Thomas Edward Lawrence, Les Sept Piliers de la Sagesse (L. VI-fin)
Trad. Éric Chédaille
Livre VI – L’opération sur les ponts
LXXXI – Les Serahin
[…] Cette nuit-là, la cannonade était très nettement audible, sans doute parce que la dépression de la mer Morte, qui nous séparait de son théâtre, en renvoyait les échos jusqu’à notre haut plateau. « Ils sont plus proches qu’hier soir, murmuraient les Arabes : les Anglais progressent. Dieu ait pitié de ceux qui reçoivent cette grêle d’obus ! » Ils pensaient avec compassion aux Turcs, qui avaient été pendant si longtemps leurs faibles oppresseurs et que, précisément en raison de leur insuffisance et tout despotes qu’ils étaient, ils aimaient plus que le puissant étrangers avec sa justice inexorable.
Voir aussi : Les Serahin, autre passage dans la version standard cette fois, dans la traduction de Charles Mauron. [http://www.dg77.net/pages/passages/lawrence.htm]
[…] Les Serahin étaient notre dernière ressource et s’ils refusaient de nous suivre, nous ne pourrions mettre à exécution le projet d’Allenby dans les délais impartis. Ali et moi réunîmes autour de notre modeste feu les meilleurs hommes de la tribu, et stimulâmes la part de courage en faisant intervenir Fahad, Mifleh et Adhub. Devant eux, nous nous en prîmes violemment à la grossière prudence des Serahin, qui nous paraissait d’autant plus honteuse que nous venions de séjourner longtemps dans le désert et que notre vision en avait retiré une grande acuité.
Nous leur exposâmes, non pas d’une manière abstraite mais concrètement appliquée à leur cas, que la vie dans le désert n’était que sensuelle, qu’il fallait la vivre et l’aimer pour son caractère extrême. Pour nous, il ne pouvait être question ni de nous arrêter pour nous reposer ni d’attendre des plaisirs en récompense de nos efforts. L’esprit du désert opérait par accrétion ; on devait l’endurer autant que les sens le pouvaient, et mettre à profit chaque pas parcouru pour en faire la base d’une prise de risque supplémentaire, de plus profondes privations, de souffrances plus aiguës. La raison ne pouvait se permettre de regarder en arrière. Une émotion éprouvée était une émotion dominée, une expérience révolue que l’on enterrait en l’exprimant. Cependant, cette coquille vide pouvait accroître la nature de notre piédestal en nous faisant entrevoir de plus lointaines richesses.
Appartenir au désert revenait à livrer sans fin bataille à un ennemi qui n’était ni le monde ni la vie ni quoi que ce fût d’autre, mais simplement l’espoir ; et l’échec semblait bien être la liberté offerte par Dieu à l’homme. Nous ne pouvions exercer cette liberté qu’en ne faisant pas ce qu’il était en notre pouvoir de faire, car alors la vie nous aurait appartenu et nous l’aurions maîtrisée en la méprisant. La mort nous aurait semblé la plus désirable de nos œuvres, l’ultime liberté à notre portée, notre loisir dernier ; et entre ces deux pôles de notre être, la mort et la vie, ou plutôt le loisir et la subsistance, nous devions fuir celle-ci (qui était la vie), sinon dans son expression la plus réduite, et nous raccrocher à celui-là. Ainsi servirions-nous le non-faire au lieu du faire.
Sans doute existait-il des hommes, non créatifs, dont le loisir était stérile ; mais leur activité se bornait alors à la sphère matérielle et il était préférable qu’ils ne fissent rien plutôt que des choses seulement tangibles. Si notre intention était de produire des choses immatérielles, des choses créatives, procédant de l’esprit et non de la chair, nous devions alors être jaloux de nos exigences physique, car chez la plupart des hommes l’âme vieillit longtemps avant le corps. L’humanité n’a jamais bénéficié de ses travaux de forçats.
Il n’y avait jamais d’honneur dans un succès assuré, mais on pouvait retirer beaucoup d’une sûre défaite. Omnipotence et Infini étaient nos deux plus dignes adversaires, les seuls à vrai dire qu’un homme digne de ce nom pût choisir de combattre, car ils étaient des monstres nés de notre esprit et les ennemis les plus redoutables étaient dans les murs. Pour combattre l’Omnipotence, l’honneur devait rejeter les pauvres ressources à notre disposition et La défier à mains nues, pour être battu non seulement par plus d’esprit, mais par de meilleurs outils. Pour l’homme clairvoyant, l’échec était le seul but à rechercher. Nous devions penser envers et contre tout qu’il n’était pas de victoire, sinon en allant au-devant de la mort les armes à la main, en réclamant l’échec à grands cris, en exhortant par excès de désespoir l’Omnipotence à frapper avec plus de force, en sorte que par Ses coups mêmes Elle trempât nos âmes suppliciées et en fît l’arme de Sa propre ruine.
Il s’agissait là d’un discours heurté, à demi cohérent, inspiré par l’extrême nécessité où nous étions, martelé avec l’énergie du désespoir sur l’enclume de ces esprits ardents assemblés autour d’un feu mourant, et c’est à peine s’il me resta ensuite quelque chose de sa teneur. Pour une fois, ma mémoire photographique ne fonctionna point et ne conserva que des impressions : la honte lentement descendue sur les Serahin, le calme de la nuit dans lequel était dissous leur attachement aux biens de ce monde et, pour finir, leur ardeur nouvelle à marcher avec nous quoi qu’il en advînt. Il faisait encore nuit lorsque nous allâmes chercher le vieil Abd el-Kader et, le traînant à l’écart au milieu du maquis sablonneux, hurlâmes à son oreille pour le moins paresseuse qu’au lever du soleil les Serahin partiraient avec nous, sous ses auspices, pour le Jaulan et l’oued Khalid. Il grommela un mot d’assentiment et, de notre côté, nous nous fîmes la promesse, si Dieu nous prêtait vie, de ne plus jamais faire d’un sourd un conspirateur.
LXXXVI – J’édifie
[…] Ici dans le Nord, le plus précieux atout de la cause chérifienne était Ali ibn el-Hussein. Cet homme extravagant, qui, en matiére de hauts faits, avait rivalisé avec les guerriers les plus intrépides, consacrait maintenant sa force à des fins plus élevées. Sa nature composite faisait de son visage et de son corps de puissants arguments, charnels peut-être, sinon dans la mesure où ils se trouvaient transfusés par la richesse de sa personnalité. Nul ne pouvait le voir sans désirer le revoir, surtout s’il souriait, ce qui était rare, à la fois de la bouche et des yeux. Sa beauté était une arme dont il se servait consciemment. Il était toujours impeccablement mis, tout de noir ou de tout blanc. Ses gestes et attitudes ne devaient rien au hasard. À tout ceci, le sort avait ajouté la perfection physique et une grâce innée exceptionnelle. Mais ces qualités n’étaient que la juste expression de ses capacités, elles faisaient ressortir un courage qui ne ployait jamais et qui l’eût fait hacher menu plutôt que de céder. Sa fierté transparaissait dans son cri de guerre : « Je suis des Harith ! », ce clan qui exerçait le brigandage depuis deux mille ans. Le regard de ses grands yeux, où roulait lentement le jais d’immenses pupilles, accentuait une dignité figée qui était pour lui l’attitude idéale et qu’il s’efforçait d’afficher toujours. Mais, invariablement, un rire effervescent lui échappait par mégarde et sa jeunesse, encore androgyne, sa flamme, son espièglerie dissipait sa nuit comme une aurore.
Cependant, subsistait en lui malgré ce foisonnement une dépression permanente, cette obscure aspiration qu’éprouvent souvent les gens à la fois simples et impétueux, une soif d’abstraction que leur esprit ne peut assouvir, un manque qui les rend malheureux. Sa force physique croissait de jour en jour et il l’avait en aversion, car elle lui semblait étouffer et masquer quelque chose de moins voyant qu’il désirait davantage. Son irrépressible hilarité n’était que la manifestation du vain trépignement de ce désir. Ces essaims d’étrangers qui l’assaillaient en ces journées soulignaient son retranchement involontaire de ses semblables. Malgré une propension marquée à la confidence et à la compagnie, il lui était impossible d’avoir des intimes en dehors d’Abd el-Kher, son esclave, et de Khazen, son domestique. Et néanmoins il ne demeurait jamais seul. S’il n’avait pas d’invités, il mangeait avec ses esclaves, Khazen se chargeant du service.
LXXXVII – Je suis édifié
… En vue de Deraa, nous mîmes pied à terre et confiâmes les trois chevaux à Daher avec ordre de les emmener à Nisib, premier gros village au sud de la ville, où nous le rejoindrions dans la soirée. Mon idée était de parcourir la gare et la ville avec Mijbil, puis de gagner Nisib après le coucher du soleil. Mijbil était le compagnon idéal pour cette entreprise, car il était assez vieux pour être mon père et avait tout d’un paysan sans histoire.
Cet air de respectabilité me paraissait relatif, tandis que nous poursuivions sous le pâle soleil auquel la pluie de la nuit avait fait place. Nous allions pieds nus sur un sol boueux, et nos vêtements de médiocre qualité témoignaient du mauvais temps auquel nous avions été exposés toute la semaine. Je portais des habits de coton en piteux état, dont une veste haurani pleine d’accrocs, et je claudiquais encore des suites de ce métatarse fracturé le jour où nous avions fait sauter le train de Djamal. Sur ce chemin glissant on ne pouvait marcher qu’en écartant largement les orteils pour les ficher dans le sol ; et plusieurs kilomètres de ce régime me valurent une douleur lancinante. Il serait malvenu de ma part d’insister trop lourdement sur les épreuves que j’eus à supporter au long de notre révolte ; mais je dois dire, en y repensant, qu’il ne fut guère de jours en Arabie où la souffrance physique ne vint s’ajouter à la pensée taraudante de ma duplicité vis-à-vis des Arabes et à la plus justifiable lassitude provoquée par mes responsabilités de commandant. Nous formions ce jour-là une piètre et peu reluisante paire.
[…]
Il y avait deux ou trois vieux Albatros dans les hangars et quelques hommes paressant alentour. L’un d’eux, un soldat syrien, s’approcha et se mit à nous questionner sur nos villages et leur emplacement, nous demandant s’il y avait beaucoup de « gouvernement » dans le coin. C’était probablement un aspirant déserteur, faisant des appels du pied pour trouver un asile. Ayant fini par nous en défaire, nous passions notre chemin lorsque quelqu’un nous héla en turc. Nous fîmes la sourde oreille, mais un sous-officier nous rattrapa et, m’empoignant le bras sans ménagement, me dit : « Le bey désire te voir. » Il y avait trop de témoins pour l’assommer ou pour décamper, aussi le suivis-je sans opposer de résistance. Il ne prêta aucune attention à Mijbil, qui eut le bon sens de s’éclipser aussitôt.
…sur une toile de tente verte, était assis, une jambe repliée sous lui, un officier rondouillard. C’est à peine s’il me regarda quand le sergent m’amena à lui et lui fit un long rapport en turc. Il me demanda mon nom, et je lui dis m’appeler Ahmed ibn Bagr. « Arabe ? » J’expliquai que j’étais circassien, de Kuneitra. « Déserteur ? » J’objectai que nous autres Circassiens n’étions pas soumis au service militaire. Alors il me fit face pour me regarder d’un drôle d’air, puis, d’une voix très lente : « Tu mens. Garde-le, Hassan Chowish, en attendant que le bey demande à le voir.
… On me fit monter chez le bey et à ma grande surprise, je me trouvai dans sa chambre à coucher.
Il s’agissait, là aussi, d’un homme corpulent, peut-être d’origine circassienne. Assis en chemise de nuit sur son lit, il tremblait et transpirait comme s’il avait la fièvre. Quand on me poussa à l’intérieur, il resta tête baissée et, d’un geste, congédia les gardes. Puis, d’une voix essouflée, il me dit de m’asseoir sur le sol face à lui, après quoi il garda le silence plusieurs secondes, tandis que je regardais le sommet de son gros crâne rasé sur lequel se hérissaient des cheveux pas plus longs que la barbe de quelques jours qui lui assombrissait joues et menton. Après m’avoir détaillé un moment, il me demanda de me relever, puis de me retourner. Quand je me fus exécuté, il se laissa aller à la renverse sur le lit en m’entraînant avec lui. Je compris alors ce qu’il avait en tête, je me débattis, parvins à me retourner, puis à me relever, content de me voir de taille à lui tenir tête physiquement.
[…]
Me voyant sourd à ses arguments, il changea de ton et m’ordonna sèchement d’ôter mon pantalon. Comme j’hésitais, il se jeta sur moi. Je le repoussai. Il claqua dans ses mains pour appeler la sentinelle, qui accourut aussitôt et m’immobilisa. Alors, après m’avoir horriblement insulté et menacé, le bey dit à celui qui me tenait de m’arracher mes vêtements un à un. Quand je fus nu comme un ver, il ouvrit des yeux ronds en avisant les estafilades, à peines cicatrisées, souvenirs récents des balles des hommes de Djamal Pacha. Enfin, il s’avança pesamment, l’œil allumé, et se mit à me tripoter. J’endurai cela un moment, puis, quand ses attouchements devinrent trop précis, je lui décochai un violent coup de genou.
Il tituba à reculons jusqu’au lit et s’y assit, cassé en deux et geignant de douleur. Le soldat appela à la rescousse le caporal et les trois autres gardes pour qu’il m’entravent bras et jambes. Me voyant sans défense, le gouverneur reprit courage, il cracha dans ma direction, affirmant qu’il allait me faire demander grâce. Il ôta sa pantoufle et m’en porta des coups répétés au visage. Il se pencha en avant et, me plantant ses dents dans la peau du cou, me mordit jusqu’au sang. Là-dessus, il m’embrassa. Après quoi il dégaina la baïonnette d’un des soldats. Je pensai qu’il allat me tuer et en fus navré, mais il se borna à relever un pli de chair sur ma cage thoracique et, non sans peine, à le traverser de part en part pour ensuite imprimer un demi-tour à la lame. La douleur me fit grimacer, cependant qu’un filet de sang s’écoulait au long de mon flanc et tombait goutte à goutte sur le devant de ma cuisse. L’autre, l’air satisfait, y trempa le bout des doigts pour m’en poisser le ventre.
… Ne voulant pas m’en remettre à un verbe émotif qui m’a toujours trahi dans les coups durs, je finis par relever le menton, geste qui, au Proche-Orient, équivaut à un refus. Sur quoi le bey alla se rasseoir et demanda à mi-voix au caporal de m’emmener et de me dresser jusqu’à ce que je supplie d’être ramené céans.
Les soldats me firent ressortir à coup de pied sur le palier et là, me ruant de coups, me jetèrent à plat ventre sur le banc qui servait aux gardes. Deux s’agenouillèrent de part et d’autre de mes chevilles, un bras pesant sur l’arrière de mes genoux, tandis que deux autres me ramenaient les poignets au-dessus de la tête à les en faire craquer et les pressaient en même temps que mes côtes contre le bois. Le caporal, qui avait dévalé les marches, s’en remonta muni d’une cravache circassienne, du type dont les gendarmes étaient équipés…
… Sitôt après chaque coup, une strie blanche apparaissait sur ma peau pour virer lentement au cramoisi et, partout où ces marques s’entrecroisaient, le sang se mettait à sourdre. À mesure que durait le châtiment, le cuir frappait des zébrures toujours plus nombreuses, y creusant des empreintes toujours plus marbrées et sanguinolentes, au point que ma chair frémissait sous l’effet de la souffrance accumulée et de la terreur du coup à venir. Dès le premier, ce fut plus douloureux que je ne l’avais imaginé ; et comme un autre arrivait toujours avant que la brûlure du premier fût retombée, leur succession rapprochée constituait un supplice intolérable.
[…]
Me voyant complètement brisé, ils parurent enfin satisfaits. Sans trop savoir comment, je me retrouvai non plus sur le banc, mais allongé à même le sol crasseux, recroquevillé sur moi-même, plongé dans l’hébétude, haletant, mais vaguement aise. J’avais bandé mes nerfs pour connaître toute douleur avant de mourir et, non plus acteur mais spectateur, je ne me souciais plus des contorsions et hurlements de mon corps supplicié. Malgré cela,, je savais ou imaginais ce qui se passait autour de moi.
Je revoyais le caporal m’obligeant à me relever en m’assénant des coups de sa grosse chaussure cloutée ; je ne l’avais pas rêvé, car, le lendemain, j’avais le flanc gauche lacéré et tout jaune, et une côte fêlée me valait un violent élancement à chaque inspiration. Je me revoyais lui souriant confusément, car une délicieuse sensation de chaleur, probablement de nature sexuelle, montait en moi ; et je me souvenais qu’il avait ensuite levé brusquement le bras, me cinglant l’entrejambe de sa cravache. Je me pliai en deux en hurlant ou plutôt en essayant de hurler, ne parvenant qu’à frissonner, bouche grande ouverte…
… Puis on entendit le hajim appeler. Les autres me jetèrent de l’eau sur le visage, me relevèrent et me portèrent, secoué de haut-le-cœur et implorant grâce, à son chevet. Cette fois, il fit le délicat et me repoussa, reprochant vertement à ses sbires d’avoir été assez stupides pour penser qu’il voulait dans son lit d’une loque ensanglantée et toute trempée, souillée de la tête aux pieds. Sans doute m’avaient-ils molesté comme à l’ordinaire ; mais j’en avais plus souffert, ayant le cuir moins dur qu’un Arabe.
Si bien que, se trouvant être le plus jeune et le moins repoussant de la garde, le caporal eut le désagrément de devoir rester en arrière, pendant que les autres me faisaient redescendre l’escalier exigu et ressortir dans la rue… À présent libres de s’exprimer, les soldats tâchèrent à leur manière de me consoler, me disant que les hommes du rang devaient soit se plier aux désirs de leurs officiers, soit le payer, comme je venais de le faire, par une souffrance plus grande encore.
[…]
La pièce voisine était une infirmerie. À la porte étaient attachés des vêtements de mauvaise qualité. Je les enfilai avec lenteur et maladresse à cause de mes poignets enflés. Je prélevai dans l’armoire à pharmacie quelques comprimés de sublimé corrosif pour me prémunir contre une nouvelle capture. La fenêtre, qui regardait au nord, donnait sur un long mur aveugle. Je l’ouvris et l’escaladai avec raideur. Personne ne me vit faire, et c’est peut-être à cet effet que les soldats m’avaient enfermé dans un local aussi peu sûr.
Je suivis craintivement la route conduisant au bourg de Deraa, tâchant de passer d’un air naturel devant les rares habitants déjà levés. Personne ne fit attention et, de ce fait, cette toile de couleur sombre, ce fez rouge et ces babouches n’avaient rien de bien remarquable ; ce n’est pourtant qu’en m’adressant mentalement d’impérieuses objurgations que j’empêchai ma terreur de me faire commettre une imprudence stupide. L’atmosphère de Deraa me parut dépourvue d’humanité, pleine de vice et de cruauté, et lorsque j’entendis un soldat rire derrière moi dans la rue, cela me fit l’effet d’une douche glacée.
[…]
Plus loin, un Serdi qui suivait clopin-clopant la route de Nisib me rattrapa. Je lui expliquai que je devais me rendre là-bas, mais que j’avais déjà mal aux pieds. Il eut pitié et me prit en croupe de son chameau efflanqué, auquel je m’accrochai jusqu’à destination, découvrant ce qu’avait ressenti mon saint patron sur son gril. Les tentes bédouines étaient dressées en vis-à-vis du village. J’y trouvai Mijbil et Daher, très inquiets à mon sujet et curieux de savoir comme je m’en étais sorti…
[…]
… Le seul incident de l’étape fut la rencontre, alors que nous traversion le Giaan el-Khunna, d’un rezzou de Wuld Ali. Quand ils surent qui j’étais, ils nous laissèrent repartir, nos chevaux et nous, sans nous détrousser.
Les Wuld Ali firent preuve en cette circonstance d’une générosité inattendue, car ils n’étaient pas encore au nombre de nos partisans. Ce geste me revigora un peu. Je me sentais très mal, comme si une partie de moi était morte ce soir-là à Deraa, me laissant mutilé, incomplet, seulement à demi moi-même. Ce ne pouvait être la souillure, car nul n’a jamais plus que moi tenu le corps pour quantité négligeable ; peut-être cela venait-il de ce que mon courage avait été brisé par cette souffrance atroce qui, en me faisant ramper, m’avait ravalé au rang de la bête et qui, depuis, ne m’avait pas quitté, exerçant sur moi fascination, terreur et désir morbide, attitude teintée peut-être de lascivité et de perversité, mais pareille à celle de la phalène qui se précipite dans la flamme.
Livre VII – La campagne de la mer Morte
XCVII – Lente progression
[…] Je récupérai Wodheiha, mon Méhari crème, la meilleure et la plus robuste des bêtes qui me restaient. Cette femelle, élevée chez les Ateiba, avait remporté de nombreuses courses pour son précédent propriétaire. En très bonne santé, grasse sans excès, elle portait un poil épais et dru, et les coussinets de ses pieds étaient calleux suite à une grande pratique de ces silex que l’on rencontrait dans le Nord. Ni grande ni lourde, elle était docile et douce à monter. Pour la faire tourner il suffisait de tapoter le côté voulu du pommeau de la selle ; aussi la montais-je sans baguette et pouvais-je m’adonner tranquillement à la lecture pendant la marche.
XCIX – Démission
Mais tout ceci aurait été remisé au rang de désagréments sans importance si je n’avais eu sur le cœur cette imposture qui était devenue comme une seconde nature, cette prétention à prendre la tête du soulèvement national d’une autre race, cette pose de tous les instants dans un costume étranger, ce prêche en une langue étrangère ; avec, en toile de fond, le sentiment que les « promesses » sur lesquelles s’appuyaient les Arabes valaient ce que vaudrait leur force armée à l’heure de l’aboutissement. L’imposture – s’il s’agissait bien d’une imposture – était partagée en toute connaissance de cause par Fayçal ; et nous nous étions bercés de l’idée que la paix trouverait peut-être les Arabes en position avantageuse (à supposer que ces pauvres gens, sans aide ni savoir-faire, pussent se défendre avec des outils de papier).
Livre VIII – Un grand espoir s’effondre
CI – Un plan d’envergure
[…] Notre idée était de maintenir nos hommes largement espacés, chacun d’eux se servant de son intelligence, en quoi la discipline eût échoué – ou constitué un obstacle.
Car elle me paraît un dressage visant à oblitérer l’humanité de l’individu. Elle opère le plus aisément par le restrictif, en amenant les hommes à ne pas faire ceci ou cela, et peut par conséquent être sous-tendue par une règle suffisamment sévère pour les amener à désespérer de la désobéissance. Elle est applicable à la masse, propre à la foule impersonnelle, et non à un homme en particulier, puisqu’elle exige l’obéissance, qualité de la volonté ; et la volonté elle-même ne semble manifeste que lorsqu’un ordre a été exécuté, semble n’exister qu’à travers le duel et le pluriel, être une mystérieuse double faculté comprenant une partie qui donne le commandement et une partie qui y défère. Au sein de l’armée, on tente plus ou moins consciemment d’amener la recrue à abdiquer la moitié de sa volonté. Le but n’est pas d’inculquer à l’individu que sa volonté doit toujours seconder activement celle de son officier, car cela donnerait alors lieu, comme dans l’armée arabe et chez les partisans, à cette latence momentanée nécessaire à la transmission et l’assimilation de la pensée, le temps que le système nerveux convertisse la volonté propre et transitoire en conséquence active.
[…]
[…] De plus, c’est une de mes idiosyncrasies que de me méfier de l’instinct, qui plonge ses racines dans l’animalité. Tôt ou tard, tout combattant est saisi de terreur sur le champ de bataille, généralement parce que son instinct prend momentanément le pas sur la raison. Si le temps leur en est laissé, beaucoup de ceux qui traversent une telle crise choisissent la mort plutôt que de manquer à leur devoir ; mais si leur marasme survient brutalement, alors presque tous faillissent, mais sait-on jamais. Tout se passe comme si la raison apportait à dessein aux hommes quelque chose de plus précieux que la peur ou la souffrance ; c’est ce qui me pousse à déprécier la belle tenue en temps de paix comme apprentissage de la guerre.
CIII – Repli
[…]
Nous ne pouvions concevoir de l’abandonner sur place en raison de la manière dont les Turcs traitaient nos blessés. Lorsqu’ils avaient affaire à des Occidentaux, ils se conduisaient de leur mieux et, s’ils ne choyaient certes pas leurs prisonniers, du moins ne leur réservaient-ils rien de pis qu’une absence de soins ; avec les Arabes en revanche ils se sentaient libres de s’abandonner à leurs pulsions et nous les avions vus mutiler ou brûler vifs nos malheureux compagnons. Pour cette raison, nous étions tous convenus d’achever celui des nôtres qui serait trop mal en point pour être transportable ; mais jamais il ne m’avait effleuré qu’il pût m’incomber de tuer Farraj.
Je m’agenouillai à côté de lui, tenant mon pistolet au ras du sol près de sa tête, de sorte qu’il ne pût voir ce que je m’apprêtais à faire ; mais sans doute le devina-t-il, car il rouvrit les yeux et me saisit l’avant-bras de sa main rêche et calleuse, la main courtaude de ces jeunes types du Nedjed. Comme je ne pipais mot, son sourire d’autrefois éclaira, étrangement, son visage et il dit :
– Daoud sera en colère après toi.
– Salue-le de ma part, répondis-je.
Sur quoi il prononça la formule consacrée : « Dieu te garde en paix ! », puis il ferma les yeux pour me faciliter la tâche.
CIV – Échec devant Maan
[…] Mener un méhari grand train requiert un effort suffisamment important pour entraver la pensée, sinon celle du but ; et si ce but est éloigné, même cette considération devient difficile, l’esprit prenant alors pour objet un point intermédiaire, tant il est vrai que degrés ou étapes sont plus facilement accessibles qu’une fin à nos lentes facultés mentales. C’est pourquoi, voyageant par une nuit froide, nous fimes tant et si bien diligence que, plusieurs heures avant l’aube, nous avions déjà traversé les ruisseaux de Shobek et suivions la ligne de crête au dessus de Jerba, lieu chargé de souvenirs des croisades et des débuts de l’Islam.
Livre IX – Préparatifs pour un ultime effort
CXII – Grincements de dents à Aqaba
[…]
[…] On me taxait de fanfaronnade lorsque je me disais capable de faire telle et telle chose ; mais jamais je n’ai prétendu les faire bien – probablement pas aussi bien que la moitié de mon auditoire ; simplement j’étais désireux de m’y essayer.
Cette confiance procédait moins d’une aptitude à faire les choses parfaitement que d’un état d’esprit qui me portait à préférer bricoler tant bien que mal plutôt que de laisser passer une occasion en raison des insuffisances de ces passeurs de brosse à reluire. En cas de besoin, tout homme est capable de tout, excepté d’une œuvre d’art ; en l’occurence, je me sentais tout-puissant, puisque cela faisait deux ans que je forgeais le sabre arabe en vue de cette action. Je le connaissais et avais foi en lui jusqu’aux limites de sa nature ; les Arabes avaient en retour une tradition de confiance en moi qui faisait que tout se passait en douceur, sans tension consciente ni insistance de ma part.
CXIII – Buxton ouvre le bal
[…]
Les quittant tard dans la journée du lendemain pour regagner Aqaba, je repassai entre les hautes parois de l’Itm, seul cette fois, mes compagnons inconditionnels et silencieux chevauchant comme des ombres à ma suite, harmonieusement fondus dans leurs sables, leurs maquis et leurs montagnes. Le mal du pays me prit, qui me rappela avec force mon existence de paria au milieu de ces Arabes, dont j’exploitais les idéaux les plus élevés, dont je faisais de l’amour de la liberté un instrument de plus pour donner à l’Angleterre la victoire sur ses ennemis.
[…] Ce crépuscule était intense, stimulant, barbare. Son éclat furieux ravivait les couleurs du désert – comme il le faisait tous les soirs, tout en paraissant chaque fois un miracle renouvelé de force et de chaleur, alors que j’aspirais à la faiblesse, au froid et à la grisaille : je ne voulais plus me voir avec cette transparence cristalline et oublier cette conscience du mal que je faisais.
Nous autres Anglais qui passions des années loin de chez nous au milieu d’étrangers étions drapés de la fierté de notre patrie, cette entité singulière, impossible à rationaliser ou à expliquer, mais qui ne devait rien à ses habitants, car ceux qui aimaient le plus l’Angleterre aimaient souvent beaucoup moins les Anglais. Nous placions notre pays si haut que parfois, quand nous le retrouvions, la réalité se révélait trop éloignée de nos rêves pour être supportable. Lorsque nous étions au loin, nous avions plus de valeur que les autres hommes du fait de notre conviction qu’il était le plus grand, le mieux ordonné et le meilleur des pays de la Terre, et nous aurions préféré mourir plutôt que de voir la défaite entacher une page de son histoire. Ici, en Arabie, en vertu des nécessités de la guerre, je bradais sans condition mon honnêteté pour sa sauvegarde.
[…]
Je travaillais à compartimenter mon esprit, constatant que, comme toujours, instinct et raison s’y faisaient la guerre. Le premier disait « tue-toi ! », mais la seconde représentait que cela n’eût fait que trancher la bride de l’esprit et lui offrir la liberté, qu’il valait mieux rechercher une forme de mort mentale, un lent dépérissement du cerveau qui le fit sombrer en dessous de ces questionnements. Un accident eût été plus regretté qu’une faute volontaire ; et si je n’hésitais pas à risquer ma vie, pourquoi m’inquiéter de la souiller ? Cependant, la vie et l’honneur me paraissaient appartenir à des catégories distinctes et ne pouvoir se céder l’une pour l’autre ; et pour ce qui concernait l’honneur, ne l’avais-je pas bradé un an plus tôt, quand j’avais pour le bon motif assuré les Arabes que l’Angleterre tenait toujours parole ? Ou alors est-ce que, comme le livre de la Sibylle, plus il s’en perdait, plus le peu qu’il restait prenait de la valeur, la partie égalant le tout ?
CXIV – Les Rualla
[…]
Au milieu des Arabes, j’étais le désillusionné, le sceptique ; je leur enviai leur foi facile. L’imposture inaperçue paraissait un costume si bien ajusté et si seyant pour l’homme indigne. Les ignorants, les superficiels, les dupes, étaient heureux ; et peut-être n’eurent-ils rien à véritablement nous reprocher, à nous leurs chefs. Notre escroquerie fit d’eux des héros. Nous les payions et ils y gagnaient les émotions les plus intenses de leur existence, desquelles nous pouvions retirer une fierté dévoyée. Plus nous nous condamnions et nous méprisions, plus nous étions à même de les admirer, eux, nos créatures. Il était si facile de les porter au pinacle et tellement impossible de rabaisser leurs motifs au niveau des nôtres.
Combattant l’ennemi sans réserve et de toute la force de leur conviction, ils furent, oui, nos dupes. Nul ne les trompa qu’eux-mêmes et moi, et ils se soulevèrent comme de la paille sous le souffle de nos intentions, n’étant pourtant pas des fétus, mais les plus braves, les plus simples et les plus joyeux des hommes. Credo quia sum ? Mais d’être cru par le grand nombre confère une sorte de vertu. La convergence d’espoirs ardemment nourris pendant des années, ou celle des multitudes à courte vue, peuvent doter même une idole réticente des attributs d’un dieu, encore affermi toutes les fois que les hommes le prient silencieusement. Notre quête du dieu inconnu, à partir du jour où il naquit de notre première pensée, ni cosmique ni incommensurable pour nous, mais plutôt proche et cher, était peut-être plus profitable en ce qu’il était inconnu qu’en ce qu’il était dieu.
CXV – Négociations de paix
[…]
Cet appel à la prudence, tout à fait sage et de circonstance, me visait. Un soir au G.Q.G., j’avais lancé dans un accès d’exaspération que 1918 me paraissait être notre dernière chance et que nous prendrions de toute façon Damas, quoi qu’il pût se passer à Deraa ou à Messudiyeh, car il valait mieux l’avoir prise et perdue que de ne pas l’avoir prise du tout. Cette fougue ne laissa pas que d’inquiéter et raviva l’idée, un peu retombée, que j’étais parfois irréfléchi. Il n’y avait pas pour moi d’histoire plus délicieuse, et je m’efforçai d’y croire conformément au principe selon lequel notre personnalité est ce dont nous n’avons pas conscience et toute qualité consciente présuppose la présence de son contraire ; pourtant, le fait que j’avais survécu à deux années de guérilla témoignait de mon extrême prudence. Il n’empêche que je goûtai fort l’homélie de Dawnay.
CXVIII – Un anniversaire
[…]
Je passai donc une grande partie de la journée seul avec moi-même, à réfléchir aux derniers événements et à tenter de voir où j’en étais, mentalement, en ce jour de mon trentième anniversaire. Il me revenait, avec un sentiment d’étrangeté, que quatre ans plus tôt seulement j’avais eu en tête de finir général et anobli; pour lors, si je devais survivre aux quatre semaines à venir, ces deux dignités temporelles étaient à ma portée. Cependant, mon sentiment du porte-à-faux de la position arabe depuis le départ de McMahon m’avait progressivement détourné de ces ambitions grossières et conforté dans l’idée qu’il n’y avait rien d’honorable pour moi dans cette guerre, laissant pourtant inchangé mon désir de jouir d’une bonne réputation parmi les hommes.
Ce désir me rendait profondément suspicieux à l’égard de ma sincérité envers moi-même. Seul un bon comédien était capable de donner – et de vouloir donner – une impression favorable. Les Arabes me croyaient, Allenby et Clayton avaient foi en moi, ma garde était prête à se sacrifier pour moi… Je me prenais à me demander combien de réputations établies étaient, comme la mienne, fondées sur une imposture ; combien de gens jouaient au dictateur et se sentaient de misérables vermisseaux.
Je ne pouvais qu’accepter les louanges dont on rétribuait mon jeu d’acteur. Toute protestation de vérité de ma part se voyait taxée de modestie, de dépréciation de soi, et jugée plutôt charmante, tant il est vrai que les hommes aiment à croire aux histoires romanesques. Cette sotte confusion entre la timidité, qui est comportementale, et la modestie, qui est un point de vue, ne laissait pas de m’irriter. Je n’étais pas modeste, mais anormalement timide, honteux de ma gaucherie, de mon enveloppe physique et de ma dissemblance solitaire, qui faisait de moi non un ami ou un camarade, mais une connaissance ; toute d’un bloc, anguleuse, pesante, pareille à un cristal.
[…]
J’avais parfaitement conscience de la quantité des lignes de force et des éléments dont j’étais habité ; c’était leur nature qui m’échappait. Il y avait mon désir de plaire – si puissant et si fébrile que jamais je ne parvenais à m’ouvrir à l’autre, à m’en faire un ami. La terreur de l’échec, d’une tentative aussi importante m’avait dissuadé d’essayer ; de plus, il y avait la question de l’identité de niveaux : une intimité me semblait honteuse, à moins que l’autre n’en donnât la réplique parfaite, dans la même langue, selon la même méthode et pour les mêmes raisons.
Il y avait un désir d’être connu et célèbre, et une hantise que cela se sût. Le mépris en lequel je tenais ce goût d’être distingué m’avait fait refuser tous les honneurs. Je chérissais mon indépendance presque autant qu’un bédouin la sienne, mais je la mesurais mieux en amenant un autre à en parler en ma présence. Ma vision défectueuse faisait que je me voyais mieux en image, et seuls les commentaires biaisés qui parvenaient à mon oreille me donnaient une idée de l’impression que je produisais. Ainsi une aspiration à me voir dans le regard et la parol d’autrui était-elle l’assaut que je menais contra ma citadelle inviolée.
Je me gardais des créatures inférieures comme d’une insulte à notre nature intellectuelle. Si elles cherchaient à s’imposer à moi, je les prenais en détestation. Poser la main sur un être vivant m’était dégradant ; et je frémissais si l’on me touchait ou que l’on se prît trop vite d’intérêt pour moi. Il s’agissait d’une répulsion atomique, de cette force qui préserve la trajectoire d’un flocon de neige ; mais l’inverse aurait été mon choix, si ma tête n’avait pas exercé un empire aussi tyrannique. Je me sentais porté vers les femmes et les animaux et me désolais le plus lorsque je voyais un soldat serrer une fille dans ses bras en une muette extase ou un quidam flatter un chien ; parce que mon désir était d’être aussi superficiel et mon geôlier m’en empêchait.
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J’aimais ce qui était en dessous de moi ; c’est vers le bas que je trouvais mes plaisirs, mes aventures. Il semble y avoir un degré de certitude dans la dégradation, une sécurité finale. L’homme peut s’élever sans limites, mais il existe un niveau bestial en dessous duquel il ne peut tomber. C’est là une solide garantie sur laquelle se reposer. La force des choses, les ans et une dignité artificielle m’en retranchaient de plus en plus, mais je gardais un arrière-goût de la vraie liberté de deux semaines d’immersion, des années plus tôt à Port-Saïd, passées à charger dans la journée du charbon à bord de vapeurs en compagnie d’autres parias des trois continents, et, la nuit, à dormir pelotonné sur le môle, près de la statue de Lesseps, avec la houle qui déferlait tout près.
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Il est des traits, comme le courage, qui, pour paraître bons ou mauvais, ne se peuvent manifester seuls, mais doivent être mêlés à un révélateur. La grandeur chez Allenby ressortissait à une autre catégorie, et, autonome, elle était une facette de son caractère, non de son intellect. Des qualités ordinaires en devenaient chez lui superflues ; à côté de cela, intelligence, imagination, perspicacité, application semblaient ridicules. On ne pouvait le juger d’après nos critères, pas plus qu’on ne saurait comparer le tranchant de l’étrave d’un paquebot à celui d’un rasoir. Nous avions nos qualités et leurs contraires, nos défauts, mais il put s’en accommoder grâce à sa puissance intérieure. Nous marchions librement sur l’herbe tendre de la vie normale. Lui, tel un char d’assaut, était capable de passer en force à travers le maquis des désastreuses culpabilités. Cela me réconcilia avec la vision sensée d’un surhomme, ou la conception mystique de Dieu, y incorporant vice et vertu.
Livre X – La maison est achevée
CXXII – Agrément d’Azraq déserte
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Le public accorde souvent du mérite aux généraux du fait qu’il n’en voit que les ordres et leurs résultats. Mais les généraux savent, eux, à quoi s’en tenir, car l’idée était leur et ils l’ont vue gâcher en cours d’exécution ; même quand l’exécutant, comme en l’occurrence, était également le concepteur. D’ordinaire, l’exécutant, qui est autre que le stratège, influe sur le plan à mesure qu’il se développe. Foch a dit (avant de commander des armées) que ce sont les généraux qui remportent les batailles ; mais nul général n’a jamais vraiment été de cet avis. La campagne de Syrie de 1918 a peut-être été la plus parfaite, du point de vue scientifique, de toute l’histoire anglaise, celle où la pensée a pris une plus grande part que la force. Le monde entier et tout particulièrement ceux qui servirent sous leurs ordres attribuèrent à Allenby et Bartholomew le mérite de la victoire ; mais ni l’un ni l’autre ne voulut jamais partager cette vision.
CXXIV – La première voie ferrée
[…]
Nous attachions beaucoup de prix à cette coupure de la ligne d’Amman et ce coup d’arrêt était contraire à nos souhaits. Afin de chercher le moyen d’y porter remède, je laissai là ma voiture, me munis d’un chargement de fulmicoton et enfourchai mon méhari pour partir en avant de la troupe à travers les langues de lave qui descendaient du col de Safa en direction de l’ouest et du chemin de fer. Les autres, piètres méharistes, firent un détour pour éviter ce terrain accidenté, mais nous, qui étions bien montés, prîmes au plus court par un sentier de voleurs pour déboucher, une heure avant eux, dans la plaine à proximité des ruines d’Um el-Jemal.
Je réfléchissais activement, en quête du moyen le plus rapide et le plus efficace, et ne parvenais pas à un choisir un. Ces ruines ajoutèrent encore à ma perplexité. Je percevais comme une pesanteur intellectuelle au vu de ces villes frontalières romaines, Um el-Jemal, Um el-Surab, Umtaiye. Des bâtiments aussi incongrus dans un désert, qui était alors comme aujourd’hui le lieu d’affrontements incessants, accusaient leur bâtisseurs d’insensibilité, presque de l’affirmation grossi ère d’un droit (celui des Romains) à vivre inchangés sur l’ensemble de leur empire, comme si les critères du bien-être eussent été universels. Ces constructions italiennes dressées sur les marches du monde – et exclusivement financées par l’impôt rélevé sur des provinces plus dociles – révélaient un aveuglement crasse envers le caractère éphémère de leurs auteurs. Une maison qui survit de la sorte au dessein de son maître parle d’une vanité, d’une prétention à la maîtrise matérielle, trop triviale pour faire honneur à l’esprit qui l’a conçue.
CXXXI – De retour dans le désert
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Nous allions de notre côté continuer de jouer du fulmicoton. Allenby nous avait donné pour mission de harceler et de contenir la IVe armée turque jusqu’à ce que Chaytor l’eût obligée à évacuer Amman, après quoi nous la taillerions en pièce au cours de sa retraite. Nous ne devions pas penser à Damas avant de l’avoir réduite, car il y avait à Deraa des approvisionnements et des troupes de réserve avec le secours desquelles, si nous la laissions passer, elle pourrait se reformer suffisamment pour contester à Barrow le difficile franchissement des monts Irbid, ce qui entraverait la double poussée d’Allenby en direction de Damas et obligerait celui-ci à renoncer à l’espoir de balayer, sans marquer d’arrêt et bien avant d’atteindre la capitale, les dernières poches de résistance ennemies.
D’un autre côté, cette retraite de la IVe armée n’était qu’une question de jours et nous étions pour notre part certains, autant qu’on peut l’être à la guerre, de soulever la semaine suivante la population de toutes les plaines qui nous séparaient de Damas. Aussi Fayçal décida-t-il que Nouri Chaalan viendrait grossir notre colonne de ses méharistes rualla, qu’il ferait monter d’Azraq. Cela porterait notre effectif à quatre mille combattants, dont plus des trois quarts d’irréguliers, mais sur lesquels nous pourrions nous reposer, car les paysans du Hauran obéissaient sans réserve à Talal ; quant à Nouri, vieillard dur, taciturne et passablement cynique, il tenait sa tribu comme un outil.
Ce personnage était une rareté dans le désert : avec lui, il n’y avait pas lieu de débattre. Ou ben il consentait ou bien il refusait, et cela s’arrêtait là. Il écoutait, souvent avec à l’œil une lueur amusée, ce que les autres avaient à dire, puis, quand ils en avaient terminé, il leur annonçait sa décision en quelques formules définitives, puis attendait tranquillement que sa volonté fût faite. Ceux qui étaient en dessous de lui obéissaient, car ils redoutaient son impitoyable dureté. Il était vieux et sage, c’est à dire las et désabusé ; si vieux que je m’étonnais qu’il pût comprendre notre enthousiasme et être aussi résolument de notre côté. Face à lui, la jeunesse avait la nette impression que son admission au sein d’un monde déjà constitué et en fonctionnement avait quelque chose d’une intrusion, à juste titre mal accueillie, mais tolérée par sagesse.
Pour ma part, je trouvais délicieux de travailler avec lui, car il était intelligent et avait du discernement. Cela me grisait que d’entendre, sans que je l’eusse sollicité, quelqu’un me faire part de mes croyances secrètes ; cela me confirmait dans lesdites croyances et m’exhortait à les précipiter vers un extrême de crédulité que rien ne pouvait justifier. Un imbécile a tôt fait de déteindre sur son entourage ; avec Nouri Chaalan, la contagion de la sagesse paraissait tout aussi prompte.
CXXXII – Une manœuvre surprise
[…]
Le Handley reparti, nous nous retirâmes pour la nuit après avoir décerné le prix de la meilleure histoire à une anecdote sur Enver Pacha : lors de la guerre des Balkans, alors que les Turcs venaient de reprendre Sharkeui, Enver s’y rendit à bord d’un vapeur, accompagné du prince Djemil et d’un état-major superbe. Lorsqu’ils avaient repris cette localité, les Bulgares avaient massacré tous les Turc. Ensuite, lorsqu’ils s’en étaient retirés, tous les paysons du cru étaient partis avec eux. Aussi la bourgade était-elle déserte et les Turcs n’y trouvèrent-ils presque pas de femmes à assassiner. Ils prirent toutefois un vieil homme, qui fut amené à bord afin que le commandant en chef pût le tourmenet à loisir. Pour finir, lassé de ce passe-temps, Enver fit signe à deux de ses valeureux aides de camp et, ouvrant la porte de la chaudière, leur dit : « Jetez-le là-dedans. » Le vieillard hurla et se débattit, mais les deux officiers furent les plus forts et la porte se referma sur la forme convulsée. « Frappés d’effroi, nous tournions les talons pour nous éloigner, mais Enver, tête inclinée de côté, tendant l’oreille, a levé la main pour nous arrêter. Écoutant de même, nous avons entendu comme un claquement à l’intérieur de la chaudière. Alors, hochant la tête, il a dit dans un sourire : « Leur tête éclate toujours de cette façon ». »
[…]
[…] En nous retirant dans le djebel Druse, nous aurions mis fin à notre service actif avant que la partie fût terminée et en laissant le gros du travail à Allenby. Certes, il nous avait chargés de la IVe armée et nous avions accompli notre « devoir » ; mais je m’étais toujours défié de ce mot « devoir », qui paraissait sous-entendre un marché passé avec une troisième partie en vue d’un résultat donné, un moyen terme avec la vie, comme s’il eût existé une limite passé laquelle nos forces auraient pu se reposer, alors que je n’avais découvert de borne que dans la volonté qui nous trahissait, séduite par l’aspiration à un moment d’oubli. Je trouvais de la petitesse à formuler, de sang-froid, une limite précise et à l’appeler « devoir » ; et c’eût été un surcroît de petitesse que de croiser les bras alors que nous étions capables de faire plus.
Selon moi, nous n’étions redevables à personne de l’accomplissement d’un devoir, même si nous servions Allenby au mieux de nos capacités, ceci du fait que nous étions intéressés à gagner la guerre. Cependant, j’étais très jaloux de l’honneur arabe et prêt, pour ces gens, à avancer coûte que coûte. Ils étaient entrés en guerre à nos côtés pour conquérir leur liberté ; or, si la conquérir était facile, la résolution constante de la conserver ne se pourrait sceller que par leur peine et leur sang. Scientifiquement parlant, nous en avions peut-être fait suffisamment, ou du moins avions-nous gagné le droit d’y prétendre ; mais nous avions affaire à des masses ignorantes et la reconquête de leur ancienne capitale les armes à la main était le signe qu’elles comprendraient le plus pleinement.
Supposons malgré tout que nous servions Allenby par sens du devoir et non par conviction. En nous portant à Cheikh Saad, sur les arrières de Deraa, nous exercions une pression sans égale sur les Turcs et leur faisions plus de mal qu’aucune unité britannique n’était en position de le faire. Cela leur interdirait de reprendre le combat de ce côté-ci de Damas, et y perdre la vie (improbable éventualité que je ferais tout pour éviter) serait un prix modique à payer. Ce but atteint, Damas était à nous, ce qui entraînerait la fin des hostilités au Moyen-Orient et, selons moi, la fin de la guerre dans son ensemble.
CXXXV – Avec les Britanniques
[…]
Il me restait encore beaucoup à dire et à faire, c’est pourquoi je m’attardai à Deraa jusqu’au 30, goûtant la paix qui y régnait à présent que la troupe en était partie. Cette gare se trouvait à la limite du désert, or les Indiens n’avaient pas laissé de m’irriter par leur incongruité en un tel lieu. L’essence du désert est l’individu solitaire, le fils de la route, toujours en mouvement et aussi retranché du monde que s’il était au fond du tombeau. Ces soldats se déplaçaient en lents troupeaux comme des moutons, indignes du privilège de l’espace sans borne.
Peut-être qu’œuvrait en moi ce dédain tacite qui habitait les Arabes et se fondait sur un déraisonnable préjugé racial. Il me semblait percevoir chez les soldats indiens quelque chose de malingre et de confiné, un air de se sentir soi-même minable, presque une servilité pointilleuse et goûtée, toutes choses si différentes des bédouins bâtis à chaux et à sable de notre pétulante armée. Mes gardes avaient été horrifiés par les manières supérieures d’officiers britanniques à l’endroit de leurs subordonnés indiens. Elles étaient l’expression d’une relation de trois ou quatre générations antérieures à notre occupation de l’égypte et d’autant plus assurée et dominatrice. Jamais auparavant mes hommes n’avaient vu ni imaginé pareille inégalité entre individus, et leur amour-propre était froissé par le spectacle inédit de la dépréciation de soi de ces Indiens.
[…]
Mes gardes, toujours pleins de vie, aussi changeants que la surface de la mer, avaient dressé leurs tentes à proximité des hangars carbonisés. Abdullah m’apporta pour la première fois du riz dans le petit bol en argent. Je mangeai, puis m’allongeai au centre du grand vide environnant et tentai de réfléchir à l’avenir ; mais mon esprit se révéla tout aussi vacant. Mes rêves avaient été soufflés comme des chandelles par le vent puissant du succès. Devant ne se drassait que l’ombre de notre trop tangible objectif ; derrière, c’étaient deux années de peine, dont toutes les misères se trouvaient oubliées ou glorifiées. Des noms de lieux défilaient dans ma têten des souvenirs de mes endroits préférés, chacun se parant dans mon imagination de tel ou tel superlatif : Roum la magnifique, la brillante Pétra, Azraq la solitaire, Batra la très pure.
[…]
Les autres étaient de vrais soldats, une nouveauté pour moi, les premiers que je voyais depuis deux ans, et il m’apparaissait tout-à-coup que le secret de l’uniforme consistait à changer une foule d’individus en une entité compacte, imposante, impersonnelle, à lui conférer quelque chose de la pondération et de la fermeté d’un homme d’exception. Cette livrée de la mort retranchait de la vie ordinaire ceux qui la revêtaient, elle était le signe qu’ils s’étaient vendus à l’État contre le versement d’une solde, étant entendu que dans le jeu que les États jouaient avec la mort quelques-uns de leurs serviteurs perdaient parfois la vie. Tels étaient les risques de leur métier.
Si le forçat était soumis à des violences physiques, le soldat, lui, cédai à son propriétaire l’usage, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de sa chair ainsi que la conduite de son esprit et de ses passions. Le forçat avait licence de haïr la règle qui l’entravait (et l’humanité dans son entier, s’il avait la haine profuse) ; le soldat mécontent de son sort faisait un mauvais soldat, n’était même pas soldat du tout. Jusqu’à ses affections devenaient des pièves mercenaires sur l’échiquier de la vie. Il ne pouvait aimer que les amis du roi, son bailleur de fons, et ne combattre que ses ennemis. Pour être un véritable soldat, il lui fallait même renoncer à certaines des libertés que conservent les esclaves, à savoir ses opinions.
CXXXVIII – Les fossoyeurs
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Gagnant l’autre côté de la cour, je m’engageai dans le passage donnant sur les arrières. Il y avait sur ma gauche une porte ouvrant sur un hall aux volets clos, dont l’obscurité contrastait avec la blancheur éblouissante de la cour. Une épouvantable puanteur m’y accueillit, puis, lorsque mes yeux s’habituèrent, une vision tout aussi affreuse. Le sol de pierre était couvert d’une trentaine de morts disposés côte à côte comme des sacs, certains en uniforme, d’autres en sous-vêtements, d’autres enfin entièrement nus.
Des rats grouillaient partout qui avaient ouvert parmi les corps des galeries rouges et humides. Pour quelques-un, la mort ne semblait remonter qu’à un jour ou deux ; d’autres devaient être là depuis plus longtemps. Il y en avait à tous les stades de la décomposition. Chez certains, les chairs, qui commençaient seulement de pourrir, avaient jauni, bleui, noirci. D’autres avaient déjà doublé voire triplé de volume, et leur tête ronde, comme soufflée, s’ornait d’un rictus noirâtre entre des mâchoires mangées de barbe. Chez d’autres encore, les parties molles s’étaient affaissées, s’ouvrant chez les plus avancés pour laisser échapper des fluides putrides.
Il y avait une autre pièce, d’où il me sembla que provenait une plainte. Je m’avançai, enjambant ce tapis de cadavres, dont les hardes, jaunies de déjections séchées, crissaient sous mes pas. Une atmosphère gourde et glaciale régnait dans cette nouvelle salle. Les rangées de lits étaient tellement silencieuses que je crus que leurs occupants étaient morts eux aussi, chacun observant une parfaite rigidité sur son grabat empuanti, duquel des matières liquides avaient dégoutté pour se figer sur le sol.
Relevant les pans de mon vêtement, veillant à ne pas tremper mes pieds nus dans les flaques, je m’avançai un peu entre les alignements. J’entendis soudain une faible respiration. Me retournant brusquement, je croisai le regard de ces hommes, leurs yeux ronds comme des billes fixées sur moi. D’entre leurs lèvres déformées bruit le mot « Aman, aman » (pitié, grâce). Ils tentèrent avec ensemble de lever leurs mains vers moi, puis elles retombèrent comme des feuilles mortes.