Philip Roth, Pastorale americaine,
Le paradis de la mémoire, chap. 3
— Ça m’avait échappé. Je n’étais pas au courant du tout.
— C’était en 68, à l’époque où on commençait tout juste à faire n’importe quoi. Les gens ont subitement été forcés de comprendre ce que c’était que la folie. Tout cet étalage public. À bas les inhibitions. L’autorité impuissante. Les gosses qui pètent les plombs, qui se mettent à intimider tout le monde. Les adultes ne savent plus quoi penser, quoi faire. C’est une comédie ? Elle est vraie cette "révolution" ? On joue à quoi ? Aux gendarmes et aux voleurs ? Qu’est-ce qui se passe ? Les jeunes mettent le pays à feu et à sang et les adultes commencent à déjanter à leur tour. Mais pas Seymour. Lui, il faisait partie de ceux qui savent où ils vont. Il comprenait qu’il y avait quelque chose de détraqué, mais n’était pas un partisan d’Ho Chi Minh, comme sa grosse fille chérie. C’était juste un papa gâteau et un père libéral. Le roi-philosophe de la vie ordinaire. Il l’avait élevée dans toutes les idées modernes — il faut être rationnel avec ses enfants. Tout peut être permis, tout est pardonnable. Elle avait horreur de ça. En général on a du mal à admettre à quel point on en veut aux enfants des autres. Mais elle, elle te rendait la tâche facile. Elle était malheureuse, elle était arrogante — une petite chieuse dès l’instant où elle était née. Ecoute, j’en ai, moi, des gosses, j’en ai une floppée — je sais comment ils sont quand ils grandissent. Leur égoïsme, c’est un trou noir galactique. Mais c’est une chose d’engraisser, une chose de se laisser pousser les cheveux, d’écouter du rock trop fort, et c’en est une autre de passer les bornes et de poser des bombes. Ça, c’est un crime inexpiable. Mon frère n’a jamais pu s’en remettre. Cette bombe a fait sauter sa vie. Elle a marqué la fin de la perfection de sa vie. C’était exactement ce qu’elle voulait. C’est pour ça qu’ils la lui réservaient, cette bombe, sa fille et ses amis. Il était tellement épris de ce que la vie lui avait donné en partage, c’est pour ça qu’ils le détestaient. Un jour, on était tous réunis chez lui pour Thanksgiving, la mère Dwyer, Danny, le petit frère de Dawn, sa femme, les Levov au complet, nos gosses, tout le monde et Seymour se lève pour porter un toast : « Je ne suis pas religieux, mais quand je regarde autour de cette table, je sais qu’une bonne étoile brille sur moi. ». En fait, il était dirigé contre lui, cet attentat. Et ils ont réussi. Ils l’ont eu. La bombe aurait aussi bien pu exploser dans leur séjour. La violence qui a été faite à sa vie a été atroce. Horrible. Lui qui n’avait jamais eu l’occasion de se demander, « Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ? ». Il n’avait pas de raison de se poser la question puisqu’elles étaient parfaites, toujours. Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. La question sans réponse ; jusque-là, il avait eu la chance d’ignorer que cette question se posait. »