Ivan Gontcharov, Oblomov
Trad. Arthur Adamov
I / 2
— Eh bien non, tout n’est pas là ! Cria Oblomov, s’échauffant soudain. — Je veux bien que l’on dépeigne un voleur, une femme déchue, un imbécile borné, pourquoi pas ? Mais qu’on n’oublie pas, au milieu de tout cela, l’homme ! Où est l’humanité, en l’occurrence ? Vous n’écrivez, tous, qu’avec votre intellect ! Vous croyez sans doute que la pensée exclut les mouvements du cœur. Je regrette de vous contredire, mais la pensée ne peut être fécondée que par l’amour. Tendez la main à l’homme déchu pour le relever, pleurez sur lui s’il vient à périr, mais ne vous en gaussez pas sans cesse comme vous le faites ! Aimez-le, sauvez-vous de vous mêmes en l’observant, et traitez-le comme vous auriez voulu que l’on vous traitât vous-mêmes ; alors, je vous lirai, et non seulement je vous lirai mais je m’inclinerai devant vous, dit Oblomov, soudain un peu plus calme, et tout en se recouchant confortablement sur son divan. — Oui, reprit-il, vous représentez le voleur, la femme déchue, mais vous oubliez tout simplement l’homme ; l’homme, vous ne savez pas le dépeindre. Est-ce de l’art, cela ? Des couleurs poétiques ?… Vraiment, je ne crois pas ! Dénoncer le vice, la boue, dénoncez-les tant que vous voulez, mais de grâce, ne prétendez pas en même temps à la poésie.
— Quoi ! Vous voudriez peut-être que l’on découvre encore la nature, que l’on montre des roses, un rossignol, ou même un matin de gel, alors qu’autour de nous tout bouillonne, tout bouge ! Nous avons besoin d’une sèche physiologie de la société, le temps des chansons est passé.
— Donnez-moi l’homme, l’homme ! dit Oblomov, — et aimez-le !
— Aimer l’usurier, le pleurnicheur, le fonctionnaire obtus et malhonnête ! Et quoi encore ? On voit bien que vous ne vous occupez pas de littérature ! s’écria Penkine. Non, il faut au contraire châtier ces gens, et les exclure de la société.
— Les exclure de la société ! dit soudain, dans un grand soupir, Oblomov en se dressant face à Penkine. Mais c’est oublier la présence d’un principe suprême, même dans ce qu’il existe de plus médiocre. Oui, c’est oublier que l’homme perverti est quand même un homme, est quand même vous !… Exclure ! Et comment, comment l’exclurez-vous du cercle des hommes, du sein de la nature, de la charité divine ? cria presque Oblomov, dont les yeux lançaient des flammes.
Qu’est-ce qui vous prend ? dit Penkine, surpris à son tour.
Oblomov s’aperçut que lui aussi était allé trop loin. Il se tut tout à coup, resta une minute soulevé sur son divan ; après quoi il s’étendit de nouveau.
I / 8
Et il se réveilla à moitié.
— Quand même… je serai curieux de savoir pourquoi je suis comme je suis, répéta-t-il, mais cette fois dans un chuchotement, tandis que ses paupières se fermaient. — Oui, pourquoi ? Sans doute est-ce parce que… parce que… voulut-il encore prononcer, mais il ne prononça rien du tout.
Ainsi, il n’arriva pas à démêler les causes de son infortune. Sa langue s’arrêtait, ses lèvres se figeaient et demeuraient entrouvertes. Et à la place des paroles, on entendit encore un soupir, puis le ronflement égal de l’homme qui dort paisiblement.
Le sommeil suspendit le cours paresseux et lent de ses pensées pour le transporter dans un autre temps, parmi d’autres hommes et en d’autres lieux, où nous allons le suivre, en compagnie du lecteur, au cours du chapitre suivant.
I / 9 – Le rêve d’Oblomov
[…]
Même de nos jours, le Russe, au milieu de la réalité sans fantaisie qui l’environne, aime croire aux séduisantes légendes du passé. Et il se peut fort bien que pendant longtemps encore il refuse d’y renoncer.
À écouter sa nourrice lui conter notre Toison d’or, l’Oiseau de Feu ; à lui entendre décrire les cachots et les oubliettes de manoirs ensorcelés, le petit garçon, tantôt s’imaginait être lui-même le héros de tous ces exploits, et se rengorgeait — des fourmis lui couraient alors dans le dos ; et tantôt s’affligeait de l’échec de tel ou tel prétendant pourtant téméraire.
Et les récits se succédaient. Et niania s’échauffait, car elle ajoutait foi au moins à la moitié de ce qu’elle disait. Et ses yeux étincelaient, et sa tête tremblait, et sa voix montait jusqu’aux notes les plus bizarres.
L’enfant, à ces moments-là, frissonnait d’épouvante et se serrait contre elle, les yeux mouillés de larme.
Qu’elle parlât des revenants qui sortent à minuit de leur tombe, des prisonniers languissant dans les geôles de quelque affreux monstre, ou de l’ours à la jambe de bois qui parcourt bourgs et villages à la recherche de sa patte perdue, toujours les cheveux de l’enfant se dressaient sur sa tête ; il éprouvait des sensations à la fois douloureuses, maladives, voluptueuses.
Quand la niania répétait d’une voix sinistre les paroles de l’ours : « Grince, grince, jambe de bois, jambe de tilleul ! Je vais pas les bourgs, je vais par les villages ; toutes les femmes dorment ; une seule ne dort pas, elle est assise sur moi, elle cuit ma viande, elle file ma laine », etc. Et quand, à la fin, l’ours entrait dans l’isba, s’apprêtant à saisir le voleur de sa jambe, alors l’enfant n’y tenait plus ; il se jetait, frémissant, glapissant, dans les bras de la niania ; et des larmes de terreur jaillissaient de ses yeux, et en même temps il riait de joie parce qu’au lieu d’être dans les griffes de l’animal il était, lui, assis tout près de sa bonne niania.
Ce n’était pas seulement sur les enfants, mais aussi sur les grandes personnes, que les contes, à l’Oblomovka, gardaient leur pouvoir.
Si l’esprit d’Ilia Ilitch se peuplait d’étranges fantômes, si la peur s’installait pour longtemps, sinon pour toujours, dans son âme, et si, par contrecoup, il rêvait de ce pays prodigieux d’où le mal et le chagrin sont exclus, tous, à l’Oblomovka, depuis le maître et son épouse jusqu’au robuste forgreon, tous redoutaient le pouvoir des signes et des songes. à l’Oblomovka, on croyait, par exemple, aux loups-garous, aux revenants. Et si quelqu’un prétendant avoir vu une gerbe de blé se promener, on n’hésitait pas à le croire ; et si le bruit se mettait à courir que tel ou tel bélier n’était pas un bélier mais un être enchanté, ou encore que Marfa ou Sefanida était tout bonnement une sorcière, alors on avait peur de Marfa, peur du bélier ; et il ne serait jamais venu à l’idée de personne de se demander pourquoi le bélier aurait cessé d’être un bélier, ou pourquoi Marfa — ou Stefanida — serait soudain devenue une sorcière. De plus, on ne s’en prenait, à l’Oblomovka qu’à celui qui osait mettre ces choses en doute. Certes, Ilia Ilitch s’apercevra par la suite de la simplicité du monde, il saura que les défunts ne sortent pas de leur tombe, et que si des géants se montrent, c’est que des montreurs de foire ont intérêt à les montrer. Mais si sa croyance aux fantômes est appelée à disparaître, en revanche la frayeur et la détresse inconsciente, elles, subsisteront toujours au fond de lui.
II / 4
[…]
— Tu aimes cet air ? Cela me fait plaisir. Olga Ilinska le chante, tu sais, d’une manière divine. Je te la présenterai. Quelle voix ! Et elle-même est une charmante enfant. Il est vrai que je ne suis peut-être pas impartial : oui, j’ai un faible pour elle… Mais ne te laisse pas distraire, ajouta Stolz. — Continue !
— Eh bien, contine Oblomov, tout est là, tout ! Les hôtes se répandent dans les chambres d’amis, dans les pavillons, et le lendemain chacun se divertit à sa manière, l’un va à la pêche, l’autre prend un fusil, et le troisième reste là où il est, tout simplement.
— Tout simplement, sans rien en main ? demanda Stolz.
— Il peut avoir « en main » un mouchoir de poche, si tu y tiens absolument… Mais dis-moi, n’aimerais-tu pas aussi vivre comme cela ? Dis, n’est-ce pas cela, la vie ?
— Et tu… vivrais ainsi toute ta vie ?
— Oui, jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’au tombeau. Car c’est cela, la vie.
— Non, ce n’est pas une vie.
— Comment, ce n’est pas une vie ? Qu’est-ce qui lui manque, à cette vie ? Songe que tu ne verras pas un seul visage pâle, souffrant, que tu n’entendras pas un seul mot sur le sénat, la bourse, les réceptions chez les ministres, les grades, les indemnités pour frais de résidence ! Ce n’est déjà pas mal !
— Non, ce n’est pas une vie, répéta Stolz, têtu.
— Mais alors, qu’est-ce, d’après toi ?
— C’est… (ici Stolz réfléchit un instant pour savoir comment il nommerait cette vie). C’est… une espèce d’Oblomovtchina, dit-il enfin.
— Oblomovtchina ! Répéta lentement Ilia Ilitch, s’étonnant de ce terme étrange et l’épelant : O-blo-mov-tchina !
Il regarda Stolz, perplexe.
— Quel est donc selon toi l’idéal de la vie ? Et qu’est-ce qui n’est pas Oblomovthina ? demanda-t-il timidement, doucement. — Crois-tu vraiment que les autres ne désirent pas ce que je désire ? Allons donc ! ajouta-t-il avecc plus de hardiesse. — Oui, le but de vos agitations, de vos passions, de vos guerres, de votre commerce, de votre politique, n’est-il pas, quand tout est dit, le repos ? N’aspirez-vous pas, les uns et les autres, à retrouver ce paradis perdu ?
— C’est bien là une idée d’oblomovien, dit Stolz.
— Non, tous cherchent le calme et le repos, répondit Oblomov, se défendant.
II / 9
[…]
Elle le regarda, silencieuse, et elle sourit ; l’épreuve était concluante. Son visage exprima la joie qu’elle ressentait. Aucun poids ne l’oppressait, elle. Son cœur était ensoleillé, radieux.
— Qu’ai-je donc ? se demanda Oblomov, songeur.
— Voulez-vous que je vous le dise ?
— Dites !
— Vous êtes amoureux.
— Oui, bien sûr, confirma-t-il, saisissant la main d’Olga qu’il ne baisa pas et se contenta d’appuyer fortement contre ses lèvres.
Elle tenta de le dégager avec douceur, mais il tint bon.
— Voyons, lâchez-la, ça suffit, dit-elle.
— Et vous ? demanda-t-il — Vous n’êtes pas amoureuse ?
— Amoureuse, non… Je n’aime pas ces manières. Je vous aime, bien sûr, mais…
Elle le fixa longuement. On eût dit qu’elle voulait l’assurer par ce regard de l’amour qu’elle ressentait.
— J’ai-me, prononça Oblomov. — Mais aimer, qu’est-ce que cela veut dire ? On aime son père, sa mère, sa « niania », son chien même. Dire que tout cela est recouvert par ce même mot généraique « aimer », comme par une vieille…
— Comme par une vieille robe de chambre ?
Elle eut un sourire de réprobation.
— Voilà que vous reparlez de cette vieille robe de chambre ! Dit-il. — Tandis que mon âme défaille d’impatience, que je rêve d’entendre un aveu s’échapper de votre cœur, de savoir quel nom vous donnerez à cet élan… Olga, je vous aime !
— Moi, je ne sais pas si je vous aime, dit-elle, pensive. Le moment n’est peut-être pas encore venu. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais aimé ainsi ni mon père, ni ma mère, ni ma « niania ».