Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Georges Hyvernaud, La peau et les os

(1949, éd. 1998 Le Dilettante)

Faire Semblant

[…]

— Il ne faut pas faire attention, monsieur. Ca ne lui arrive jamais, vous savez. Mais forcément, un jour comme ça…

Et l’ivrogne répliquait :

— Tais-toi donc. Le lieutenant comprend, va.

Oui, je comprenais. Je comprenais qu’on n’y comprenait rien, à tout ça. Depuis pas mal de temps, nous ne faisions que nous débattre dans un rêve. Nous révions la guerre et la paix. Jamais l’Histoire n’avait paru aussi loin de ceux qui la font, alors même qu’elle exigeait les participations les plus précises. C’est cela le propre de notre époque : d’avoir profondément désorganisé le réel, de nous avoir fait perdre notre confiance dans les choses et les êtres, dans la constance, la cohésion, la densité des choses et des êtres.

Les machines s’en sont mêlé. La T.S.F., le cinéma, le téléphone, le phono : toutes les machines inventées pour nous soustraire aux contacts directs, aux corps à corps avec les hommes et la nature. Toutes d’accord pour opérer une incroyable altération de notre vision de la vie. Autrefois, un homme, quand il était là, c’est qu’il était là : complet, entier, rassemblé. Et de même un évènement. Mais aujourd’hui on ne sait plus ce qui est absence, ce qui est présence. On avance en somnambule parmi les apparences, des reflets et des fantômes. L’aventure individuelle et l’aventure collective sont soumises à des transpositions, à des dissociations et à des éparpillements infinis. Voix sans corps, corps sans épaisseurs et sans poids, visages sans dimensions, existences sans dates. Une vie, la vie, c’est devenu des signes sur du papier, des sillons sur la cire, du noir et du blanc sur dix mille écrans, des mots tombant en pluie sur cinquante millions de demeures. Notre destin de chair est absorbé par notre destin d’ombre. Une mythologie puissante, confuse et baroque, naît sur les murs des villes, dans les pages des quotidiens, dans la nuit des cinémas, dans la foule ameutée des meetings. Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d’apéritif et propagent les mots d’ordre d’un dictateur. Des visages de boxeurs, de grues, de chefs d’Etat, obsèdent pêle-mêle les mémoires, nourrissent l’exaltation quotidienne. Tout s’égalise, se confond dans la même irréalité émouvante. On ne peut plus distinguer les valeurs, les tailles, les rangs. Staline ou Mussolini participent de la même existence stellaire que Greta Garbo. Un bombardement à Madrid, une grève à Shanghaï revêtent le caractère fabuleux d’une irruption de gangsters dans un film de la Fox Movietone.

[…]