Antonio Lobo Antunes, Le cul de Judas
Ed. Métaillié – trad. Pierre Léglise-Costa
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Mangando, Marimbanguengo, Bimbe et Caputo : le type s’est enfin immobilisé dans une dernière secousse, ce qui restait de sa gorge a cessé de verser son bouillon anxieux, le caporal au petromax a laissé pendre son bras et les ombres se sont couchées sur le plancher comme des chiens honteux et soudain immobiles.
Nous sommes restés longtemps à contempler le cadavre, maintenant calme, les mains mollement ancrées sur les cuisses, les bottes qui me paraissaient dilatées par un remplissage de paille, immobiles sur la plaque en fer blanc, mal peinte, de la table d’examen. Ceux qui guettaient par les fenêtres ont disparu des encadrements en direction de la caserne, le petit groupe tassé s’est dissout lentement dans un murmure indistinct, et moi, vous savez, j’aurais donné mon cul pour être loin de là, loin du gars mort qui m’accusait en silence, loin des ampoules de morphine qui s’entassaient, vides, dans le seau des pansements, parmi la gaze, le coton, les compresses, pour être à Paris en train d’expliquer dans un café comment on combat le fascisme, pour être à Londres en train de catéchiser avec du Marcuse les jambes d’une Anglaise éblouie, pour être à Benfica en train d’effleurer du doigt le front de ma fille qui dormait, en train de lire Salinger, devant les rideaux ouverts sur le figuier du jardin, où la nuit s’embrouillait comme mes mains maladroites embrouillaient les écheveaux de laine de mes tantes.
Non. Pas encore. Laissez-moi vous caresser lentement, sentir votre peau contre la mienne, le flanc, la courbure légère de la taille. J’aime la saveur de votre bouche, toucher avec la langue la plaque des dents qui me guarantit une merveilleuse périssabilité, voir les paupières se baisser lorsque vos lèvres s’approchent, assister au morne abandon entier de votre corps. Ce corps est une île à la dérive sur la mer d’immeubles et de toits de Lisbonne, nos cheveux, les mèches pendantes de palmiers au vent, les phalanges qui se cherchent dans une reptation anxieuse de racines. Au moment où vos genoux s’écarteront doucement, vos coudes me serreront les côtes et votre pubis roux ouvrira ses pétales charnus dans une reddition humide de vulves chaudes et tendres, je pénètrerai en vous, vous entendez, comme un chien humble et galeux sous un escalier pour essayer d’y dormir, en cherchant un refuge impossible sur le bois dur des marches, parce que le type de Mangando et tous les types de Mangando et Marimbanguengo et de Cessa et de Mussuma et de Ninda et de Chiume se lèveront, de leurs cercueils de plomb à l’intérieur de moi, enveloppés dans des bandages sanguinolents qui s’envolent, exigeant de moi, dans leurs lamentations résignées de morts, ce que je ne leur ai pas donné, par peur : le cri de révolte qu’ils attendaient de moi et l’insoumission contre les seigneurs de la guerre de Lisbonne, ceux qui dans la caserne du Carmo chiaient dans leur culotte et pleuraient honteusement, dans une panique vertigineuse, le jour de leur misérable défaite, devant la mer triomphale du peuple, qui entraînait dans son chant impétueux, comme le Tage, les maigres arbres de la place.