Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Elias Canetti, La conscience des mots

Edition Albin Michel, traduction Roger Lewinter revue par D.Guebey

« KARL KRAUX, Ecole de la résistance »

Karl Kraus m’a ouvert l’oreille ; et nul n’aurait pu le faire comme lui. Depuis que je l’ai entendu, il ne m’est plus possible de ne pas entendre moi-même. Cela a commencé par les bruits de la ville alentour, les exclamations, les cris, les incorrections de la langue saisie au vol, plus particulièrement les faussetés et les impropriétés. Tout cela était, en effet, comique et effroyable en même temps ; et le lien de ces deux sphères me fut désormais quelque chose de parfaitement naturel. Grâce à lui, je commençai à saisir que l’individu a une forme linguistique par laquelle il se détache de tous les autres. Je compris que les êtres se parlent, certes, mais qu’ils ne s’entendent pas ; que leurs mots sont des coups qui rebondissent sur les mots des autres ; qu’il n’y a pas de plus grande illusion que de croire que la langue serait un moyen de communication entre les êtres. On parle à l’autre, mais de telle sorte qu’il n’entende pas. On continue à parler, et il entend moins encore. On crie, il crie en retour ; l’éjaculation, qui vivote dans la grammaires, s’empare de la langue. Comme des balles, les exclamations fusent de part et d’autre, distribuent leurs coups et retombent à terre. Il est rare que quelque chose pénètre en l’autre ; et si cela se produit malgré tout, c’est alors quelque-chose d’erroné.

Mais ces mots qui ne peuvent s’entendre, qui isolent, qui créent comme un style acoustique, ne sont pas rares ou nouveaux, inventés par des créatures soucieuses de leur unicité : ce sont les mots les plus couramment employés, des phrases toutes faites ; ce qu’il y a de plus commun ; ce qui a été dit des centaines de milliers de fois ; et c’est cela, précisément, que les gens utilisent pour signifier leur volonté propre. Les mots, qu’ils soient beaux, vilains, nobles, vulgaires, sacrés, profanes, se retrouvent tous dans ce réservoir tumultueux ; et chacun y pêche ce qui convient à sa paresse ; pour le répéter jusqu’à ce que ce soit méconnaissable, jusqu’à ce que cela dise tout autre chose, le contraire de ce que cela signifia un jour.

L’altération de la langue conduit au tohu-bohu d’individus aux voix désacordées. Karl Kraus, dont la sensibilité à l’altération de la langue était aiguisée à l’extrême, avait le don d’attraper in statu nascendi les produits de cet abus ; et de ne jamais les perdre.