Philip ROTH, J’ai épousé un communiste
Traduction : Josée Kamoun
Chap. 6
Son débit était rapide, son ton féroce impitoyable – on ne retrouvait pas dans sa manière de parler le petit génie maniéré et trop élégant, douillettement perché sur le coussin de son siège, derrière son nœud papillon. Il y avait un divorce entre la rondeur de sa silhouette et sa personnalité anguleuse. Ses vêtements, eux, renvoyaient à un troisième personnage. Sa polémique à un quatrième, sans affectation celui-là, vrai critique adulte qui me dénonçait les dangers de la tutelle d’Ira et me montrait comment prendre une position moins rigide face à la littérature. C’était précisément ce que j’attendais dans ma nouvelle phase de recrutement. Sous sa houlette, je me transformai bientôt en descendant non plus de ma seule famille mais du passé, héritier d’une culture qui allait bien au-delà de mon milieu.
« L’art comme arme ? » me dit-il. Il mettait un tel mépris dans ce dernier mot qu’il en devenait effectivement une arme. « L’art qui prendrait les positions qu’il faut sur tous les sujets ? L’art qui se ferait l’avocat du bien commun ? Où êtes-vous allé cherché ça ? Qui vous a dit que l’art est une affaire de slogans ? Qui vous a dit que l’art est au service du “peuple” ? L’art est au service de l’art, sinon il n’y en aurait pas qui mérite l’attention. Pourquoi écrirait-on de la littérature sérieuse, monsieur Zuckerman ? Pour désarmer les ennemis du contrôle des prix ? On écrit de la littérature sérieuse pour écrire de la littérature sérieuse. Vous voulez vous révolter contre la société ? Je vais vous dire comment faire : écrivez bien. Vous voulez embrasser une cause perdue ? Alors n’allez pas vous battre pour les classes laborieuses. Elles s’en tireront très bien toutes seules. Elles vont se donner une indigestion de Plymouth. Le travailleur viendra à bout de nous tous – de son absence de cervelle découlera la chienlit qui est le destin culturel de ce pays de béotiens. Nous aurons bientôt chez nous quelque chose de bien plus redoutable que la dictature des paysans et des ouvriers – nous aurons la culture des paysans et des ouvriers. Vous voulez une cause perdue à défendre ? Battez-vous pour le mot. Pas le mot de haute vol, le mot exaltant, le mot pro ceci et anti cela ; pas le mot qui doit claironner aux gens respectables que vous êtes quelqu’un de formidable, d’admirable, de compatissant, qui prend le parti des exploités, des opprimés. Non, battez-vous pour le mot qui dise aux quelques rares personnes qui lisent encore et qui sont condamnées à vivre en Amérique, que vous prenez le parti du mot. Votre pièce, c’est de la crotte. Elle est effroyable. Elle est exaspérante. C’est de la crotte de propagande, c’est brut, primaire, simpliste. Ça noie le monde sous les mots. Et ça porte aux nues la puanteur de votre vertu. Rien n’est plus fatal à l’art que le désir de l’artiste de prouver qu’il est bon. Quelle tentation terrible, l’idéalisme ! Il faut que vous parveniez à maîtriser votre idéalisme, et votre vertu tout autant que votre vice, il faut parvenir à la maîtrise esthétique de tout ce qui vous pousse à écrire au départ : votre indignation, votre haine, votre chagrin, votre amour ! Dès que vous commencez à prêcher, à prendre position, à considérer que votre point de vue est supérieur, en tant qu’artiste vous êtes nul, nul et ridicule ! Pourquoi écrire ces proclamations ? Parce que quand vous regardez autour de vous vous êtes “choqué” ? Parce que quand vous regardez autour de vous vous êtes “émus” ? Les gens renoncent trop facilement, ils truquent leurs sentiments. Ils veulent éprouver des sentiments tout de suite, alors ils sont “choqués”, il sont “émus”, c’est le plus facile. Et le plus bête. Sauf exception rarissime, monsieur Zuckerman, ce “choc” est toujours truqué. Des proclamations ! L’art n’a que faire des proclamations ! Enlevez votre aimable merde de mon bureau, je vous prie. »