Pierre Guyotat, Idiotie
Ed. Grasset & Fasquelle.
Laideronnette
Jusque-là rien que tourner autour de dancings en bord de Saône, en amont de Lyon, de Marne, en amont du confluent avec la Seine, y entrer, m’y tenir au bord de la piste, y regarder le flux et reflux des couples, jamais la même jamais le même, libres, eux manuels, apprentis, de chair facile – le maniement, dans Lyon, des cageots aux Halles des quais, à Paris, de mon Solex, des cartons, ne m’a pas fait la mienne, trop nimbée d’Art, raidie de contraintes « de classe », de l’intérieur trop ancestralisée ; la lecture, la vision, l’écoute des passions humaines, divines, exagérées, transfigurées, romans, tragédies, tableaux, sculptures, opéras, oratorios, embarrassent mes articulations, pèsent sur ma volonté première ; la connaissance du plaisir accompli – solitaire mais peuplé de figures écrites – et de sa suite dépressive obligée – de sa punition : le dégoût de tout texte – me retient – et l’ennui, d’y perdre du temps pour l’esprit – au bord de l’étreinte – et comment y figurer, avec honneur, sans une fougue égale à celle des transports des héros amoureux ? Et formé dans l’habitude de bander dur et durable aux créatures de mon imagination tant que je peux les faire parler, donc, moi, me faire écrire, leur donner du plaisir – et de la dignité par l’art –, aurai-je autant d’élan, d’endurance sur du réel, du vivant selon les hommes ? À ce moment de ma vie, je ne connais encore que trop peu des choses du monde, humains, conscience, nature, antipodes, et l’imagination y supplée, l’acte même d’imaginer plutôt que ses créatures ; et, par-dessus tout, moi qui pourtant sais patienter – espérer plutôt que patienter –, je ne crois que dans l’inspiration, que dans ce qui se fait d’un coup, sans reprises : décomposer un acte, en phases, quand la logique est une lumière, un éblouissement, une danse, un rire, l’accord avec Dieu Créateur…–
[…]
…je descends en sous-sol : d’une toilette entrouverte, un petit geignement sous un fou rire, une jambe gainée sur quoi ruisselle du sang jusqu’au haut talon vert et s’écoule sur le sol carrelé : mon regard remonte vers la poitrine secouée serrée dans la soie miroitante, ce corps, charnu, désirant, désiré de qui serré contre dans la toilette exiguü, pour mes yeux éblouis et clignotants, en son milieu, plus haut que ce dont sourd le sang, une puanteur s’en exhale, qui n’est pas d’excréments mais d’entrailles pourrissantes, un grouillement de matières d’un tube à l’autre, d’une poche gluante à l’autre, des transmutations chimiques incessantes, des boudins torsadés où la nourriture la plus délicate, la plus poignantes – nourrissons – s’empuantit à mesure de son ingestion jusqu’à défécation où elle se désempeste en bouse… c’est notre bonté, notre hantise d’y manquer, l’improfondeur de notre urgence à vivre, notre désir, qui habillent de beauté cet intérieur monstrueux ; comme nous voyons du plein dans l’agrégat d’atomes, de l’Art dans un cafouillis de pensée, de forme, mis au point. Notre corps humain d’aujourd’hui le Créateur l’eût pensé autrement, celui que nous subissons est un ensemble artisanal fragile, naïf, pas de quoi, croyants ou non-croyants, s’en extasier : la « perfection du corps humain », le sexe, l’opération chirurgicale, la souffrance, la guerre, la mettent à bas plusieurs millions de fois par seconde, de par le monde.
Sophie
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Lavé, je redescend marcher, mon pied sur une plaque de glace me ramène à l’avant-vol, toute armoire en fond de magasin d’antiquités à celle de la chambre de ma naissance où j’ai arrêté ma vie ; eux là-bas, même en tourment, vivent.
Même lui, si esseulé, mon père – mais l’est-il toujours, outragé, et par moi ?
J’hésite à toucher, rue, magasins, chambre, ce qui est de la vie d’avant, de la vie des autres : en ai-je le droit ? Un pommeau de grille aux Tuileries, un ticket de métro, de la monnaie ; puis-je, dans une église, regarder le regard d’une statue, d’une figure de peinture ; mon regard, à cru ou avec verres, glisse sur la petite lumière du Saint Sacrement dans le tabernacle : nul dieu ne veille plus sur moi ; par Qui ai-je été voulu, porté, enfanté ? L’ai-je même été ? Ou ne serais-je pas un double dont le premier me rejette ? Je fais effort pour me surplomber, me voir dans tout ce dont je me souviens du courant de ma jeune vie et tout s’effondre quand de mes yeux intérieurs j’approche du moment du vol : commis en pleine lumière, l’acte ne peut échapper à mon regard panoramique interne. Aucun acte de Bien, d’héroïsme mortel même, ne peut plus l’effacer. Et mes yeux externes restent secs : nul remords, nulle peine ne peut l’abolir ; nulle main amie – la seule, à pourrir maintenant sous la terre… – pour, touchant la mienne ou mon épaule…
Nulle bouche – la seule (et serait-ce si sûr?) à, maintenant, s’ouvrir en dents, en os, dans la fosse sous dalle de béton – pour toucher ma joue, mon front, ma nuque : ce mouvement qu’elle faisait si souvent, soudainement, de m’étreindre de côté et de m’y frotter le dos, ce serait, maintenant, d’un squelette, ah dieu !
Je traverse avenues, rues, places sans regarder, ni droite, ni gauche, ni devant, comme si je n’existais pas, pour moi et pour les autres : les freinages, les klaxons sont pour les vivants. Au mieux, mon tourment de ne plus être en totalité s’oppose, comme un bloc de pierre – larmes non versées en bloc de sel –, au mouvement externe.
[…]
D’un couloir rouge, des seins corsetés de blanc s’avancent sous le néon ; je me sens pâlir, mes dents retiennent un vomissement de rien, mes entrailles se tordent, la douleur me tord la bouche, le gargouillis de mes boyaux résonne dans le couloir capitonné, les seins bougent, sautent devant la chute de neige ; je comprime de mes poings ce gargouillis qui me désigne : une bouffée de chaleur m’alanguit, je vois au dessus des seins une tête bouclée dont la bouche s’ouvre sur la neige, appelle, flocons fondant sur des lèvres retroussées ; toutes mes forces dans chair, muscles, os pour m’élancer hors de ce stupre rouge ! Une main sous ces seins, me frôle, potelée, la cuisse, le ventre creusé, je glisse sur le trottoir qui reverglace, me relève, la fesse contusionnée, le choc, la douleur arrêtent la pâmoison ; je marche, dans une quinte de toux, boitant, vers Saint-Eustache – jadis sainte Agnès vierge martyre emmenée au bordel puis, chevelure repoussant sur tout son corps inaccessible, égorgée –, dont les loqueteux quittent les marches du porche.
Exode
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Depuis la toute petite enfance, ce reste de sang qui brille sur le bord de l’asphalte, dont ma mère me prenant au cou détourne mon regard : celui, juin 1944, d’un ou de tous les jeunes FFI fusillés par les Allemands dans leur retraite vers Paris, le sang de guerre.
Sitôt apparu, sitôt retiré dans la pensée, dans son obscurité ou dans sa lumière pleine, enfer ou paradis – purgatoire : mesure, anti-art… –, à chaque foisqu’il apparaît, c’est comme une première fois qu’il apparaît, c’est comme une première fois – comme dans l’amour, la passion, toute courbe du visage, du corps aimé, toute inflexion de voix, toute flexion, toute odeur, parfum…
Toute manifestation du réel n’est qu’un signe avant-coureur ou d’après-coup d’une pensée continue de la violence du monde – mais violence de la vie –, de l’humain à l’humain, de la nature (maladie) à l’humain, de l’humain à l’animal, de l’animal à l’humain, des animaux entre eux, du corps à l’esprit, de l’esprit au corps… – une confirmation de ce que j’éprouve, imagine en continu et en silence.
Presque tout, je le vis comme au bord de la raison. Dans cet intervalle entre la raison et son explosion.
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Entre deux reprises de la brise, quelques volutes du chant des fillettes, voix de garçons s’y mêlant comme pour les troubler.
Mitraillades devant, vers la côte, derrière, vers les faubourgs surpeuplés de paysans déplacés dans des villages de regroupement du bled. La porte de la salle de bain s’ouvre, vapeur rose dans le couloir resté obscur, garçon puis fille en sortent, main à main : ils scrutent vers la pièce où je suis entré, lui, lâchant la main, bondit, devant moi, de son poignet pelu replie le drap, mais elle, dont seuls visage et chevelure ont été lavés, s’accroupit, triture les jouets dans un reste de plis au parquet ; l’arrière du short ouvert sur le bas de la croupe, les ondulations des petits os, les seins, plus gros qu’avant, sous les mèches encore mousseuses, en haut, le parfum, en bas, l’odeur ; les yeux me regardent au-dessus d’une poignée de jouets qu’elle commence de lécher de sa courte langue rose fleur, parfaite de forme de chair bien que, je l’imagine, elle la jette dans tous les interstices douteux ou dangereux, dans les essaims à dards, sur toutes les lames, du petit couteau au hachoir, à la scie ; quels sons, quel son parviennent dans cette oreille si bien ourlée, dont un halo de rayon rose d’or traverse le pavillon ? En bas, au-dessus du plancher, l’organe s’ouvre-t-il dans l’accroupissement, laisse-t-il suinter encore du sang ? Des mouches – que l’obscurcissement commence d’engourdir et fait rentrer dans les trous – errent, lourdes, autour.
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… Tels ceux que la Tahitienne de Gauguin fait porter par les fleurs rouges en leur plat dans le premier tableau de maître que, si j’excepte celui, un paysan et sa petit fille en fichu rouge se hâtant d’une chaumière basse à l’autre, de l’école romantique polonaise suspendu chez nous à la tenture des Tatras, je vois, mes treize ans et demi, l’été, au musée des Beaux-Arts de Lyon, ma main dans celle de ma mère venue avec moi, par le car, depuis notre village d’au bord du piémont du Rhône, en ville, pour une séance de rayons : que regarde l’autre Tahitienne à son flanc, un sein découvert au bord du pan bleu allant vers l’épaule ? Que lui dit-elle plutôt? Nos deux mains se resserrent l’une dans l’autre, ce sein jaune au téton rose sang retenu par l’étoffe bleue, ne serait-ce pas, le sait-elle ? Mon membre déjà, au gland découvert, retenu exprès dans cette tirée relâchée de la défroque que je me taille dans de la chute de tissu de sa réserve de couture et souille au charbon ou à la graisse de moteur avant de me l’enfiler et me le tendre détendre retendre toujours plus serré sur mes « parties » jusqu’à m’y faire un entrecuisse de fille en les y aplatissant ou, au contraire, étoffe moulant au plus près les parties en croissance – pagne du Crucifié et des soldats, lances levées, jusqu’à l’ourlet cicatrice de la circoncision – pour, non pas tant y jouir (déjà le désir comme avancée, élan créateur, et jouissance comme arrêt du temps, satisfaction « bourgeoise »), que, je ne sais encore trop pour quelle échéance, impulser ce que je commence à dessiner-écrire dans le secret, sous le couvert d’une petite poésie issue du romantisme puis du symbolisme et d’une petite peinture de plein air : faire apparaître sur le feuillet, par la montée du désir – pour quels corps, alors, pin-up à l’américaine aux deux-pièces serrés, filles, femmes en abandon ou torsion ou poursuivies ou tiraillées dans les tableaux ? Pour le désir pour lui-même ? Pour y échapper à l’ordinaire ? –, peut-être des mots nouveaux, des morceaux de mots tentateurs et plus ? Des mots qui m’attirent vers le futur. Qui, accélérant le désir, produisent en même temps que l’explosion : une giclée du liquide de la reproduction – contre quoi va mon imaginations –, une sécrétion qui, comme celles du Christ en agonie puis outragé puis cloué, manifeste devant le monde l’intensité, la vérité de l’engagement, l’écriture, la coulée d’encre, la trace indélébile pour moi du moins aux yeux de Dieu, c’est-à-dire de ma conscience, de la vision sonore d’un « bordel » dont le mot même me fait bander avant que j’aie pu y placer des figures, qu’à froid je serais bien en peine de faire lever : il y faut un acte, un risque, puisque à la giclée succède un temps, très long pour moi enfant, de dépression où je dois surmonter, avec mes faibles forces solitaires, la tentation d’en finir.
La main de ma mère quitte la mienne quand mon père nous reprend sur les marches du musée pour nous ramener en voiture chez nous et qu’il me reprend ma mère, lasse et de ne pouvoir le dire devant moi dans un enlacement de tendresse accrue.
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Logés, ces yeux, ces globes, leurs enracinements, en orbites d’un crâne que qui penserait à se le voir, à peine celui d’autres vivants, ailés ou provisoirement rejetés : d’une tête encarnée et revêtue de poil, dont j’ai tout oublié, bouche comprise, quand je parle (pour vivre oublier son corps) ; c’est depuis un fantôme que nous vivons : à peine en voyons-nous les mains, les pieds, les genoux – quand nous sommes assis.