André Suarès, Ames et visages
VISITE A PASCAL, III Ascétisme du cœur.
L’ascétisme du cœur est le triomphe le plus rare de l’âme. C’est l’exercice de prédilection pour les âmes qui n’ont point de semblables. Il est la grande tentation des plus saintes, qui l’envient quand elles le connaissent, mais sans pouvoir y atteindre, car bien peu y réussissent. Les âmes froides ne peuvent seulement pas comprendre en quoi cet ascétisme consiste. Et il y faut d’abord, en effet, des passions brûlantes, un feu qui se replie sur soi-même, qui se cache et se dévore.
J’ai connu des hommes épris de pénitence et qui eussent voulu avoir deux corps à faire souffrir, pour travailler leur chair d’une double souffrance. J’en ai vu d’autres, tentés par le zèle de charité, qui eussent créé les malades en ce monde pour leur donner des soins, les coupables pour les sauver, et les lépreux pour les entretenir. Mais ce n’est encore qu’une charité sans passion. Pour sainte qu’elle soit, elle a toute sorte de limites ; elle est même basse, parfois ; car enfin il y a des degrés dans la sainteté même. Chacun est saint à sa manière, quand il l’est ; ou plutôt, chacun qui peut l’être, ne le peut que d’une manière seulement, qui est la sienne. On ne doit rien demander à personne que d’aller sur sa voie, jusqu’au bout ; et si c’est à deux pas, c’est qu’on n’a point de quoi fournir une marche plus longue. Il est admirable que toute égalité est vaine, si ce n’est devant la pensée unique qui nivelle tout, en réglant tout à son néant.
La plus belle route à la perfection et la plus difficile, où presque personne ne va, est celle que le cœur ouvre, dans l’ascétisme, à la passion. Et rien n’est si peu connu, car rien n’est si rare. La passion, rare en tout, l’est bien davantage quand elle se persécute pour décupler ses forces, et, quand elle les exerce uniquement afin d’en mettre la puissance doublée au service d’une amour parfaite. Ce feu de passion, elle l’alimente donc pour entretenir la flamme d’une lampe hors de toute vue, pour le plus grand nombre des hommes, et où tout l’égoïsme, incessamment renouvelé en sa source, ne brûle que de se consumer. Une fin presque divine est celle-ci : persévérer en soi-même au-delà de toute mesure, pour soi-même s’immoler.
Les saints, en vérité doivent en être tentés et s’ils ne sont pas séduits, c’est que la prudence les retient au bord de cet abîme où l’orgueil séjourne. Puis, ils n’ont pas en eux assez de cette force surprenante, pour en avoir assez l’intelligence. Elle les attire par son mystère, et leur fait peur, comme la séduction. Pascal est l’homme de cette fin presque divine. Il ne veut pas qu’on le range parmi les saints. Sa grandeur, pleine d’une humilité superbe, s’en confesse très indigne. Oh, que je le vois viser plus haut ! Et par ce qu’il voit, lui-même, au fond de son cœur, comme nul autre homme n’y a vu, ce grand chrétien s’emplit d’amertume; et il tremble.
L’ascétisme du cœur est l’exercice de l’homme qui dirige sa passion au terme de l’infini, et à ce terme seulement. De l’infini, il fait son objet unique, où toute cette passion s’applique, en tout moment. Là un comble de passion sans cesse se dépassionne de tout et de soi, passionné d’une beauté unique, et d’une seule vérité, l’une ou l’autre étant la perfection.
Les cœurs froids n’ont pas de peine à se déprendre. Beaucoup de saints n’ont rien pu faire de mieux que d’être saints, sans doute ; mais plus d’un, peut-être, n’eût pas pu faire autrement. La charité peut être le pis aller d’une âme sèche et lente, à qui la raison persuade le beau parti de s’émouvoir. L’imitation de Dieu, ou un zêle décidé pour le devoir, ouvrent une vie inespérée à des hommes, honnêtes par nature, mais d’une vertu sans horizon jusque-là, et pour ainsi dire sans espoir. Parfois ils sont tels qu’ils font tort de leur vertu à la vertu même. Plus d’un sectaire froid ignore que la raison qu’il a est moins féconde que les torts qu’elle n’a point et qu’elle combat. Il y a, dans la vertu qui court le monde, beaucoup de paille, et l’apparence seulement de l’épi ; faute de cœur, l’épi est vide ; la moisson paraît belle, et sur l’aire on recueille à peine un peu de grain. Que de gens doux sans douceur, que de mollesse ou de froideur qui paraît bonne ? Le plus souvent, la bonté n’est faite que du mal absent, comme la paix entre les hommes résulte, non de l’horreur qu’ils ont de la guerre, mais de leur lâcheté à la faire.
L’ascétisme du cœur est donc une lutte et une victoire continuelle. La force la plus grande s’y exerce à vaincre sans cesse, pour triompher sans cesse d’elle-même. Voilà comme est Pascal. Son image seule conte ce combat perpétuel en traits inoubliables. L’extrême tristesse de ce visage sans maigreur, la profonde attention de ce regard penché, ne parlent pas d’une âme naturellement sainte. Toute la puissance de cette âme est cachée. Le front de l’homme fuit ce que ce regard rêve en lui-même, tant il l’a pris à soi ; et tout ce que cette bouche, si avide à la fois et si dédaigneuse, s’avance pour goûter, le menton en dément l’appétit, et le ravale.