Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Thomas Edward Lawrence, La matrice

Trad. Étiemble

[Thomas Edward Lawrence, 1888-1935. Diplômé d’Oxford, arabisant, archéologue, il devient membre des services de renseignement britanniques pendant la Grande Guerre. Agissant auprès de l’émir Fayçal, sa participation active au soulèvement arabe contre les Turcs, alliés de l’Allemagne, le fera devenir pour la postérité Lawrence d’Arabie. Déçu par les suites du conflit, il écrit Les sept piliers de la sagesse, puis s’engage anonymement comme simple soldat dans la R.A.F. De cette expérience il tirera La matrice. Le chapitre III/16 ci-dessous figure dans les derniers de ce livre. Il aura frappé tous les lecteurs de Lawrence, qui savent qu’il va se tuer à moto le 19 mai 1935. La machine est ici personnifiée comme un véritable destrier – qui nous remet en tête cette splendide chamelle avec laquelle il parcourut le Hedjaz.]

I, La matière première

14 – Sortie

À quelques lits de moi, un conseil de guerre fescennin imposait à tous l’attention, tant on y criait fort. La riche voix de Marin, polie par la bière, s’élevait et coupait le grognement de Chine. La Perche était accusée de se taper la colonne. « Se taper le bout-dehors », dit Marin, qui redevenait matelot. Le caporal Abner se rapprocha de deux lits, afin d’intervenir si les parties en venaient à la démonstration, mais cela finit en rires d’alcooliques, par chance. La soûlerie parfois débride la chair comme le cauchemar force le cerveau.

19 – Char à merde

Le chauffeur s’arrêta à l’incinérateur ; nous descendîmes pour tousser et, à goulées, rendre le rose à nos visages : « Entre en marche arrière ! Et fais descendre le marchepied », dit le caporal. Mais le chauffeur est un vieux troufion, non pas une bonne poire de bleu. « Que je t’en foute, oui. Si tu t’imagines que je vais me grouiller ! Elle est foutrement bien là où elle est, la bagnole ; attends que je m’aie vachement bâfré. – Rassemblement, vous quatre ! » nous jeta le caporal, dans un aboiement rauque, pour masquer sa déconfiture ; il nous ramena d’un pas raide vers la cuisine ; avec des Gauche ! Droite ! Gauche ! Droite ! Gauche ! Destinés à attirer l’attention sur sa régimentalité. Les pelotons étaient précisément en train de sortir pour l’exercice de l’après-midi, nous rougissions à la pensée qu’ils pourraient nous voir en notre sale état. Qu’on les fasse défiler devant les spectateurs quand cela n’est point nécessaire, voilà qui plus que tout humilie les soldats, en marquant trop leur esclavage.

25 – En blaguant

Au matin, quand nous nous réveillâmes, c’était comme si nous n’avions jamais été ailleurs. Pourtant, le besoin d’un maître criait très fort en nous : de sorte que nous nous rassemblâmes nous-mêmes, fort exactement, sous les ordres de Marin, pour organiser l’E. Phy. Et le petit déjeuner selon les voies de l’uniformité. Nous sommes désormais endurcis à l’E. Phi. Et nous en éludons les âpretés. Quand ils en reviennent, les plus jeunes rampants peuvent bien rire et jouer parmi les lits à demi faits, mais moi je suis désemparé juqu’à l’après-midi. Naturellement, elle est mentale en partie, cette détresse. J’ai voulu m’assurer que tout exercice, toute exhibition délibére du corps est une prostitution ; nos formes créées ne sont que nos accidents, jusqu’à ce que, par le plaisir ou la peine que nous y prenons, elles deviennent notre faute. Aussi, l’attention que je dois porter à mes bras, à mes jambes, est la part la plus amère de la facture que je paie pour l’avantage d’être engagé.

II, Dans le broyeur

2 – Les quatre sens

Son, ne dure pas ; vue, ne dure pas ; odorat ? Eh bien, une minute après que notre personnalité revient d’une absence, nous ne percevons même pas notre odeur. Le toucher ? Je ne sais pas. De tous mes sens, c’est le toucher que je crains et que j’évite le plus. À Oxford, le prédicateur distingué, à quelque office du soir et à propos de maladies vénériennes, déclarait : « Et laissez-moi vous implorer, mes jeunes amis, de ne pas mettre en danger votre âme immortelle pour un plaisir qui, selon mes informations, et elles sont dignes de créance, dure moins d’une minute trois quarts. » Je ne saurais parler d’expérience plus directe, n’ayant jamais été tenté d’exposer mon âme mortelle ; et six sur dix des types engagés partagent mon ignorance, en dépit de leurs propos incendiaires. La timidité, un désir d’être propre ont imposé la chasteté à tant de jeunes aviateurs, dont la vie se passe et se dépense dans le célibat que leur impose l’étreinte rugueuse de leurs couvertures. Mais si le parfait compagnonnage, l’assouvissement avec un corps vivant est aussi bref que l’acte solitaire, alors le spasme n’est en vérité rien de plus qu’une convulsion, un fil de rasoir temporel qui s’émousse tellement par la récidive que la tentation vacille et se mue en apathie, en lassitude dégoûtée, une fois tous les trente-six du mois, quand la nature nous y contraint.

4 – Sous-officiers

Ce soir, à la nuit tombante, le sergent aviateur Crowe vint à la baraque et me demanda l’Histoire de l’aviation durant la guerre, par Raleigh. C’est un livre qui a du succès : un autre type l’avait emprunté, il n’eut donc pas de chance. Il regarda mes rayons et voulut savoir si j’avais étudié la psychologie, et quels seraient les meilleurs livres qui l’aideraient à écrire un article sur la psychologie de l’aviateur. Est-ce que Foyle aurait ce genre de livre ? S’il me payait mon billet, est-ce que je voudrais y filer samedi et les lui acheter ? Il m’obtiendrait une perm pour Londres.

Et aussi, pourquoi étais-je dans la R.A.F. ? Je lui expliquai que j’avais abusé de la vie imaginative, telle qu’elle se manifeste par l’étude, et que j’avais besoin de rester en friche un moment, au grand air. Cela signifiait : gagner ma vie de mes mains, puisque j’étais sans ressources et que mes mains d’universitaire ne valaient pas un repas, quel que fût mon métier. Je m’étais donc engagé. Je lui fis grâce de mon besoin d’abaissement, à la recherche où j’étais d’une position sûre, d’où je ne pourrais tomber plus bas ; ni de l’indispensable obligation où j’étais de rapprendre la pauvreté, ce qui est dur quand on a eu de l’argent pendant quelques années. J’ai le sentiment d’avoir obtenu ce que je souhaitais, en ce qui concerne l’abaissement et la pauvreté. Mais peu de médecins, je gage, eussent prescrit Hardy et le sergent Poulton comme remèdes à la nervosité.

11 – Jadis et maintenant

[...] nos manières, qui sont très bonnes – pour peu qu’on ne tienne aucun compte de la grossières façon dont nous nous étiquetons mutuellement. Il n’est pas impoli d’appeler quelqu’un un sacré con, sans aucun motif. Il se contentera de vous lancer un foutu menteur, en réplique. Ces formes émoussées du langage sont le libre-échange d’égaux. Ma gorge, qui fait la difficile, s’étrangle aux jurons et aux obscénités, c’est pourquoi je ne puis parler très amicalement à leurs oreilles, et comme je ne leur réponds pas sur le même ton, ça les empêche de sacrer après moi. Si bien que, dans les menus propos (qu’en outre je n’ai jamais su tenir), il y a entre nous une contention artificielle. Je déteste qu’on me rende un service, si bien que lorsqu’ils m’en rendent un, leur effort est mal reconnu. Quoi qu’il en soit de ces exceptions, nous sommes en termes d’amitié égale et compréhensive. Je trouve en eux une gentillesse virile et toujours disponible, une étincelle nature qui me fait me sentir curieusement à l’abri, au milieu d’eux. Vivre dans la baraque 4, c’est avoir les pieds sur le plancher des vaches.

Ce qu’on perçoit de notre vie a une nudité musclée, unie à tant de candeur dans les appétits, qu’on pourrait (si c’était cohérent, délibéré, exprimé) proprement la dire absolue. Mais c’est muet. L’étendue de notre vocabulaire, à la baraque, est bornée au saxon ; les mots abstraits sortent rarement de leurs lèvres, et gauches, puant l’imprimé. J’ai idée que ces gestes faciles, la variété du ton, leurs incessantes extravagances corporelles découlent en partie de leur pauvreté langagière et soulagent ces émotions précisément dont se purge l’homme sophistiqué, qu’il les explicite ou non, en les formulant.

13 – Le petit peu plus

[…] Trois minutes plus tard, c’était l’appel. Marin s’approcha pour m’emprunter mon Don Quichotte, prétexte pour s’asseoir sur le lit, et demander si je serais malade demain matin. Les frissons de ma fièvre avaient effrayé tout le monde. Marin avait été l’un de ceux qui m’avaient déshabillé après la gym, à travers laquelle je passai, semble-t-il, sans observation du moniteur.

Ce qui me gêne, là, quand je suis bien, c’est partie répugnance physique (je déteste séduire mon corps, fût-ce par ordre) et partie peur. La question que je me pose aussi souvent que je pense à ça – et maintenant nous avons l’E. Phy. deux fois par jour – n’est pas si je vais m’y effondrer, mais quand. Le point de rupture est toujours à portée ; un jour, mon dégoût me vaincra et frappera. La tension nerveuse avec laquelle j’imagine ce moment-là, elle est là, qui m’attend à chaque tournant, et qui me brise. Physiquement, je suis assez bien pour faire toucher terre à n’importe quel homme de mon poids, dans la baraque. Seulement, ils adorent l’E. Phy. et je l’abomine. Ils éprouvent leurs corps agiles, et en jouent, même aux heures de repos, pour le délice qu’ils y prennent.

15 – Extras

L’école, elle non plus, ne laisse aucune trace après le Dépôt. Les escadres ne comportent pas l’instruction obligatoire. Si bien que l’intérêt pour l’étude a déserté cette heure-là elle aussi. Non qu’elle ait jamais eu un intérêt passionnant. Je lisais Faust, ce qui était agréable, mais y aller au pas et en revenir au pas, c’était la sursomme écrasante, empilée par dessus nos exercices quotidiens.

18 – Public

Après l’office religieux, on nous fit une conférence dans la salle de cinéma sur les livrets de pécule, afin de nous dire que nous serions contents de cet argent, quand, terminé notre service, nous aborderions la vie civile. Quoi ! Nous nous sommes engagés parce que nous avions échoué dans cette vie de pékin ! Ne nous rappelez pas déjà ce mauvais temps, avec ses soucis d’argent. Pour sept ans, nous en sommes délivrés, et capables de nous procurer les motos pour lesquelles ceux de notre baraque économisent leurs pièces de quarante sous.

21 – Stiffy

Apprendre à être stérile, à ne rien produire de notre cru, ce fut la moitié suprême de notre formation, et la plus pénible moitié. L’obéissance, cette qualité agissante, est facile. À notre arrivée, nous désirions être très obéissants et nous sommes pathétiquement reconnaissants à Taffy de commander à tous nos faits et gestes depuis l’aube jusqu’à la nuit tombée. Le ton général ainsi que les habitudes du camp nous ont aidés, et nous ont enseigné l’obéissance, atmosphériquement.

C’est une toute autre affaire que d’apprendre à fainéanter, passivement, une fois exécuté le dernier commandement. C’est dur d’attendre indolemment le suivant. Les types veulent prévenir les commandements, ne serait-ce que par respect de soi. Ce respect de soi est une des choses que les soldats doivent jeter par-dessus bord, comme tacite rébellion de l’esprit, comme valeur subjective. Nous n’avons pas droit à des valeurs qui nous soient propres. C’est aux officiers, ainsi qu’aux sous-offs, quand ils s’en souviennent, à définir ce qui est bien pour nous. Quant à notre honneur, ce sera ce qu’ils estiment assez bon pour nous. Après un certain temps de ce régime, les intellects et les vouloirs des soldats reviennent à Dieu, qui les fit. C’est curieux de voir ployer nos intelligences lorsque nous nous appuyons sur elles. Comme bâtons de marche, capables de retenir l’instinct ou le tempérament sur un terrain inégal, elles sont désormais d’aussi peu de secours qu’une tige de lierre.

[…] Les hommes deviennent des soldats lorsque, comme un seul homme, ils sont paresseux (pour un mauvais instructeur), rétifs (quand on les irrite), bien disposés (envers un homme cordial). Nous avons atteint à une espèce d’escadrilléité, qui dépasse nos individus. Cette autonomie que chacun a perdue, n’est pas perdue pour le tout que nous sommes.

III, L’arme

4 – Première note

Cette vie me plaît sans réserve ; les gens, moins, mais je ne me mets en train que lentement, et suis toujours défavorablement affecté chaque fois que je tombe dans une baraque pleine d’étrangers. C’est seulement lorsqu’on a bien appris et pardonné leurs grossièretés qu’apparaît ce qu’ils recèlent de plus intéressant. La pauvreté de leur vocabulaire d’abord les dissimule. La monotonie de leurs adjectifs me révolte. Pas trop mal, assez bien, foutrement bien : il y a des positifs, des comparatifs, des superlatifs pour toute chose. Rien de drôle, de vivant, de familier sinon ce qui parodie notre sexualité. Néanmoins, faites-leur crédit un moment. Il y a des gens qui sont de rapports faciles, mais qui, en revanche, révèlent aussi vite tout le peu qu’ils ont.

12 – Police

Les feuilles, premières converties à l’automne, tombaient, une à une, de loin en loin, avec tristesse, comme si les arbres fussent conscients de chaque perte. La lune et moi en comptions les chutes. Près du portail du parc, les feuilles déchiquetées d’un platane gisaient sens desus dessous, d’une si cendreuse pâleur sur la bordure en herbe noire de la route, qu’elles concentraient la lueur de la lune ; et que je les pris d’abord pour les pages déchirées d’un cahier.

La lune regardait, tandis que j’ajustais des mots à ce que nous voyions. Mon regard vide ne voit normalement que peu de chose ; aussi, quand quelque chose parvient à franchir ce qui préoccupe mon esprit, sur-le-champ j’essaie d’en fixer la forme en assemblant des mots. Cette nuit, j’avais de la chance, car une des extrémités du secteur que j’avais à couvrir aboutissait près de la lampe d’alarme du poste d’incendie. À sa lueur rougeoyante, je prenais en note les mots, ou les groupes de mots, que mon esprit et mes bottes avaient martelé durant ma ronde.

15 – Éphémère

Mes notes sur l’École des Élèves Officiers sont devenues plus brèves, plus espacées, ont cessé. Mois sur mois silencieusement ont coulé, ont passé. J’ai idée que je suis devenu heureux. « Eh bien (ainsi se plaignait E. M. F. 1, à mesure que les années passent, est-ce que je ne trouve pas ce mot de plus en plus difficile à écrire ? » C’est que, lorsque nous écrivons, nous ne sommes pas heureux, nous ne faisons que nous en souvenir ; et le souvenir de l’extrême subtilité du bonheur a quelque chose de vicieux, d’illégal : c’est tirer sur la vie sans provision.

Si le bonheur nous était dévolu, nous en pourrions prendre l’habitude, en nous fermant égoïstement au monde : encore que cette paix absolue du cercle rétréci ne soutienne pas la comparaison avec la demi-paix d’un cercle plus étendu. Mais le bonheur, qui dépend avant tout de l’équilibre qui s’établit en nous entre désir et occasion, est encore à la merci de nos rapports avec le monde extérieur. Une seule note discordante dans tout le milieu ambiant, et notre journée se trouve désaccordée.

16. La route

L’extravagance où s’exprimait l’excès de mon émotion, c’était la route. Aussi longtemps que les routes étaient bleues de goudron, et bien droites, sans haies vides et sèches, aussi longtemps j’étais riche. Le soir, sitôt fini le travail, j’arrivais en courant du hangar, pour inciter à la prestesse mes pieds las. Le seul fait de les remuer les rafraîchissait, après toute la journée de contrainte au travail. En cinq minutes, mon lit était déplié, prêt pour la nuit ; quatre de plus, j’étais en culotte et molletières, tirant sur mes gants à crispin, tandis que j’allais vers ma moto, qui vivait en face, dans une baraque-garage. Ses pneus n’avaient jamais besoin d’être gonflés, son moteur avait l’habitude de démarrer au second coup de pédale ; bonne habitude, car ce n’est pas par de frénétiques plongeons sur la pédale de démarrage que le peu que je pèse pouvait triompher de la compression du moteur : sept atmosphères.

Le premier rugissement de Boanerges2, toute heureuse d’être à nouveau vivante chaque soir, rendait aux baraques de l’école le frémissement de la vie. « Le voilà qui part, le bougre, il en fait du foin », disait quelqu’un avec envie, dans chaque escadrille ; s’y connaître en moteurs, cela fait partie du métier d’aviateur : un moteur pur sang est pour nous une impérissable satisfaction. Le camp portait la vertu de la Brough comme une fleur à sa casquette. Ce soir, Tug et Dusty vinrent sur le seuil de notre baraque pour me voir partir : « Tu vas jusqu’à la Fumeuse ? » railla Dusty ; lançant un coup de patte à mon divertissement ponctuel : Londres et retour pour l’heure du thé, le mercredi après-midi, quand il fait beau.

Boa est une machine faite pour rouler à pleine vitesse, aussi douce alors qu’à moyenne vitesse la plupart des machines à un cylindre. Au bruit seigneurial du moteur je franchis le corps de garde, et le secteur où la vitesse est limitée, sans dépasser le 16 [mph, environ 25km/h]. Prendre le tournant, passer la ferme, et la route devient droite. Allons-y. Le moteur à son maximum développe 52 chevaux. Quel miracle que toute cette force docile qui attend derrière un menu levier pour le plaisir de ma main !

Autre tournant : et j’ai l’honneur d’une des routes les plus droites, les plus rapides d’Angleterre. Le murmure de mon échappement se dévidait derrière moi ainsi qu’un long cordon. Bientôt ma vitesse le rompit, et je n’entendis plus que le cri du vent que ma tête à coup de bélier fendait puis écartait de part et d’autre. Le cri s’éleva, en même temps que ma vitesse, jusqu’à devenir perçant : cependant que le froid de l’air en deux jets d’eau glacée coulait dans mes yeux pleins de larmes. Je les crispai pour les réduire à deux fentes, et accomodai mon regard à deux cents yards en avant de moi, sur la mosaïque vide que formaient les ondulations et le gravier du bitume.

Pareils à des flèches, les moucherons me piquaient les joues : parfois un corps plus lourd, une mouche commune, un coléoptère, s’écrasait contre mon visage ou mes lèvres ainsi qu’une balle morte. Un coup d’œil au compteur de vitesse : 78 [125 km/h]. Boanerges s’échauffe. Je mets pleins gaz au sommet de la pente et nous fondons comme flèche, franchissons la dépression, et, hop-flop-hop-flop, les montagnes russes ; la pesante machine se lançant comme un projectile, avec un ronflement des roues dans l’air, chaque fois qu’elle décollait au sommet d’une montée pour atterrir dans une embardée avec un tel accrochage dans la chaîne de transmission que ma colonne vertébrale est secouée comme d’un spasme.

Un jour, nous fuyions ainsi à travers la lumière du soir, le soleil jaune à ma gauche, lorsqu’une ombre énorme rugit juste au-dessus de ma tête. Un chasseur Bristol, de Whitewah Villas, l’aérodrome voisin de chez nous, virait abruptement sur l’aile. Je réduisis un instant la vitesse pour lui faire signe : le remous de ma vitesse acquise rabattit en arrière mon bras et mon coude comme un fléau levé. Le pilote désigna la route en direction de Lincoln. Je m’affermis sur ma selle, rabattis mes protège-oreilles et partis à sa poursuite ; tel un chien après un lièvre. Bientôt, nous étions à la même hauteur, tandis qu’il épuisait la vitesse acquise en piquant jusqu’à mon niveau.

Le kilomètre suivant, sur la route, était mauvais. Je calais mes pieds dans les repose-pieds, poussai violemment des bras, et serrai mes genoux contre le réservoir, au point que ses poignées de caoutchouc faisaient saillie sous mes cuisses. Au-dessus du premier nid-de-poule, Boanerges de surprise poussa un cri aigu, et son garde-boue vint toucher le pneu en crissant. Durant les plongeons des dix secondes suivantes, je me cramponnai, insérant ma main gantée dans la manette des gaz de sorte qu’aucune secousse ne pût la fermer et diminuer notre vitesse. Puis la motocyclette fut violemment déportée de côté et s’engagea dans trois longues ornières : elle oscilla comme étourdie, agitant sa queue durant trente horribles yards. Je débrayai, le moteur tourna librement, à toute allure : Boa ralentit, redressa la tête et la secoua d’un air désapprobateur, comme il convient à une Brough.

Le mauvais passage était fini et sur la route neuve nous volâmes comme des oiseaux. Le vent m’avait comme éteint la tête, si bien que mes oreilles ne fonctionnaient plus, et qu’on eût dit que nous filions comme l’éclair mais en silence entre des champs d’éteule dorés par le soleil. Au sommet d’une côte, j’osai ralentir imperceptiblement, et lancer de côté un coup d’œil vers le ciel. Il était là, le Bif, 200 yards et plus en arrière. Jouer avec lui ? Pourquoi pas ? Je ralentis à 90 [145 km/h], de la main lui fis signe de me rattraper. Ralentis de 10 [16 km/h] encore ; me redressai sur ma selle. C’était lui, au-dessus de moi, dans un fracas. Son passager, rire casqué et yeux saillants, se pencha hors du poste de pilotage pour me donner le cas « Ça bande ! » ce vif salut de la R.A.F.

Ils espéraient que je n’avais été qu’un feu de paille, et que je leur accordais la victoire. Je mis de nouveau pleins gaz. Boa, au ras du sol, 50 pieds [15 m.] au-dessous d’eux les rattrapait, leur résistait et fonçait dans la campagne propre et solitaire. Une auto qui approchait faillit se mettre dans son fossé à la vue de notre course. Le Bif vrombissait au milieu des arbres et des poteaux télégraphiques et moi, tache éperdue, je filais à moins de 80 yards [70 m.] en avant. Je gagnais, pourtant, je gagnais régulièrement ; je faisais peut-être 5 miles à l’heure [8 km/h] de plus qu’eux. Ma main gauche s’abaissa pour donner au moteur deux lampées supplémentaires d’huile au cas où quelque chose chaufferait : mais une deux cylindres Jap à soupapes en tête et super-mise au point comme celle-ci vous irait jusqu’à la lune et retour sans défaillance.

Nous approchions de l’agglomération. Près de deux kilomètres avant les premières maisons, j’arrêtai tout, et descendis en roue libre jusqu’au carrefour, près de l’hôpital. Bif me rejoignit, vira sur l’aile, prit de la hauter et le chemin du retour, sans cesser de me faire signe aussi longtemps qu’il fut en vue. Nous sommes ici à quatorze bons miles [22 km] du camp ; il y a quinze minutes que j’ai quitté Tug et Dusty à la porte de la baraque.

De nouveau j’embrayai, et laissai Boanerges descendre lentement la colline le long des rails du tram, à travers les rues boueuses, puis remonter jusqu’à la cathédrale qui se dressait, à l’écart, dans sa perfection glaciale qui dominait le cloître accroupe. Nul message de pitié, à Lincoln. Notre Dieu est un Dieu jaloux : et les offrandes fussent-elles les plus précieuses d’un homme paraîtront méprisables, et par trop inférieures en mérite, aux yeux de saint Hughes et de ses anges.

Saint Rémi, le vieux terrestre saint Rémi, nous considère, Boanerges et moi, avec plus de charité. Je mis à l’écurie du portail ouest la splendeur acérée de force et de vitesse, et j’entrai, pour trouver l’organiste qui étudiait quelque chose de lent et de rhythmé, comme une table de multiplication avec des notes. La dentelle très découpée du jubé, celle des tympans peu satisfaisante, et peu satisfaite, absorbaient le gros du son. L’excédent se déversait attentivement dans mes oreilles.

Jusqu’alors, mon ventre avait oublié son déjeuner ; mes yeux me piquaient et pleuraient. Dehors, à nouveau, pour m’inonder la tête sous la pompe de la cour du Cerf Blanc. Une tasse de vrai chocolat, et une galette au salon de thé. Puis Boa et moi prîmes la route de Newark afin de profiter des dernières lueurs de jour. Elle se prélasse à 45 [70 km/h] et, quand elle rugit de son mieux, dépasse le cent [160 km/h]. Une moto un peu ombrageuse, avec un rien de sang, est préférable à tous les animaux de selle de la terre pour la rigueur dont elle accroît nos facultés, et parce qu’elle nous incite aux excès, grâce à cette inlassable douceur de miel. Parce qu’elle m’aime, Boa me donne une vitesse supérieure de cinq miles [8 km/h] à celle qu’en obtiendrait un étranger.

À Nottingham, quelques saucisses, que je pris chez mon grossiste, s’ajoutèrent au bacon que j’avais acheté à Lincoln : du bacon si bien coupé que chaque tranche revenait à deux sous. Le tout tint très bien dans les solides paniers, placés derrière la selle ; à mon prochain arrêt (une ferme), j’y mis encore une boîte de quinze œufs, rembourrée. Retour par Sleaford ; notre village sordide, fier de ses sous. Le boucher me tenait prêt pour douze sous de graisse. Voilà des mois que, deux fois la semaine, je profite de mon tour, le soir, pour faire un marché, que je roule à cent pour le plaisir et que je ramasse au meilleur compte les meilleures provisions dans une bonne partie du pays.


Notes