Peter Handke, Mon année dans la baie de personne
Ed. Gallimard, trad. Claude-Eusèbe Porcell.
IV. — Mon année dans la baie de personne
2 — L’année
[…]
Jusqu’aujourd’hui, je ne sais pratiquement rien de ces gens, sinon qu’ils ont plutôt quelque chose de campeurs (mais n’y a-t-il pas des campeurs silencieux, et de belles histoires à leur sujet, et un camping n’a-t-il pas ses règles ?), et qu’ils n’ont rien, en tout cas, d’habitants, ni de leurs maisons ni de la baie. Jamais je ne les ai rencontrés ailleurs que sur leurs terrains ou près de leurs voitures toujours prêtres à démarrer, dont les moteurs tournent souvent pendant qu’eux-mêmes sont ailleurs, et dont l’alarme se met régulièrement à hurler, tantôt ici, tantôt là. Jamais non plus on n’en a vu un à la messe ou dans les cafés de l’endroit, aux matches de football, sur les boulodromes, dans la salle de hand-ball. Tout au plus, quand il y a marché le dimanche matin sur la place de la gare, les voit-on peut-être circuler parmi la foule, reconnaissables à leur immanquable tenue de week-end, le jogging aux couleurs criardes et les baskets.
Ils paraissent sans âge, ni riches ni pauvres, et on ne sait pas non plus s’ils viennent de la campagne ou de la métropole. S’ils viennent de quelque-part, c’est d’une planète étrangère, très lointaine. Ce qui est clair, c’est qu’ils n’ont jamais eu de voisinage, et qu’ils ne comprendront jamais ce que c’est qu’un voisin ; qu’ils font un travail où n’intervient aucun partenaire humain, sinon peut-être comme matériau ; et que pour eux, les dimanches et les heures de loisir ne sont là que pour qu’ils puissent, d’entre leurs haies au milieu desquelles ils ont l’air d’être installés, couvrir les environs, deux fois plus fort que pendant la semaine, de leur tumulte inventif et qui éclate toujours au moment où l’on s’y attend le moins.
Et aucun de ces voisins ne se sent dérangé par celui d’à côté. Chacun est tellement plongé dans son propre vacarme qu’il n’entend même pas l’autre. Quand, un dimanche après-midi, l’un d’eux franchit l’ultime mur du son et que, croyant qu’il lui était arrivé quelque chose d’affreux, je montai sur une échelle posée contre la clôture pour alerter son voisin immédiat, je vis à mes pieds un spectre enveloppé de poussière qui continuait tranquillement à actionner la ponceuse avec laquelle il voulait rendre sa façade aussi lisse que celle du château de Versailles, j’entendis siffler à ma gauche, sur une pelouse résiduelle de la taille d’une niche de chien, une machine à pulvériser le gazon, et ce qui hennissait à ma droite était tout sauf une troupe de chevaux, tandis que dans mon dos continuaient à résonner les cris de volupté d’un film vidéo de location, accompagnés à côté par la centième répétition de la Valse des Puces ou du Boléro. L’un de ces voisins me dit un jour qu’il n’entendait même plus le bruit. Alors, qu’entendait-il ? Et je me suis dit une fois : s’il y a une rédemption, c’est par l’écoute. Mais qu’y avait-il à entendre maintenant ?
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Cet homme avait pour chacune de ses activités au jardin un équipement spécial. Il ne faisait rien à la main. Et l’intervention de ses appareils durait au moins aussi longtemps qu’un travail purement manuel. Il exécutait les choses avec une sombre exhaustivité, après quoi le minéral et le végétal, lorsque je regardais par le trou de ma haie, avaient exactement le même aspect qu’auparavant…
[…]
Quand celui-ci, au cours de l’année, eut acquis la parole, ce fut un événement que d’entendre sa première question. La montée de la voix à la fin de la phrase sonnait comme une tournure jamais entendue, proche du chant. Et un plus grand événement encore fut pour moi le moment où Vladimir, sur une question posée par moi, se mit pour la première fois à raconter. Cela se présenta comme totalement séparé de sa parole ordinaire et même de son chant, précédé par un long silence tendu, puis par une sensible métamorphose, au plus profond de l’enfant, en images et en rythmes, un rayonnement, et il entama, avec comme son introductif un claquement de la langue, une véritable jubilation mélodique.
Mais même dans son parler quotidien, il avait visiblement, mot après mot, la chose sous les yeux, à la différence de tant d’enfants français qui avaient appris le mot avant la première image, de sorte que jamais, même chez les adultes, il ne pouvait y avoir de véritable vue.