Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin
Ed. Albin Michel
Chap. IV
— Alors, la guerre a commencé ?
— Euh… oui ça y est, les premiers missiles ont été…
— C'est bien.
[…]
— Oseriez-vous dire que la littérature n’a rien à voir avec les sentiments ?
— Voyez-vous, jeune homme, je crois que nous n’avons pas la même conception du mot « sentiment ». Pour moi, vouloir casser la gueule à quelqu’un, c’est un sentiment. Pour vous, pleurer dans la rubrique « Courrier du cœur » d’un magazine féminin, c’est un sentiment.
— Et pour vous, qu’est-ce que c’est ?
— Pour moi, c’est un état d’âme, c’est-à-dire une jolie histoire bourrée de mauvaise foi qu’on se raconte pour avoir l’impression d’accéder à la dignité d’être humain, pour se persuader que, même au moment où on fait caca, on est empli de spiritualité. Ce sont surtout les femmes qui inventent les états d’âme, parce que le genre de travail qu’elles font laisse la tête libre. Or, une des caractéristiques de notre espèce est que notre cerveau se croit toujours obligé de fonctionner, même quand il ne sert à rien : ce déplorable inconvénient technique est à l’origine de toutes nos misères humaines. Plutôt que de se laisser aller à une noble inaction, à un repos élégant, tel le serpent endormi au soleil, le cerveau de la ménagère, furieux de ne pas lui être utile, se met à sécréter des scénarios débiles et prétentieux — d’autant plus prétentieux que la tâche de la ménagère lui paraîtra basse. C’est d’autant plus bête qu’il n’y a rien de bas à passer l’aspirateur ou à récurer les chiottes : ce sont des choses qu’il faut faire, voilà tout. Mais les femmes s’imaginent toujours qu’elles sont sur terre pour quelque mission aristocratique. La plupart des hommes aussi, d’ailleurs, avec moins d’obstination cependant, parce qu’on leur occupe le cerveau à l’aide de comptabilité, d’avancement, de délation et de déclaration d’impôts, ce qui laisse moins la place aux élucubrations.
— Je crois que vous retardez un peu. Les femmes aussi travaillent, à présent, et ont des soucis identiques aux hommes.
— Que vous êtes naïf ! Elles font semblant. Les tiroirs de leurs bureaux regorgent de vernis à ongles et de magazines féminins. Les femmes actuelles sont encore pires que les ménagères d’antan qui, elles au moins, servaient à quelque chose. Aujourd’hui, elles passent leur temps à discuter avec leurs collègues de sujets aussi substantiels que leurs problèmes de cœur et de calories, ce qui revient exactement au même. Quand elles s’ennuient trop, elles se font sauter par leurs supérieurs, ce qui leur procure l’ivresse délicieuse de foutre la merde dans la vie des autres. Ça, pour une femme, c’est la plus belle promotion. Quand une femme détruit la vie d’un autre, elle considère cet exploit comme la preuve suprême de sa spiritualité. « Je fous la merde, donc j’ai une âme », ainsi raisonne-t-elle.