Joyce Carol Oates, Les Chutes
Ed. Philippe Rey, trad. Claude Seban.
I, Voyage de Noces
La Veuve blanche des Chutes — Les recherches
3
Colborne n’était pas séparé de sa femme, à ce moment-là. Il habitait chez lui, même s’il lui arrivait souvent de passer la nuit dans la suite du Rainbow Grand. La veille, lorsque la partie-marathon s’était termninée, aux environs de 5 heures du matin, il avait dormi cinq ou six heures d’un sommeil comateux sur le yacht, où il était toujours le bienvenu. Il avait perdu de l’argent au poker et se sentait coupable, dépravé, et contrarié que lui, Clyde Colborne, un homme pesant des millions de dollars, du moins en investissements et en biens immobiliers, un homme aimé et admiré par d’autres hommes quoique blâmé par une épouse et une belle-famille bégueules, en fût réduit à éprouver ce genre de sentiments. Marié trop jeune ! Marié trop longtemps. Son ami d’enfance Dirk Burnaby qui ne s’était jamais marié du tout, qui avait accueilli les joueurs de poker sur son yacht et gagné 1.400 dollars à Colborne pendant la nuit, disait que la domestication du mâle de l’espèce Homo sapiens était la « grande énigme irrésolue » de l’évolution.
Non seulement les femmes nous ont domestiqués pour leur propre bénéfice, mais elles essaient de nous culpabiliser à outrance lorsque la domestication ne prend pas.
[…]
Burnaby disait mystérieusement qu’il n’apprenait jamais que quelqu’un s’était jeté dans les Chutes sans ressentir un pincement de cœur. « Sans la grâce de Dieu, et la chance pure et simple, cela aurait pu être vous. » Mais Colborne n’éprouvait rien de semblable. Lui était un homme d’affaires, et il vendait les Chutes. Il vendait l’idée des Chutes. Pas l’idée d’un tordu névrosé se jetant dans les Chutes.
Cela dit, c’étaient surtout les suicides masculins qui l’exaspéraient. Colborne concédait que les femmes qui sautaient étaient désespérées pour des raisons liées à leur sexe. Une sorte de défaut de naissance : être femme. Les suicides féminins étaient plus pitoyables que condamnables, même si l’église les condamnait. Il s’agissait en majorité de filles jeunes, désespérées, enceintes et abandonnées par leurs amants. D’épouses maltraitées ou abandonnées par leurs maris. Leurs enfants étaient morts. Peut-être les avaient-elles tués. Elles étaient malades, dérangées. Ce n’étaient que des femmes. Au plus fort de la mode romantique des suicides de femmes à Niagara Falls, au milieu du XIXème siècle, toutes les suicidées étaient jeunes, belles, « tragiques »… du moins dans les portraits qu’en faisaient les journaux. Au milieu du XXème siècle, les choses avaient changé. Énormément. Les suicidées étaient maintenant des filles et femmes pitoyables, et non les héritières ou les maîtresses dédaignées d’hommes fortunés, et les médias ne romançaient plus leurs morts.
Mais les hommes ! Des fils de pute égoïstes. Des lâches, forcément, qui choisissaient la solution de facilité. Salissaient la réputation des Chutes. Des exhibitionnistes. Regardez, regardez-moi ! Je suis là.
Sauf que : Colborne savait à quoi ressemblait un cadavre après être passé dans les Chutes. Lorsqu’il remontait à la surface du fleuve, des jours et parfois des semaines plus tard. Des kilomètres en aval, dans le lac.
Les Chutes exerçaient néanmoins un charme maléfique, qui ne faiblissait jamais. Lorsque vos grandissiez dans la région du Niagara, vous saviez. L’adolescence était l’âge dangereux. La plupart des gens du cru se tenaient à l’écart des Chutes et ne risquaient donc rien. Mais si vous approchiez trop près, même par curiosité intellectuelle, vous étiez en danger : vous commenciez à avoir des pensées qui ne vous ressemblaient pas, comme si le tonnerre des eaux pensait pour vous, vous dépossédait de votre volonté.
Clyde Colborne aimait se dire qu’il était à l’abri de ce genre de pensées. Comme l’avait remarqué Dirk Burnaby un jour, il fallait avoir une âme profonde, mystérieuse, pour vouloir se détruire. Plus on était superficiel, moins on courait de risques.
5
« Bonjour, Burnaby. Dieu merci, tu es là ! »
Il appelait d’un téléphone public dans le hall. Il avait besoin d’aide. D’un verre. De soutien moral. Dirk Burnaby était l’homme à consulter dans ce genre de situation désastreuses. Juste pour parler, peut-être. Demander des conseils avisés. Un réconfort. à n’importe quel heure du jour ou de la nuit. Le pauvre type était insomniaque depuis la guerre. Il aimait avoir des nouvelles de ses copains. Un célibataire se sent presque aussi seul qu’un homme marié.
III, Famille
La femme en noir
1
Royall tendit le cou pour regarder un Christ de trois mètres au sommet d’une croix de pierre. Un oiseau avait construit un nid de ficelle et de paille à la section de la croix. Ce Christ avait une belle tête, conronnée d’épines mais triomphante. Et pourtant je ressusciterai. Royall frissonna, il y avait là quelque chose d’exaltant. Malgré tout, il était content de ne pas avoir été baptisé. On attend trop de vous ! À proximité se trouvaient plusieurs anges de pierre. Un ou deux d’entre eux étaient si abîmés qu’on ne pouvait dire s’ils représentaient des hommes ou des femmes. À moins qu’il n’y eût pas de différences sexuelles entre les anges ? Celui que Royall préférait était un ange garçon aux ailes musclées de faucon et à la lèvre supérieure pugnace. Un peu comme Royall lui-même. Des fientes vert radium luisaient sur sa tête et ses ailes mais il contemplait le ciel sans se laisser désarçonner. Que le chant des anges te porte à ton suprême repos. Royall se demandait quel désir fou avait inspiré l’idée des anges.
« C’est sans doute un rêve que quelqu’un a fait ? »
Il parlait tout haut, comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il était seul. Une habitude qu’il avait depuis l’enfance comme celle de siffloter, de fredonner tout fort ou même de chanter. En l’entendant, les gens avaient tendance à sourire. Un garçon heureux, sans complication, voilà ce qu’ils pensaient de Royall Burnaby.
Mais pas très mûr, et pas ambitieux. Il était tout juste parvenu à surnager au lycée, non par manque d’intelligence (soutenaient ses professeurs), simplement par paresse.
6
Être furieux contre son frère était nouveau pour Royall. Être « en colère » contre qui que ce soit, en fait. Et chassé de chez lui ! Peut-être s’engagerait-il dans les Marine. Ils recrutaient des types comme lui. Peut-être changerait-il de nom : « Roy » convenait mieux que « Royall » lorqu’on était seul dans la vie à dix-neuf ans, fils de personne. Quand on s’appelait « Roy », on n’était pas toujours en train de siffloter et de fredonner, les pouces passés dans la ceinture, comme une version éculcorée de James Dean. On regardait les adultes – les autres adultes – dans les yeux et on leur disait ce qu’on voulait.
Peut-être.
Les voix
4
Royal a vu. Le moi fantôme de Juliet
Reconnaissable surtout dans une lumière oblique. La suivant de près, comme un reflet d’eau frissonnante, une apparition qui se meut avec la grâce inconsciente, un peu gauche, de la jeune fille elle-même.
Une somnambule, voilà à quoi ressemble souvent Juliet lorsqu’elle est dehors. Ses yeux aux paupières lourdes, ses cheveux bouclés qui lui tombent dans le dos comme une crinière broussailleuse. Des cheveux qui dégagent une odeur romantique et mélancolique de feuilles d’automne mouillées, ou de violettes battues et ravagées par la pluie ; un parfum qui attire les garçons plus âgés et les hommes. Royall a vu, et n’a pas aimé ce qu’il a vu : cette expression accablée sur les visages masculins en présence de Juliet, comme si elle leur rappelait quelque chose de crucial qu’ils avaient perdu.