Joseph Roth La marche de Radetzky
Deuxième partie, chap. X
Cependant, l’huissier de la préfecture apportait le courrier. Le préfet n’examina que les enveloppes, les rendit et donna ordre de les déposer dans son bureau. Debout auprès de la fenêtre, il ne se faisait pas à l’idée que le monde extérieur parût ne rien savoir encore des changements de sa maison. Aujourd’hui il n’avait ni déjeuné ni lu le courrier. Une maladie mystérieuse tenait Jacques alité et la vie continuait d’aller son train habituel.
Très lentement, préoccupé par de confuses pensées, M. von Trotta se rendit à son cabinet et se mit à son bureau vingt minutes plus tard qu’à l’ordinaire. Le premier commissaire de district vint lui faire son rapport. Il y avait eu la veille une nouvelle réunion d’ouvriers tchèques. On annonçait une fête de sokols, une délégation des Etats slaves — il s’agissait de Serbes et de Russes, mais on ne les désignait jamais nommément dans le jargon administratif — devait arriver dès le lendemain. Les sociaux-démocrates germanophones attiraient aussi l’attention sur eux. A la filature, un ouvrier avait été maltraité par ses camarades parce que, à ce que prétendaient les mouchards, il refusait d’adhérer au parti rouge. Toutes ces choses inquiétaient le préfet, le peinaient, le froissaient, elles le blessaient. Tout ce qu’entreprenaient les éléments indociles de la population pour affaiblir l'Etat, offenser directement ou indirectement Sa Majesté l’Empereur, rendre la loi plus impuissante encore qu’elle ne l’était déjà, troubler l’ordre, enfreindre les convenances, bafouer la dignité, fonder des écoles tchèques, faire élire des députés de l’opposition, tout cela était dirigé contre le préfet en personne. Au début, il s’était contenté de dédaigner les nationalités, l’autonomie et « le peuple » qui réclamait « plus de droits ». Peu à peu, il se mettait à les haïr, les braillards, les incendiaires, les orateurs de réunions électorales. Il enjoignit au commissaire de district de dissoudre sur-le-champ toute assemblée où l’on s’aviserait par exemple de prendre des « résolutions ». De tous les mots devenus de mode ces derniers temps, c’était celui qu’il haïssait le plus, peut-être parce qu’il ne s’en fallait que d’une toute petite lettre pour le transformer en « révolution », le plus ignoble de tous les vocables. Il avait extirpé complètement ce dernier. On ne le trouvait ni dans son vocabulaire ni dans sa langue officielle, et s’il lisait, par exemple, dans le rapport d’un subordonné, les mots « agitateur révolutionnaire » pour désigner un militant social-démocrate, il les biffait et, à l’encre rouge, il les remplaçait par le correctif : individu suspect. Peut-être y avait-il des révolutionnaires quelque part, dans la monarchie, mais il ne s’en trouvait pas dans le ressort de M. von Trotta.