Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Ivo Andric, Le Pont sur la Drina

Ed. Belfond, traduit du Serbo-Croate par Pascale Delpech

XX

[…]

Il n'y avait plus l'animation d'antan dans la grande salle, et encore moins dans l'Extra-Zimmer. Quelque fonctionnaire célibataire y déjeunait désormais, on y lisait les journaux et on y buvait le café. Chaque après-midi, Ali bey Pasic, l'ami de jeunesse silencieux et ardent de Lotika, venait faire un tour. Il était toujours aussi mesuré et discret dans ses propos et ses gestes, soigné et bien habillé, mais il s'était alourdi et avait les cheveux tous blancs. Comme il souffrait depuis des années d'un fort diabète, on lui servait le café avec de la saccharine. Il fumait tranquillement et sans un mot, puis rentrait chez lui à Crnca. Le voisin de Lotika, le riche Pavle Rankovic, venait lui aussi chaque jour. Il avait abandonné depuis longtemps déjà le costume du pays et adopté un costume de ville « ajusté », sans renoncer pour autant au fez plat et rouge. Il portait toujours une chemise à plastron amidonné, avec un col dur et des manchettes rondes sur lesquelles il notait provisoirement chiffres et calculs. Il avait depuis longtemps réussi à prendre la première place dans le bazar de Visegrad. Sa situation était maintenant stable et bien assurée, mais lui non plus n'échappait pas aux soucis et aux difficultés. Comme tous les gens d'un certain âge appartenant à la classe des privilégiés, il était déconcerté par l'époque moderne et par la bruyant avalanche d'idées nouvelles, par la nouvelle façon de vivre, de penser et de s'exprimer. Pour lui, tout cela tenait en un seul mot : « la politique ». Et cette « politique », c'était bien ce qui le troublait, l'irritait et lui gâchait ces années qui auraient dû être consacrées au repos et au plaisir, après des décennies de travail, d'épargne et de renoncements. En effet, il n'aurait voulu pour rien au monde se différencier ou se couper de la majorité de ses compatriotes, mais il ne souhaitait pas non plus entrer en conflit avec les autorités, avec lesquelles il souhaitait vivre en paix et, du moins pour la forme, en harmonie. Ce qui était difficile, presque impossible, à réaliser. Et même avec ses fils, il n'arrivait pas à s'entendre comme il aurait fallu. Ils étaient pour lui, comme les autres jeunes, tout simplement incompréhensibles et irresponsables. (Beaucoup de personnes âgées emboîtent le pas à la jeunesse par besoin ou par faiblesse.) Par son comportement et sa façon d'agir, cette jeunesse semblait au vieux Pavle avoir choisi la rébellion, comme si elle ne pensait pas vivre et mourir dans le monde tel qu'il était, mais plutôt passer sa vie dans les montagnes comme les brigands. Ces jeunes ne prenaient pas garde à ce qu'ils disaient, ne réfléchissaient pas à ce qu'ils faisaient, ne comptaient pas combien ils dépensaient, se préoccupaient moins que tout de leurs affaires personnelles, car ils mangeaient leur pain sans se demander d'où il venait, et parlaient, parlaient, parlaient, « aboyaient aux étoiles », comme disait le vieux Pavle lorsqu'il se disputait avec ses fils.

Cette façon de brasser les idées, de parler sans la moindre retenue et de vivre sans jamais rien compter, et même à l'inverse de toute arithmétique, cela le mettait en rage et au désespoir, lui qui toute sa vie avait travaillé en comptant et en se conformant à ses calculs. Quand il les écoutait ou les regardait faire, il était pris de peur, il lui semblait qu'ils touchaient sans la moindre prudence et sans réfléchir aux fondements même de la vie, à ce qui était pour lui la chose la plus sacrée et la plus chère à son cœur. Et lorsqu'il leur demandait des explications, susceptibles de le convaincre et de le rassurer, ils lui répondaient avec mépris et de haut, à coup de grands mots flous : liberté, avenir, histoire, science, gloire, grandeur. Or les mots abstraits lui donnaient la chair de poule. C'est pourquoi il aimait passer un moment avec Lotika en buvant son café, car avec elle on pouvait discuter des affaires et des évènements en s'appuyant sur des calculs sûrs et des notions bien établies, loin de la « politique » et de ces grands mots dangereux qui remettaient tout en question, sans rien expliquer ni confirmer. Au cours de la conversation, il tirait souvent de sa poche son minuscule crayon, qui n'était plus celui d'il y a vingt-cinq ans, mais était tout aussi usé et presque invisible tant il était petit, et il soumettait ce qu'ils disaient à l'épreuve infaillible et irréfutable des chiffres. Ils se remémoraient aussi quelque évènement du passé, ou évoquaient une bonne farce dont les protagonistes étaient morts pour la plupart, puis le vieux Pavle, voûté et soucieux, regagnait sa boutique sur la place du marché, Lotika restant seule, avec ses tourments et ses comptes.