Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Thomas Edward Lawrence, Les Sept Piliers de la Sagesse

Trad. Éric Chédaille

Texte de la publication originelle, dite version d’Oxford (1922) 1.

Introduction

I – Comment et pourquoi j’ai pris la plume

Sans doute convient-il de dire un mot sur les particularités de ce texte. Son style requiert en effet une apologie particulière. Le grand lecteur que je suis s’est constitué une langue en choisissant dans la masse indifférenciée des mots ceux que des hommes révérés ont distingués, et dont ils ont enrichi le sens ; ceux dont ils ont fait notre patrimoine vivant. Beaucoup de formules et idées sont empruntées, qui ne sont nullement identifiées par une note en bas de page ni déparées par des guillemets : les grands seigneurs de la pensée ne peuvent que se réjouir de nous voir, nous autres boutiquiers, dresser nos baraques au pied de leurs remparts et user de la monnaie qu’ils ont frappé. Au moins serai-je heureux si l’on trouve une tournure qui m’appartienne et qui vaille qu’on la relève.

[…]

Et cependant, quand nous réussîmes et que le monde nouveau se fit jour, nos aînés réapparurent, nous confisquèrent notre victoire et redonnèrent à ce monde l’aspect de celui qu’ils avaient connu. La jeunesse était capable de vaincre mais n’avait pas appris à conserver ses acquis ; elle était pitoyablement impuissante face à l’âge. Nous balbutiâmes que nous avions œuvré pour un nouveau paradis et une nouvelle terre ; eux nous remercièrent gentiment et se réconcilièrent. […] Ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit découvrent au matin que tout n’était que vanité ; en revanche, ceux qui rêvent durant le jour sont dangereux, car ils peuvent vivre leur rêve les yeux ouverts et le rendre possible. C’est ce que j’ai fait.

IV – Le monothéisme

[…]

La base commune de tous ces credos sémitiques, ceux qui réussirent comme ceux qui échouèrent, était la grand idée de la vanité du monde. Leur réaction profonde contre le temporel les amena à prêcher le dépouillement, le renoncement, la pauvreté ; et le parfum de cette nouveauté intoxiqua inexorablement la cervelle des habitants du désert. Je touchai du doigt pour la première fois, au tout début, cette idée de la pureté née de la raréfaction, un jour que nous venions de traverser les vallonements du nord de la Syrie jusqu’à une ruine datant de l’occupation romaine, que les Arabes tenaient pour les vestiges d’un palais construit par un prince frontalier à l’intention de la reine. La croyance voulait que l’argile dont il était maçonné eût été pétrie non avec de l’eau mais, pour plus de magnificence, avec des huiles essentielles de fleurs.

Mes guides, flairant l’air comme des chiens, me conduisaient de salle en salle en faisant observer :

– Ici, c’est du jasmin ; ici, de l’ambre gris ; ici de la rose.

Pour finir, Dahoum m’entraîna :

– Viens humer la plus douce senteur entre toutes.

Gagnant le logis principal, nous nous approchâmes des fenêtres béantes de la façade orientale pour inhaler à gorge déployée le vent du désert, qui nous venait par bouffées, fluide, dépourvu de turbulences. Né quelque part au-delà du lointain Euphrate, ce souffle lent avait foulé durant des jours et des nuits des herbes fanées jusqu’à ce premier obstacle, les murs fragiles de notre palais en ruine. Il semblait s’y couler et s’y alanguir, comme murmurant en un langage enfantin quelque secret qui nous échappait.

– Celui-ci, dirent mes compagnons, est le meilleurs : il est sans parfum.

Mes arabes tournaient le dos aux fragrances comme au luxe et, le regard perdu dans cette immensité, choisissaient des choses auxquelles l’homme n’avait point de part.

Le bédouin est né et a grandi dans le désert ; ce dépouillement trop âpre pour un étranger, il l’embrasse de toute son âme pour la simple raison, ressentie mais non formulée, qu’il s’y trouve indubitablement libre. Il a oublié toute attache matérielle, tout confort, tout superflu, toute complication, pour atteindre à cette liberté personnelle hantée par la famine et la mort. Il ne voit pas dans la pauvreté une vertu en soi, il goûte les menus vices et petites jouissances — le café, l’eau fraîche, les femmes — qu’il pouvait encore préserver. Sa vie est faite de l’air et des vents, de soleil et de lumière, d’espaces sans bornes et de vide immense. Ni effort humain ni fécondité dans la nature ; rien que le ciel là-haut et la terre immaculée ici-bas. C’est là que, inconsciemment, il approchait Dieu.

Livre I – Première rencontre avec Fayçal

XV – La première campagne

[…] Aucun des deux camps n’avait encore donné sa pleine mesure. L’armement des Turcs les rendait si supérieurs dans le combat à distance que les Arabes n’avaient pas encore pu se colleter véritablement avec eux. Pour cette raison, la plupart des combats rapprochés avaient eu lieu la nuit, lorsque l’artillerie était inopérante. Cela me semblait des affrontement singulièrement archaïques, avec en préliminaire des assauts d’insultes. Après un recours aux vocables les plus orduriers de leurs lexiques respectifs arrivait une culmination où les Turcs traitaient les Arabes d’Anglais, tandis que les Arabes les traitaient d’Allemands. Il n’y avait bien évidemment aucun Allemand dans le Hedjaz et j’étais le premier Anglais à y mettre les pieds. Mais les deux camps étaient si friands d’invectives que tout y passait.

Livre II – Le déclenchement de l’offensive arabe

XXIII – Redressement

Je ne croyais pas, contrairement à [lui – colonel Brémond, chef de la mission militaire française], que notre puissance nous permît de pouvoir nous passer de petits alliés, et je lui dis tout net que mes opinions étaient aux antipodes des siennes. Attachant la plus grand importance à la prise immédiate de Médine, je conseillai à Fayçal de se porter sur Al-Whadj afin d’affermir sa menace sur le chemin de fer. Selon moi, le mouvement arabe ne pouvait justifier son existence qu’en courant sur son élan jusqu’à Damas. Le colonel Brémond jugeait cette issue indésirable, car le traité Sykes-Picot, signé en 1916 entre la France et l’Angleterre, avait précisément été échaffaudé par Sykes en vue de cette éventualité, et stipulait dans ce cas la création d’États arabes à Damas, Alep et Mossoul, régions qui sans cela tomberaient sous tutelle française. Ni Sykes ni Picot n’avaient cru ce cas de figure possible ; mais je savais qu’il l’était, et je pensais que si cela arrivait, la vigueur du mouvement arabe empêcherait la mise en place au Moyen-Orient – par nous ou par d’autres – de projets par trop « coloniaux » d’exploitation impérialiste. Et j’avais l’intention de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour y veiller.

Brémond se réfugia dans sa sphère technique et m’assura sur son honneur d’officier d’état-major que, militairement parlant, ce mouvement de Yanbu à Al-Wadjh équivaudrait à un suicide. Mais je ne voyais aucune force dans les arguments qu’il m’avançait avec volubilité, et je le lui dis. Cette insolite entrevue entre un vieux soldat et un jeune homme déguisé en indigène me laissa un sale goût dans la bouche. Pris individuellement, le Français sait se montrer héroïque, il est rare qu’il sache être simplement juste ; et c’est un incorrigible prosateur, qui voit les choses sous l’éclairage direct de la raison et de l’entendement, au lieu de considérer paupières mi-closes le flou de leur rayonnement intrinsèque, à l’instar du Britannique imaginatif. Aussi ces deux races ont-elles du mal à travailler ensemble à une grande œuvre. J’eus néanmoins suffisamment d’empire sur moi-même pour ne pas parler de cette conversation à quelque Arabe que ce fût. J’en envoyai cependant le compte rendu complet au colonel Wilson, qui devait rendre prochainement visite à Fayçal pour passer avec lui en revue ce projet de se porter sur Al-Wadjh.

Livre IV – L’extension vers Aqaba

XLI – Géographie d’Aqaba

Mes amis avaient de la guerre une vision dissociée. La France, l’Angleterre et la Russie combattaient l’Allemagne en Europe ; l’Angleterre et la Russie combattaient la Turquie au Proche-Orient. Notre victoire sur le premier champ de bataille entraînerait la paix sur le second, mais une paix dont nous ne pourrions nous accommoder, car elle serait le fruit d’un marchandage dans lequel nous serions floués et dont la Turquie ressortirait plus forte que jamais. L’empire britannique reposait sur une fondation illusoire (à la différence de l’Afrique du Nord française, tenue par la force), et si l’on permettait à la Turquie de nous tenir tête de la sorte et de s’en tirer sans grand dommage, ce serait la fin de cette illusion. Pour la survie de l’Empire britannique, il nous fallait battre la Turquie en Syrie ; et ces commentateurs autorisé qui, en toute honnêteté, répondaient : « plus tard, plus tard… » aux suppliques des Arabes, perdaient de vue la psychologie des Anglais, qui, après la chute de l’Allemagne ne se seraient pas embarqués dans une nouvelle guerre pour défaire la Turquie. Si cette dernière devait être vaincue, il fallait que ce fût avant l’Allemagne.

XLII – D’Al-Wadjh à El-Kurr

Lors des préparatifs, Fayçal réfléchit, organisa et œuvra pour tout le monde. Nous décidâmes que seul le chérif Nasir était capable de mener la compagnie : sa bonté sans nuages, qui faisait naître de la dévotion même chez les plus dépravés, serait comme une bénédiction de notre folle entreprise. Lorsque nous lui fîmes part de notre souhait, il soupira un peu car il était las, tant physiquement après des mois de service dans l’avant-garde que moralement avec la fuite de ses années d’insouciance. Il redoutait la maturité, qui arrivait avec sa pensée aboutie, son savoir-faire, son art consommé, mais qui, en l’absence de la poésie qui avait nourri ses jeunes années, pouvait dénier au simple fait de vivre d’être un but en soi suffisant. Il était encore jeune de corps, mais son âme changeante et mortelle vieillissait plus vite que son enveloppe charnelle, allait s’éteindre avant elle, comme chez la plupart d’entre nous.

[…]

Nous emportions en guise de cadeaux quelques fusils et munitions supplémentaires, et nous chargeâmes six chameaux de paquets de dynamite gélatine en vue d’utilisation dans le Nord contre les rails, les trains et les ponts. Nasir, émir d’importance dans son pays, emportait également une bonne tente afin de pouvoir accueillir des visiteurs et une charge de riz pour les recevoir ; c’est nous qui devions en consommer les derniers grains, et avec un immense réconfort, car des semaines et des semaines au pain et à l’eau constitueraient un régime fort débilitant. Novices en la matière, nous ne voyions pas que la farine, ce plus léger des aliments transportables, convenait mieux à cette façon de voyager. Six mois plus tard, ni Nasir ni moi ne songerions à nous encombrer de riz.

XLVIII – L’oued Sirhan

Le reste du jour se passa paisiblement et nous relachâmes notre vigilance, tout en maintenant en permanence une sentinelle postée au sommet de la grande dune à laquelle s’adossaient les puits. Au coucher du soleil, je descendis me laver à l’aide de cette eau dure. Au retour, je m’arrêtai au feu de camp des Ageyl pour prendre le café avec eux et prêter l’oreille à leur arabe nedjedi. Ils se mirent à me raconter de longues anecdotes sur le capitaine Shakespear2, qu’Ibn Saoud avait reçu en ami à Riyad, qui avait traversé l’Arabie du golfe Persique à l’Égypte et avait fini par trouver la mort dans un combat contre les Shammar, lors d’un revers essuyé par les combattants du Nedjed au cours d’une de leurs guerres endémiques.

Nombre de ces Ageyl d’Ibn Dgheithir avaient voyagé avec lui, à titre de gardes du corps ou de partisans, et avaient beaucoup à dire sur sa magnificence et l’étrange isolement dans lequel il se tenait nuit et jour. Les Arabes, qui vivent habituellement les uns sur les autres, suspectaient une raison secrète à ce désir trop marqué de solitude. Garder cela en tête et renoncer, tant que je serais avec eux, à toute prétention égoïste à la paix et à la tranquillité me fut un des enseignements les moins plaisants de la guerre dans le désert  et des plus humiliants aussi, car c’est en partie l’orgueil qui nous attachait à cette solitude et il était plus facile de se trouver remarquable en l’absence de toute concurrence.

[…]

Au bout de trois heures de marche, nous vîmes un méhariste venir vers nous à grand train. Passé un moment de tension, les Howeitat le reconnurent pour un de leurs bergers. De chaleureuses congratulations s’échangèrent sur un ton paisible, comme il convient dans le désert, où une attitude bruyante est au mieux la marque d’une basse extraction, au pire la preuve d’une origine citadine.

LVIII – Prise d’Aqaba

Pendant ce temps nos Arabes avaient volé tout ce qui pouvait être récupéré sur les Turcs, dans leur bagage et dans leur camp. La lune venait de se lever quand Auda vint nous dire qu’il fallait partir. Nasir et moi en fûmes irrités. Il soufflait ce soir-là une brise d’ouest chargée d’humidité et, à mille deux cents mètres d’altitude, après la chaleur torride et les émotions de la journée, cette fraîcheur tombait douloureusement sur nos blessures et contusions. La source dessinait un fil d’argent dans une rigole de gravier qui courait au milieu d’une délicieuse herbe d’un vert tendre. Nous y étions étendus, enveloppés dans nos capes, envisageant un repas et nous demandant si nous avions le courage de le préparer. Nous étions pour lors sujets à la honte de la victoire, à cette réaction qui donne le sentiment que rien n’en vaut la peine et que rien de louable n’a été accompli.

[…]

Les morts composaient un tableau d’une merveilleuse beauté. La faible clarté de la nuit les parait d’une douceur ivoirine. Les Turcs ont la peau pâle sur les parties du corps que cache le costume, beaucoup plus pâle que celle des Arabes au milieu desquels je vivais ; de plus, ces soldats étaient très jeunes. Autour d’eux se pressait la sombre armoise toute chargée de rosée, où les rayons de lune allumaient des scintillements pareils à des embruns. Ces cadavres, qui paraissaient avoir été jetés ça et là ou entassés pêle-mêle en monceaux peu élevés, offraient une vision si pitoyable que l’envie vous prenait de les disposer confortablement. Je me mis donc en devoir de les allonger par rangs, l’un après l’autre. Moi-même, fort las de corps et d’esprit, j’aspirais à partager leur tranquillité, à me séparer de la foule agitée et bruyante de ceux qui là-haut se disputaient les dépouilles, se vantaient de leur prestesse et de leur force, pour encore endurer Dieu savait combien de semblables épreuves et tourments jusqu’à ce que la mort, que nous eussions réussi ou échoué, vînt écrire le dernier chapitre de notre histoire.

Livre V – Nous marquons le pas

LIX – Traversée du Sinaï

[…] Des mois durant, Aqaba avait été notre horizon, l’objectif vers lequel tendaient nos énergies ; nous n’avions pas eu d’autres pensées, nous nous y refusions. À présent que nous avions atteint notre but, nous méprisions un peu cette vie qui avait consacré autant d’effort à un objet dont la conquête ne modifiait en rien notre esprit ou notre corps.

Dans cette étrange lumière blanche de la victoire, c’est à peine si nous nous reconnaissions. Nous nous étonnions de parler, nous asseyions la tête vide, palpions l’étoffe blanche de notre vêtement, incertains de pouvoir comprendre ou apprendre qui nous étions. Les bruits extérieurs n’avaient rien de réel, c’était un chant qui nous parvenait aux oreilles, comme dans un rêve ou surgi des profondeurs de l’eau. L’étonnement face à la vie qui continuait nous accablait et nous ne savions comment tirer profit du don qui nous était fait. Cette situation m’était particulièrement difficile, car, malgré une excellente vue, je ne voyais jamais les traits des hommes : je m’efforçais toujours de percer leur vérité et de me représenter la réalité spirituelle de ceci ou cela. Or, aujourd’hui, chacun s’était approprié l’objet de son désir et s’en trouvait satisfait et, de ce fait, devenait insignifiant.

[…] Il n’est toutefois pas mauvais de s’astreindre : cela aide à la continence et l’on se débarrasse ainsi des formes les plus grossières de la gloutonnerie. Les habitudes alimentaires de toute une vie ont à ce point réglé l’organisme anglais que l’estomac est capable de produire une excitation nerveuse quelques minutes avant l’heure précise du repas ; et il arrive que nous donnions la noble appellation de « faim » à ce signal indiquant que nos tripes comportent un volume disponible pour l’ingestion d’aliments. La faim arabe, elle, n’est pas une gêne, mais la plainte d’un corps qui a longtemps peiné à vide et défaille de faiblesse.

LXVII – Attitudes

[…] Ressentant au plus haut point l’étrangeté des Arabes, l’Anglais Stokes en devint encore plus lui-même, plus distant. Il pratiquait des manières impeccables, mais avec une réserve qui leur rappelait à tout instant qu’il était différent d’eux et anglais. Cette considération pointilleuse lui valait d’être respecté en retour. Pour les Arabes, il était « le sergent », alors que Lewis était « le grand ». Les Australiens, race nouvelle, peu sophistiquée, expansive, se font du tort par leur manque de mesure à la fois dans la gentillesse et dans la correction.

[…] Les Français semblaient étrangement différents de nous. En effet, bien qu’ils eussent débuté avec une doctrine similaire – à savoir que le Français était le nec plus ultra de l’humanité (non seulement agissant comme tel, mais le proclamant) –, ils invitèrent au contraire leurs sujets étrangers à les imiter d’aussi près que possible, car même si ces derniers ne pouvaient s’élever au niveau du modèle, leur vertu serait plus grande s’ils s’en rapprochaient. L’imitation était à nos yeux une parodie ; pour eux elle était un hommage.

Livre VI – L’opération sur les ponts

LXXXI – Les Serahins

[…] Cette nuit-là, la cannonade était très nettement audible, sans doute parce que la dépression de la mer Morte, qui nous séparait de son théâtre, en renvoyait les échos jusqu’à notre haut plateau. « Ils sont plus proches qu’hier soir, murmuraient les Arabes : les Anglais progressent. Dieu ait pitié de ceux qui reçoivent cette grêle d’obus ! » Ils pensaient avec compassion aux Turcs, qui avaient été pendant si longtemps leurs faibles oppresseurs et que, précisément en raison de leur insuffisance et tout despotes qu’ils étaient, ils aimaient plus que le puissant étrangers avec sa justice inexorable.

Voir aussi : Les Serahin, autre passage dans la version standard. [http://www.dg77.net/pages/passages/lawrence.htm]

[…] Les Serahin étaient notre dernière ressource et s’ils refusaient de nous suivre, nous ne pourrions mettre à exécution le projet d’Allenby dans les délais impartis. Ali et moi réunîmes autour de notre modeste feu les meilleurs hommes de la tribu, et stimulâmes la part de courage en faisant intervenir Fahad, Mifleh et Adhub. Devant eux, nous nous en prîmes violemment à la grossière prudence des Serahin, qui nous paraissait d’autant plus honteuse que nous venions de séjourner longtemps dans le désert et que notre vision en avait retiré une grande acuité.

Nous leur exposâmes, non pas d’une manière abstraite mais concrètement appliquée à leur cas, que la vie dans le désert n’était que sensuelle, qu’il fallait la vivre et l’aimer pour son caractère extrême. Pour nous, il ne pouvait être question ni de nous arrêter pour nous reposer ni d’attendre des plaisirs en récompense de nos efforts. L’esprit du désert opérait par accrétion ; on devait l’endurer autant que les sens le pouvaient, et mettre à profit chaque pas parcouru pour en faire la base d’une prise de risque supplémentaire, de plus profondes privations, de souffrances plus aigües. La raison ne pouvait se permettre de regarder en arrière. Une émotion éprouvée était une émotion dominée, une expérience révolue que l’on enterrait en l’exprimant. Cependant, cette coquille vide pouvait accroître la nature de notre piédestal en nous faisant entrevoir de plus lointaines richesses.

Appartenir au désert revenait à livrer sans fin bataille à un ennemi qui n’était ni le monde ni la vie ni quoi que ce fût d’autre, mais simplement l’espoir ; et l’échec semblait bien être la liberté offerte par Dieu à l’homme. Nous ne pouvions exercer cette liberté qu’en ne faisant pas ce qu’il était en notre pouvoir de faire, car alors la vie nous aurait appartenu et nous l’aurions maîtrisée en la méprisant. La mort nous aurait semblé la plus désirable de nos œuvres, l’ultime liberté à notre portée, notre loisir dernier ; et entre ces deux pôles de notre être, la mort et la vie, ou plutôt le loisir et la subsistance, nous devions fuir celle-ci (qui était la vie), sinon dans son expression la plus réduite, et nous raccrocher à celui-là. Ainsi servirions-nous le non-faire au lieu du faire.

Sans doute existait-il des hommes, non créatifs, dont le loisir était stérile ; mais leur activité se bornait alors à la sphère matérielle et il était préférable qu’ils ne fissent rien plutôt que des choses seulement tangibles. Si notre intention était de produire des choses immatérielles, des choses créatives, procédant de l’esprit et non de la chair, nous devions alors être jaloux de nos exigences physique, car chez la plupart des hommes l’âme vieillit longtemps avant le corps. L’humanité n’a jamais bénéficié de ses travaux de forçats.

Il n’y avait jamais d’honneur dans un succès assuré, mais on pouvait retirer beaucoup d’une sûre défaite. Omnipotence et Infini étaient nos deux plus dignes adversaires, les seuls à vrai dire qu’un homme digne de ce nom pût choisir de combattre, car ils étaient des monstres nés de notre esprit et les ennemis les plus redoutables étaient dans les murs. Pour combattre l’Omnipotence, l’honneur devait rejeter les pauvres ressources à notre disposition et La défier à mains nues, pour être battu non seulement par plus d’esprit, mais par de meilleurs outils. Pour l’homme clairvoyant, l’échec était le seul but à rechercher. Nous devions penser envers et contre tout qu’il n’était pas de victoire, sinon en allant au-devant de la mort les armes à la main, en réclamant l’échec à grands cris, en exhortant par excès de désespoir l’Omnipotence à frapper avec plus de force, en sorte que par Ses coups mêmes Elle trempât nos âmes suppliciées et en fît l’arme de Sa propre ruine.

Il s’agissait là d’un discours heurté, à demi cohérent, inspiré par l’extrême nécessité où nous étions, martelé avec l’énergie du désespoir sur l’enclume de ces esprits ardents assemblés autour d’un feu mourant, et c’est à peine s’il me resta ensuite quelque chose de sa teneur. Pour une fois, ma mémoire photographique ne fonctionna point et ne conserva que des impressions : la honte lentement descendue sur les Serahins, le calme de la nuit dans lequel était dissous leur attachement aux biens de ce monde et, pour finir, leur ardeur nouvelle à marcher avec nous quoi qu’il en advînt. Il faisait encore nuit lorsque nous allâmes chercher le vieil Abd el-Kader et, le traînant à l’écart au milieu du maquis sablonneux, hurlâmes à son oreille pour le moins paresseuse qu’au lever du soleil les Serahin partiraient avec nous, sous ses auspices, pour le Jaulan et l’oued Khalid. Il grommela un mot d’assentiment et, de notre côté, nous nous fîmes la promesse, si Dieu nous prêtait vie, de ne plus jamais faire d’un sourd un conspirateur.

LXXXVI – J’édifie

[…] Ici dans le Nord, le plus précieux atout de la cause chérifienne était Ali ibn el-Hussein. Cet homme extravagant, qui, en matiére de hauts faits, avait rivalisé avec les guerriers les plus intrépides, consacrait maintenant sa force à des fins plus élevées. Sa nature composite faisait de son visage et de son corps de puissants arguments, charnels peut-être, sinon dans la mesure où ils se trouvaient transfusés par la richesse de sa personnalité. Nul ne pouvait le voir sans désirer le revoir, surtout s’il souriait, ce qui était rare, à la fois de la bouche et des yeux. Sa beauté était une arme dont il se servait consciemment. Il était toujours impeccablement mis, tout de noir ou de tout blanc. Ses gestes et attitudes ne devaient rien au hasard. À tout ceci, le sort avait ajouté la perfection physique et une grâce innée exceptionnelle. Mais ces qualités n’étaient que la juste expression de ses capacités, elles faisaient ressortir un courage qui ne ployait jamais et qui l’eût fait hacher menu plutôt que de céder. Sa fierté transparaissait dans son cri de guerre : « Je suis des Harith ! », ce clan qui exerçait le brigandage depuis deux mille ans. Le regard de ses grands yeux, où roulait lentement le jais d’immenses pupilles, accentuait une dignité figée qui était pour lui l’attitude idéale et qu’il s’efforçait d’afficher toujours. Mais, invariablement, un rire effervescent lui échappait par mégarde et sa jeunesse, encore androgyne, sa flamme, son espièglerie dissipait sa nuit comme une aurore.

Cependant, subsistait en lui malgré ce foisonnement une dépression permanente, cette obscure aspiration qu’éprouvent souvent les gens à la fois simples et impétueux, une soif d’abstraction que leur esprit ne peut assouvir, un manque qui les rend malheureux. Sa force physique croissait de jour en jour et il l’avait en aversion, car elle lui semblait étouffer et masquer quelque chose de moins voyant qu’il désirait davantage. Son irrépressible hilarité n’était que la manifestation du vain trépignement de ce désir. Ces essaims d’étrangers qui l’assaillaient en ces journées soulignaient son retranchement involontaire de ses semblables. Malgré une propension marquée à la confidence et à la compagnie, il lui était impossible d’avoir des intimes en dehors d’Abd el-Kher, son esclave, et de Khazen, son domestique. Et néanmoins il ne demeurait jamais seul. S’il n’avait pas d’invités, il mangeait avec ses esclaves, Khazen se chargeant du service.

Livre VII – La campagne de la mer Morte

XCVII – Lente progression

[…] Je récupérai Wodheiha, mon Méhari crème, la meilleure et la plus robuste des bêtes qui me restaient. Cette femelle, élevée chez les Ateiba, avait remporté de nombreuses courses pour son précédent propriétaire. En très bonne santé, grasse sans excès, elle portait un poil épais et dru, et les coussinets de ses pieds étaient calleux suite à une grande pratique de ces silex que l’on rencontrait dans le Nord. Ni grande ni lourde, elle était docile et douce à monter. Pour la faire tourner il suffisait de tapoter le côté voulu du pommeau de la selle ; aussi la montais-je sans baguette et pouvais-je m’adonner tranquillement à la lecture pendant la marche.

XCIX – Démission

Mais tout ceci aurait été remisé au rang de désagréments sans importance si je n’avais eu sur le cœur cette imposture qui était devenue comme une seconde nature, cette prétention à prendre la tête du soulèvement national d’une autre race, cette pose de tous les instants dans un costume étranger, ce prêche en une langue étrangère ; avec, en toile de fond, le sentiment que les « promesses » sur lesquelles s’appuyaient les Arabes valaient ce que vaudrait leur force armée à l’heure de l’aboutissement. L’imposture – s’il s’agissait bien d’une imposture – était partagée en toute connaissance de cause par Fayçal ; et nous nous étions bercés de l’idée que la paix trouverait peut-être les Arabes en position avantageuse (à supposer que ces pauvres gens, sans aide ni savoir-faire, pussent se défendre avec des outils de papier).

Livre VIII – Un grand espoir s’effondre

CI – Un plan d’envergure

[…] Notre idée était de maintenir nos hommes largement espacés, chacun d’eux se servant de son intelligence, en quoi la discipline eût échoué – ou constitué un obstacle.

Car elle me paraît un dressage visant à oblitérer l’humanité de l’individu. Elle opère le plus aisément par le restrictif, en amenant les hommes à ne pas faire ceci ou cela, et peut par conséquent être sous-tendue par une règle suffisamment sévère pour les amener à désespérer de la désobéissance. Elle est applicable à la masse, propre à la foule impersonnelle, et non à un homme en particulier, puisqu’elle exige l’obéissance, qualité de la volonté ; et la volonté elle-même ne semble manifeste que lorsqu’un ordre a été exécuté, semble n’exister qu’à travers le duel et le pluriel, être une mystérieuse double faculté comprenant une partie qui donne le commandement et une partie qui y défère. Au sein de l’armée, on tente plus ou moins consciemment d’amener la recrue à abdiquer la moitié de sa volonté. Le but n’est pas d’inculquer à l’individu que sa volonté doit toujours seconder activement celle de son officier, car cela donnerait alors lieu, comme dans l’armée arabe et chez les partisans, à cette latence momentanée nécessaire à la transmission et l’assimilation de la pensée, le temps que le système nerveux convertisse la volonté propre et transitoire en conséquence active.

[…]

[…] De plus, c’est une de mes idiosyncrasies que de me méfier de l’instinct, qui plonge ses racines dans l’animalité. Tôt ou tard, tout combattant est saisi de terreur sur le champ de bataille, généralement parce que son instinct prend momentanément le pas sur la raison. Si le temps leur en est laissé, beaucoup de ceux qui traversent une telle crise choisissent la mort plutôt que de manquer à leur devoir ; mais si leur marasme survient brutalement, alors presque tous faillissent, mais sait-on jamais. Tout se passe comme si la raison apportait à dessein aux hommes quelque chose de plus précieux que la peur ou la souffrance ; c’est ce qui me pousse à déprécier la belle tenue en temps de pais comme apprentissage de la guerre.

CIII – Repli

[…]

Nous ne pouvions concevoir de l’abandonner sur place en raison de la manière dont les Turcs traitaient nos blessés. Lorsqu’ils avaient affaire à des Occidentaux, ils se conduisaient de leur mieux et, s’ils ne choyaient certes pas leurs prisonniers, du moins ne leur réservaient-ils rien de pis qu’une absence de soins ; avec les Arabes en revanche ils se sentaient libres de s’abandonner à leurs pulsions et nous les avions vus mutiler ou brûler vifs nos malheureux compagnons. Pour cette raison, nous étions tous convenus d’achever celui des nôtres qui serait trop mal en point pour être transportable ; mais jamais il ne m’avait effleuré qu’il pût m’incomber de tuer Farraj.

Je m’agenouillai à côté de lui, tenant mon pistolet au ras du sol près de sa tête, de sorte qu’il ne pût voir ce que je m’apprêtais à faire ; mais sans doute le devina-t-il, car il rouvrit les yeux et me saisit l’avant-bras de sa main rêche et calleuse, la main courtaude de ces jeunes types du Nedjed. Comme je ne pipais mot, son sourire d’autrefois éclaira, étrangement, son visage et il dit :

– Daoud sera en colère après toi.

– Salue-le de ma part, répondis-je.

Sur quoi il prononça la formule consacrée : « Dieu te garde en paix ! », puis il ferma les yeux pour me faciliter la tâche.

CIV – Échec devant Maan

[…] Mener un méhari grand train requiert un effort suffisamment important pour entraver la pensée, sinon celle du but ; et si ce but est éloigné, même cette considération devient difficile, l’esprit prenant alors pour objet un point intermédiaire, tant il est vrai que degrés ou étapes sont plus facilement accessibles qu’une fin à nos lentes facultés mentales. C’est pourquoi, voyageant par une nuit froide, nous fimes tant et si bien diligence que, plusieurs heures avant l’aube, nous avions déjà traversé les ruisseaux de Shobek et suivions la ligne de crête au dessus de Jerba, lieu chargé de souvenirs des croisades et des débuts de l’Islam.

Livre IX – Préparatifs pour un ultime effort

CXII – Grincements de dents à Aqaba

[…]

[…] On me taxait de fanfaronnade lorsque je me disais capable de faire telle et telle chose ; mais jamais je n’ai prétendu les faire bien – probablement pas aussi bien que la moitié de mon auditoire ; simplement j’étais désireux de m’y essayer.

Cette confiance procédait moins d’une aptitude à faire les choses parfaitement que d’un état d’esprit qui me portait à préférer bricoler tant bien que mal plutôt que de laisser passer une occasion en raison des insuffisances de ces passeurs de brosse à reluire. En cas de besoin, tout homme est capable de tout, excepté d’une œuvre d’art ; en l’occurence, je me sentais tout-puissant, puisque cela faisait deux ans que je forgeais le sabre arabe en vue de cette action. Je le connaissais et avais foi en lui jusqu’aux limites de sa nature ; les Arabes avaient en retour une tradition de confiance en moi qui faisait que tout se passait en douceur, sans tension consciente ni insistance de ma part.

CXIII – Buxton ouvre le bal

[…]

Les quittant tard dans la journée du lendemain pour regagner Aqaba, je repassai entre les hautes parois de l’Itm, seul cette fois, mes compagnons inconditionnels et silencieux chevauchant comme des ombres à ma suite, harmonieusement fondus dans leurs sables, leurs maquis et leurs montagnes. Le mal du pays me prit, qui me rappela avec force mon existence de paria au milieu de ces Arabes, dont j’exploitais les idéaux les plus élevés, dont je faisais de l’amour de la liberté un instrument de plus pour donner à l’Angleterre la victoire sur ses ennemis.

[…] Ce crépuscule était intense, stimulant, barbare. Son éclat furieux ravivait les couleurs du désert – comme il le faisait tous les soirs, tout en paraissant chaque fois un miracle renouvelé de force et de chaleur, alors que j’aspirais à la faiblesse, au froid et à la grisaille : je ne voulais plus me voir avec cette transparence cristalline et oublier cette conscience du mal que je faisais.

Nous autres Anglais qui passions des années loin de chez nous au milieu d’étrangers étions drapés de la fierté de notre patrie, cette entité singulière, impossible à rationaliser ou à expliquer, mais qui ne devait rien à ses habitants, car ceux qui aimaient le plus l’Angleterre aimaient souvent beaucoup moins les Anglais. Nous placions notre pays si haut que parfois, quand nous le retrouvions, la réalité se révélait trop éloignée de nos rêves pour être supportable. Lorsque nous étions au loin, nous avions plus de valeur que les autres hommes du fait de notre conviction qu’il était le plus grand, le mieux ordonné et le meilleur des pays de la Terre, et nous aurions préféré mourir plutôt que de voir la défaite entacher une page de son histoire. Ici, en Arabie, en vertu des nécessités de la guerre, je bradais sans condition mon honnêteté pour sa sauvegarde.

[…]

Je travaillais à compartimenter mon esprit, constatant que, comme toujours, instinct et raison s’y faisaient la guerre. Le premier disait « tue-toi ! », mais la seconde représentait que cela n’eût fait que trancher la bride de l’esprit et lui offrir la liberté, qu’il valait mieux rechercher une forme de mort mentale, un lent dépérissement du cerveau qui le fit sombrer en dessous de ces questionnements. Un accident eût été plus regretté qu’une faute volontaire ; et si je n’hésitais pas à risquer ma vie, pourquoi m’inquiéter de la souiller ? Cependant, la vie et l’honneur me paraissaient appartenir à des catégories distinctes et ne pouvoir se céder l’une pour l’autre ; et pour ce qui concernait l’honneur, ne l’avais-je pas bradé un an plus tôt, quand j’avais pour le bon motif assuré les Arabes que l’Angleterre tenait toujours parole ? Ou alors est-ce que, comme le livre de la Sibylle, plus il s’en perdait, plus le peu qu’il restait prenait de la valeur, la partie égalant le tout ?

CXIV – Les Rualla

[…]

Au milieu des Arabes, j’étais le désillusionné, le sceptique ; je leur enviai leur foi facile. L’imposture inaperçue paraissait un costume si bien ajusté et si seyant pour l’homme indigne. Les ignorants, les superficiels, les dupes, étaient heureux ; et peut-être n’eurent-ils rien à véritablement nous reprocher, à nous leurs chefs. Notre escroquerie fit d’eux des héros. Nous les payions et ils y gagnaient les émotions les plus intenses de leur existence, desquelles nous pouvions retirer une fierté dévoyée. Plus nous nous condamnions et nous méprisions, plus nous étions à même de les admirer, eux, nos créatures. Il était si facile de les porter au pinacle et tellement impossible de rabaisser leurs motifs au niveau des nôtres.

Combattant l’ennemi sans réserve et de toute la force de leur conviction, ils furent, oui, nos dupes. Nul ne les trompa qu’eux-mêmes et moi, et ils se soulevèrent comme de la paille sous le souffle de nos intentions, n’étant pourtant pas des fétus, mais les plus braves, les plus simples et les plus joyeux des hommes. Credo quia sum ? Mais d’être cru par le grand nombre confère une sorte de vertu. La convergence d’espoirs ardemment nourris pendant des années, ou celle des multitudes à courte vue, peuvent doter même une idole réticente des attributs d’un dieu, encore affermi toutes les fois que les hommes le prient silencieusement. Notre quête du dieu inconnu, à partir du jour où il naquit de notre première pensée, ni cosmique ni incommensurable pour nous, mais plutôt proche et cher, était peut-être plus profitable en ce qu’il était inconnu qu’en ce qu’il était dieu.

CXV – Négociations de paix

[…]

Cet appel à la prudence, tout à fait sage et de circonstance, me visait. Un soir au G.Q.G., j’avais lancé dans un accès d’exaspération que 1918 me paraissait être notre dernière chance et que nous prendrions de toute façon Damas, quoi qu’il pût se passer à Deraa ou à Messudiyeh, car il valait mieux l’avoir prise et perdue que de ne pas l’avoir prise du tout. Cette fougue ne laissa pas que d’inquiéter et raviva l’idée, un peu retombée, que j’étais parfois irréfléchi. Il n’y avait pas pour moi d’histoire plus délicieuse, et je m’efforçai d’y croire conformément au principe selon lequel notre personnalité est ce dont nous n’avons pas conscience et toute qualité consciente présuppose la présence de son contraire ; pourtant, le fait que j’avais survécu à deux années de guérilla témoignait de mon extrême prudence. Il n’empêche que je goûtai fort l’homélie de Dawnay.

CXVIII – Un anniversaire

[…]

J’aimais ce qui était en dessous de moi ; c’est vers le bas que je trouvais mes plaisirs, mes aventures. Il semble y avoir un degré de certitude dans la dégradation, une sécurité finale. L’homme peut s’élever sans limites, mais il existe un niveau bestial en dessous duquel il ne peut tomber. C’est là une solide garantie sur laquelle se reposer. La force des choses, les ans et une dignité artificielle m’en retranchaient de plus en plus, mais je gardais un arrière-goût de la vraie liberté de deux semaines d’immersion, des années plus tôt à Port-Saïd, passées à charger dans la journée du charbon à bord de vapeurs en compagnie d’autres parias des trois continents, et, la nuit, à dormir pelotonné sur le môle, près de la statue de Lesseps, avec la houle qui déferlait tout près.

[…]

Il est des traits, comme le courage, qui, pour paraître bons ou mauvais, ne se peuvent manifester seuls, mais doivent être mêlés à un révélateur. La grandeur chez Allenby ressortissait à une autre catégorie, et, autonome, elle était une facette de son caractère, non de son intellect. Des qualités ordinaires en devenaient chez lui superflues ; à côté de cela, intelligence, imagination, perspicacité, application semblaient ridicules. On ne pouvait le juger d’après nos critères, pas plus qu’on ne saurait comparer le tranchant de l’étrave d’un paquebot à celui d’un rasoir. Nous avions nos qualités et leurs contraires, nos défauts, mais il put s’en accommoder grâce à sa puissance intérieure. Nous marchions librement sur l’herbe tendre de la vie normale. Lui, tel un char d’assaut, était capable de passer en force à travers le maquis des désastreuses culpabilités. Cela me réconcilia avec la vision sensée d’un surhomme, ou la conception mystique de Dieu, y incorporant vice et vertu.


Notes