et où elle vécut de nombreuses années. […] Je grimpai en haut de la côte, jusqu’à la grand-route et me rendis ensuite à travers les chaumes jusqu’au cimetière, situé à quelque distance de Ditchingham, où repose l’aîné des deux fils de Charlotte, celui-là même qui avait voulu faire son bonheur à Bombay.