Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Thomas Edward Lawrence, Les Sept Piliers de la Sagesse (L. I-V)

Trad. Éric Chédaille

Texte de la publication originelle, dite version d’Oxford (1922)1.

Introduction

I – Comment et pourquoi j’ai pris la plume

Sans doute convient-il de dire un mot sur les particularités de ce texte. Son style requiert en effet une apologie particulière. Le grand lecteur que je suis s’est constitué une langue en choisissant dans la masse indifférenciée des mots ceux que des hommes révérés ont distingués, et dont ils ont enrichi le sens ; ceux dont ils ont fait notre patrimoine vivant. Beaucoup de formules et idées sont empruntées, qui ne sont nullement identifiées par une note en bas de page ni déparées par des guillemets : les grands seigneurs de la pensée ne peuvent que se réjouir de nous voir, nous autres boutiquiers, dresser nos baraques au pied de leurs remparts et user de la monnaie qu’ils ont frappé. Au moins serai-je heureux si l’on trouve une tournure qui m’appartienne et qui vaille qu’on la relève.

[…]

Et cependant, quand nous réussîmes et que le monde nouveau se fit jour, nos aînés réapparurent, nous confisquèrent notre victoire et redonnèrent à ce monde l’aspect de celui qu’ils avaient connu. La jeunesse était capable de vaincre mais n’avait pas appris à conserver ses acquis ; elle était pitoyablement impuissante face à l’âge. Nous balbutiâmes que nous avions œuvré pour un nouveau paradis et une nouvelle terre ; eux nous remercièrent gentiment et se réconcilièrent. […] Ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit découvrent au matin que tout n’était que vanité ; en revanche, ceux qui rêvent durant le jour sont dangereux, car ils peuvent vivre leur rêve les yeux ouverts et le rendre possible. C’est ce que j’ai fait.

IV – Le monothéisme

[…]

La base commune de tous ces credos sémitiques, ceux qui réussirent comme ceux qui échouèrent, était la grand idée de la vanité du monde. Leur réaction profonde contre le temporel les amena à prêcher le dépouillement, le renoncement, la pauvreté ; et le parfum de cette nouveauté intoxiqua inexorablement la cervelle des habitants du désert. Je touchai du doigt pour la première fois, au tout début, cette idée de la pureté née de la raréfaction, un jour que nous venions de traverser les vallonements du nord de la Syrie jusqu’à une ruine datant de l’occupation romaine, que les Arabes tenaient pour les vestiges d’un palais construit par un prince frontalier à l’intention de la reine. La croyance voulait que l’argile dont il était maçonné eût été pétrie non avec de l’eau mais, pour plus de magnificence, avec des huiles essentielles de fleurs.

Mes guides, flairant l’air comme des chiens, me conduisaient de salle en salle en faisant observer :

– Ici, c’est du jasmin ; ici, de l’ambre gris ; ici de la rose.

Pour finir, Dahoum m’entraîna :

– Viens humer la plus douce senteur entre toutes.

Gagnant le logis principal, nous nous approchâmes des fenêtres béantes de la façade orientale pour inhaler à gorge déployée le vent du désert, qui nous venait par bouffées, fluide, dépourvu de turbulences. Né quelque part au-delà du lointain Euphrate, ce souffle lent avait foulé durant des jours et des nuits des herbes fanées jusqu’à ce premier obstacle, les murs fragiles de notre palais en ruine. Il semblait s’y couler et s’y alanguir, comme murmurant en un langage enfantin quelque secret qui nous échappait.

– Celui-ci, dirent mes compagnons, est le meilleurs : il est sans parfum.

Mes arabes tournaient le dos aux fragrances comme au luxe et, le regard perdu dans cette immensité, choisissaient des choses auxquelles l’homme n’avait point de part.

Le bédouin est né et a grandi dans le désert ; ce dépouillement trop âpre pour un étranger, il l’embrasse de toute son âme pour la simple raison, ressentie mais non formulée, qu’il s’y trouve indubitablement libre. Il a oublié toute attache matérielle, tout confort, tout superflu, toute complication, pour atteindre à cette liberté personnelle hantée par la famine et la mort. Il ne voit pas dans la pauvreté une vertu en soi, il goûte les menus vices et petites jouissances — le café, l’eau fraîche, les femmes — qu’il pouvait encore préserver. Sa vie est faite de l’air et des vents, de soleil et de lumière, d’espaces sans bornes et de vide immense. Ni effort humain ni fécondité dans la nature ; rien que le ciel là-haut et la terre immaculée ici-bas. C’est là que, inconsciemment, il approchait Dieu.

Livre I – Première rencontre avec Fayçal

XV – La première campagne

[…] Aucun des deux camps n’avait encore donné sa pleine mesure. L’armement des Turcs les rendait si supérieurs dans le combat à distance que les Arabes n’avaient pas encore pu se colleter véritablement avec eux. Pour cette raison, la plupart des combats rapprochés avaient eu lieu la nuit, lorsque l’artillerie était inopérante. Cela me semblait des affrontement singulièrement archaïques, avec en préliminaire des assauts d’insultes. Après un recours aux vocables les plus orduriers de leurs lexiques respectifs arrivait une culmination où les Turcs traitaient les Arabes d’Anglais, tandis que les Arabes les traitaient d’Allemands. Il n’y avait bien évidemment aucun Allemand dans le Hedjaz et j’étais le premier Anglais à y mettre les pieds. Mais les deux camps étaient si friands d’invectives que tout y passait.

Livre II – Le déclenchement de l’offensive arabe

XXIII – Redressement

Je ne croyais pas, contrairement à [lui – colonel Brémond, chef de la mission militaire française], que notre puissance nous permît de pouvoir nous passer de petits alliés, et je lui dis tout net que mes opinions étaient aux antipodes des siennes. Attachant la plus grand importance à la prise immédiate de Médine, je conseillai à Fayçal de se porter sur Al-Whadj afin d’affermir sa menace sur le chemin de fer. Selon moi, le mouvement arabe ne pouvait justifier son existence qu’en courant sur son élan jusqu’à Damas. Le colonel Brémond jugeait cette issue indésirable, car le traité Sykes-Picot, signé en 1916 entre la France et l’Angleterre, avait précisément été échaffaudé par Sykes en vue de cette éventualité, et stipulait dans ce cas la création d’États arabes à Damas, Alep et Mossoul, régions qui sans cela tomberaient sous tutelle française. Ni Sykes ni Picot n’avaient cru ce cas de figure possible ; mais je savais qu’il l’était, et je pensais que si cela arrivait, la vigueur du mouvement arabe empêcherait la mise en place au Moyen-Orient – par nous ou par d’autres – de projets par trop « coloniaux » d’exploitation impérialiste. Et j’avais l’intention de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour y veiller.

Brémond se réfugia dans sa sphère technique et m’assura sur son honneur d’officier d’état-major que, militairement parlant, ce mouvement de Yanbu à Al-Wadjh équivaudrait à un suicide. Mais je ne voyais aucune force dans les arguments qu’il m’avançait avec volubilité, et je le lui dis. Cette insolite entrevue entre un vieux soldat et un jeune homme déguisé en indigène me laissa un sale goût dans la bouche. Pris individuellement, le Français sait se montrer héroïque, il est rare qu’il sache être simplement juste ; et c’est un incorrigible prosateur, qui voit les choses sous l’éclairage direct de la raison et de l’entendement, au lieu de considérer paupières mi-closes le flou de leur rayonnement intrinsèque, à l’instar du Britannique imaginatif. Aussi ces deux races ont-elles du mal à travailler ensemble à une grande œuvre. J’eus néanmoins suffisamment d’empire sur moi-même pour ne pas parler de cette conversation à quelque Arabe que ce fût. J’en envoyai cependant le compte rendu complet au colonel Wilson, qui devait rendre prochainement visite à Fayçal pour passer avec lui en revue ce projet de se porter sur Al-Wadjh.

Livre III – Diversion sur la voie ferrée

XXXIII – Offensive sur le chemin de fer

[…]

Mes compagnons s’étaient querellés toute la journée. Alors que j’étais allongé près des rochers, il y eut un coup de feu à peu de distance. Je n’y prêtai pas autrement attention, car l’endroit abondait en lièvres et gibier à plume. Un moment plus tard toutefois, Souleiman vint me chercher pour me conduire de l’autre côté de la vallée. Un Ageyl, natif de Boreida, gisait dans un creux entre les rochers, la tête traversée par une balle. Il avait été tué net. Le coup avait été tiré à bout portant, comme l’attestait la peau de sa tempe, roussie sur le pourtour de la blessure. Les autres Ageyl étaient dans tous leurs états. Ali, leur chef, que j’interrogeai, me dit que le meurtrier était Ahmed, le Maure. Mes soupçons se portaient plutôt sur Suleiman, en raison de flambées d’hostilité qui s’étaient manifestées à Yanbu puis à al-Wadjh entre Atban et Ageyl, mais Ali m’assura que Souleiman ramassait du petit bois avec lui à trois cents pas en amont, quand le coup de feu avait retenti. J’envoyai tout le monde, Juheina compris, à la recherche d’Ahmed, puis regagnai péniblement le bivouac, regrettant amèrement que cela ait dû se produire précisément le jour où j’étais au plus bas.

Alors que je m’étais recouché, j’entendis un bruissement non loin de moi. J’ouvris lentement les yeux pour voir Ahmed, de dos, penché au-dessus de ses fontes de selle, posées de l’autre côté de mon rocher. Je braquai sur lui le canon de mon pistolet et je l’interpellai. Ayant déposé son fusil pour soulever ses affaires, il était à ma merci et je le tins ainsi sous la menace de mon arme jusqu’au retour des autres. Un tribunal fut aussitôt improvisé, et Ahmed ne tarda pas à reconnaître que Salem et lui avaient eu des mots et qu’il l’avait abattu dans un accès de folie. Voilà qui mettait un terme à mes doutes, mais ne réglait pas la question du sort à réserver au coupable. Les Ageyl, qui se posèrent en parents de la victime, exigeaient la loi du talion. Les autres étaient d’accord avec eux. C’est en vain que je tentai d’amener Ali à changer d’avis : recru de fièvre et de migraine, je peinais à organiser mes pensées ; mais il est probable que même en pleine possession de mes moyens je n’eusse pas obtenu la grâce d’Ahmet, car Salem était aimé de tous et son assassinat était inexcusable.

S’éleva alors la difficulté qui pousserait l’homme civilisé à fuir la justice comme la peste s’il n’avait à sa disposition le nécessiteux pour lui servir de bourreau mercenaire. Il y avait d’autres Marocains dans notre armée ; si les Ageyl avaient tué celui-ci, des représailles se seraient ensuivies qui eussent mis notre unité en péril. Il fallait donc une exécution dans les règles. La mort dans l’âme, je finis par annoncer à Ahmed qu’il devait subir la peine capitale, et je pris sur moi d’en être l’instrument. Peut-être me tiendrait-on quitte d’une vengeance. En tout cas, du fait que j’étais étranger et sans parents sur place, je n’aurais rien à redouter pour mes proches.

Je le fis entrer dans une étroite ravine qui s’ouvrait dans l’éperon rocheux, humide et sombre conduit mangé d’herbes folles, dont le sol sablonneux avait été grêlé par le ruissellement sur les falaises de l’eau de la dernière averse. Au bout, les parois verticales se resserraient pour ne plus former qu’une fissure large de quelques centimètres. Debout à l’entrée, je lui accordai un répit de quelques instants qu’il passa par terre à pleurer. Puis, après l’avoir fait relever, je lui lâchai une décharge en pleine poitrine. Il s’effondra en hurlant, son sang jaillissant sur son vêtement, et ses contorsions le firent rouler jusqu’à l’endroit où je me tenais. Je tirais une seconde fois, mais tremblais si fort que je ne fis que lui briser le poignet. À présent allongé sur le dos, les pieds orientés vers moi, il vociférait encore mais avec moins de force. Je me penchai en avant et tirai une dernière fois, visant le gras de son cou, sous la mâchoire. Son corps fut secoué d’une ultime convulsion. J’appelai les Ageyl. Ils l’enterrèrent dans la ravine, là où il était tombé. Au terme de longues heures sans dormir, c’est longtemps avant l’aube que je réveillai les hommes et leur fis charger les bêtes, tant il me tardait de quitter l’oued Kittan. Il fallut me porter pour me mettre en selle.

XXXV – Stratégie et tactique

[…]

Comme on l’a constaté, je me trouvais malencontreusement en position de commander la campagne à mon idée et n’avais reçu aucune formation pour ce faire. En ce qui concernait la théorie militaire, je possédais quelques connaissances, ma curiosité m’ayant fait lire, à Oxford, de Napoléon jusqu’à Clausewitz et ses épigones, en passant par Caemmerer et Moltke. Goltz et les derniers Français. Tous m’avaient paru incomplets et, après avoir parcouru Jomini et Willisen, j’avais découvert de plus larges principes chez le Maréchal de Saxe, chez Guibert et les auteurs du dix-huitième siècle. Toutefois, Clausewitz les surpassait tant intellectuellement, et son ouvrage était si logique et si passionnant, que j’avais inconsciemment accepté son caractère définitif. Par la suite, une comparaison entre Kühne et Foch m’avait dégoûté des soldats, lassé de leur gloire envahissante et rendu critique à l’égard de leurs lumières. Dans tous les cas, j’avais porté à ces questions un intérêt purement abstrait et je n’envisageais la guerre que des points de vue théorique, philosophique et surtout métaphysique.

[…]

J’avais établi de confortables fondements à ma doctrine, mais il restait à trouver à la guerre une autre fin, d’autres moyens. La nôtre paraissait différente du rituel dont Foch s’était fait l’officiant, et je me remémorai ses écrits afin de relever une divergence entre lui et nous. Dans sa guerre moderne – qu’il qualifiait d’absolue –, deux nations professant des philosophies incompatibles les soumettaient à l’épreuve de la force. Philosophiquement, c’était inepte, car si des opinions pouvaient bien se discuter, des convictions ne se pouvaient supprimer que par une tuerie ; et l’affrontement ne s’achevait que lorsque les tenants d’un des principes immatériels n’avaient plus les moyens de résister aux tenants de l’autre. Cela avait tout d’une répétition, au vingtième siècle, des premières guerres de religion, dont la fin logique était la destruction définitive d’une confession.

Cela pouvait peut-être se jouer ainsi pour la France et l’Allemagne, mais ne représentait pas l’attitude britannique. En Flandres comme sur le canal, notre armée ne soutenait pas intelligemment une conception philosophique. Les initiatives visant à faire naître chez nos hommes une haine de l’ennemi les conduisaient le plus souvent à haïr la guerre. Foch disqualifiait son propre raisonnement lorsqu’il prétendait qu’une telle guerre reposait sur une levée en masse et qu’elle était impossible avec des armées professionnelles ; or l’armée de jadis restait l’idéal britannique et nos peuples n’en souhaitaient pas d’autres. La conception de Foch n’était à mes yeux qu’une forme de guerre, et pas plus absolue qu’une autre. On pouvait de façon tout aussi explicite la qualifier d’assassinat. Clausewitz avait énuméré toutes sortes de conflits… affrontement de personnes, duels par procuration pour des raisons dynastiques… guerres d’évincement dans la politique des partis… guerres commerciales… Il était rare qu’il en fût deux semblables. Parfois, les parties ne connaissaient pas leur objectif et tâtonnaient jusqu’à ce que le cours des événements prît le contrôle. La victoire souriait souvent aux clairvoyants, encore que hasard et intelligence supérieure eussent tristement embrouillé l’inexorable loi naturelle.

Livre IV – L’extension vers Aqaba

XLI – Géographie d’Aqaba

Mes amis avaient de la guerre une vision dissociée. La France, l’Angleterre et la Russie combattaient l’Allemagne en Europe ; l’Angleterre et la Russie combattaient la Turquie au Proche-Orient. Notre victoire sur le premier champ de bataille entraînerait la paix sur le second, mais une paix dont nous ne pourrions nous accommoder, car elle serait le fruit d’un marchandage dans lequel nous serions floués et dont la Turquie ressortirait plus forte que jamais. L’empire britannique reposait sur une fondation illusoire (à la différence de l’Afrique du Nord française, tenue par la force), et si l’on permettait à la Turquie de nous tenir tête de la sorte et de s’en tirer sans grand dommage, ce serait la fin de cette illusion. Pour la survie de l’Empire britannique, il nous fallait battre la Turquie en Syrie ; et ces commentateurs autorisé qui, en toute honnêteté, répondaient : « plus tard, plus tard… » aux suppliques des Arabes, perdaient de vue la psychologie des Anglais, qui, après la chute de l’Allemagne ne se seraient pas embarqués dans une nouvelle guerre pour défaire la Turquie. Si cette dernière devait être vaincue, il fallait que ce fût avant l’Allemagne.

XLII – D’Al-Wadjh à El-Kurr

Lors des préparatifs, Fayçal réfléchit, organisa et œuvra pour tout le monde. Nous décidâmes que seul le chérif Nasir était capable de mener la compagnie : sa bonté sans nuages, qui faisait naître de la dévotion même chez les plus dépravés, serait comme une bénédiction de notre folle entreprise. Lorsque nous lui fîmes part de notre souhait, il soupira un peu car il était las, tant physiquement après des mois de service dans l’avant-garde que moralement avec la fuite de ses années d’insouciance. Il redoutait la maturité, qui arrivait avec sa pensée aboutie, son savoir-faire, son art consommé, mais qui, en l’absence de la poésie qui avait nourri ses jeunes années, pouvait dénier au simple fait de vivre d’être un but en soi suffisant. Il était encore jeune de corps, mais son âme changeante et mortelle vieillissait plus vite que son enveloppe charnelle, allait s’éteindre avant elle, comme chez la plupart d’entre nous.

[…]

Nous emportions en guise de cadeaux quelques fusils et munitions supplémentaires, et nous chargeâmes six chameaux de paquets de dynamite gélatine en vue d’utilisation dans le Nord contre les rails, les trains et les ponts. Nasir, émir d’importance dans son pays, emportait également une bonne tente afin de pouvoir accueillir des visiteurs et une charge de riz pour les recevoir ; c’est nous qui devions en consommer les derniers grains, et avec un immense réconfort, car des semaines et des semaines au pain et à l’eau constitueraient un régime fort débilitant. Novices en la matière, nous ne voyions pas que la farine, ce plus léger des aliments transportables, convenait mieux à cette façon de voyager. Six mois plus tard, ni Nasir ni moi ne songerions à nous encombrer de riz.

XLIII – À Abu Raga

[…]

La lange des Howeitat est un dialecte issu de l’arabe ancien qui les distingue comme une tribu ayant migré. Ils sont parfois difficiles à comprendre. Un jour à al-Wadjh, un groupe mélangé, dont des citadins, tous instruits et amoureux de leur langue, glosait sur Aqaba, l’Itm et l’Araba. Alors que je venais d’intervenir, Mohammed el-Dheilan, cousin pince-sans-rire d’Auda, murmura d’un air pensif : « Naam, yerawazun el tleimeh, hatta yukherri-munha. » N’y entendant goutte, je regardai successivement médecins, Hedjazi, journalistes, juristes et poètes. Eux non plus n’avaient pas saisi. Fayçal, qui avait compris, s’amusa de l’embarras de ce cénacle du renouveau de l’arabe, d’autant plus heureux d’avoir le dessus qu’il s’agissait pour lui d’une seconde langue, laborieusement greffée sur le turc de son enfance.

Mohammed goûta lui aussi notre éclipse momentanée. Au cours de cette longue expédition, lui et le chérif Nasir ne ménageraient pas leurs efforts pour améliorer mon arabe, me donnant tour à tour des leçons, l’un m’enseignant le parler coloré du déset, l’autre la langue classique de Médine. Parti d’une pratique hésitante des dialectes tribaux du moyen Euphrate (forme non impure), mon arabe était devenu difficilement localisable, un salmigondis, parlé sans peine, qui associait patois du Hedjaz et lyrisme des tribus du Nord, le tout émaillé de tournures littéraires syrienne et truffé d’expressions et vocables familiers empruntés au parler limpide du Nedjed. Cette aisance dans l’expression cachait une absence totale de grammaire qui faisait de mon propos une perpétuelle aventure pour ceux qui l’écoutaient. Les nouveaux venus me supposaient originaire de quelque région inconnue, dépotoir indifférencié des catégories grammaticales, des modes, temps, genres, nombres et cas de l’arabe.

XLVIII – L’oued Sirhan

Le reste du jour se passa paisiblement et nous relachâmes notre vigilance, tout en maintenant en permanence une sentinelle postée au sommet de la grande dune à laquelle s’adossaient les puits. Au coucher du soleil, je descendis me laver à l’aide de cette eau dure. Au retour, je m’arrêtai au feu de camp des Ageyl pour prendre le café avec eux et prêter l’oreille à leur arabe nedjedi. Ils se mirent à me raconter de longues anecdotes sur le capitaine Shakespear2, qu’Ibn Saoud avait reçu en ami à Riyad, qui avait traversé l’Arabie du golfe Persique à l’Égypte et avait fini par trouver la mort dans un combat contre les Shammar, lors d’un revers essuyé par les combattants du Nedjed au cours d’une de leurs guerres endémiques.

Nombre de ces Ageyl d’Ibn Dgheithir avaient voyagé avec lui, à titre de gardes du corps ou de partisans, et avaient beaucoup à dire sur sa magnificence et l’étrange isolement dans lequel il se tenait nuit et jour. Les Arabes, qui vivent habituellement les uns sur les autres, suspectaient une raison secrète à ce désir trop marqué de solitude. Garder cela en tête et renoncer, tant que je serais avec eux, à toute prétention égoïste à la paix et à la tranquillité me fut un des enseignements les moins plaisants de la guerre dans le désert  et des plus humiliants aussi, car c’est en partie l’orgueil qui nous attachait à cette solitude et il était plus facile de se trouver remarquable en l’absence de toute concurrence.

[…]

Au bout de trois heures de marche, nous vîmes un méhariste venir vers nous à grand train. Passé un moment de tension, les Howeitat le reconnurent pour un de leurs bergers. De chaleureuses congratulations s’échangèrent sur un ton paisible, comme il convient dans le désert, où une attitude bruyante est au mieux la marque d’une basse extraction, au pire la preuve d’une origine citadine.

LVIII – Prise d’Aqaba

Pendant ce temps nos Arabes avaient volé tout ce qui pouvait être récupéré sur les Turcs, dans leur bagage et dans leur camp. La lune venait de se lever quand Auda vint nous dire qu’il fallait partir. Nasir et moi en fûmes irrités. Il soufflait ce soir-là une brise d’ouest chargée d’humidité et, à mille deux cents mètres d’altitude, après la chaleur torride et les émotions de la journée, cette fraîcheur tombait douloureusement sur nos blessures et contusions. La source dessinait un fil d’argent dans une rigole de gravier qui courait au milieu d’une délicieuse herbe d’un vert tendre. Nous y étions étendus, enveloppés dans nos capes, envisageant un repas et nous demandant si nous avions le courage de le préparer. Nous étions pour lors sujets à la honte de la victoire, à cette réaction qui donne le sentiment que rien n’en vaut la peine et que rien de louable n’a été accompli.

[…]

Les morts composaient un tableau d’une merveilleuse beauté. La faible clarté de la nuit les parait d’une douceur ivoirine. Les Turcs ont la peau pâle sur les parties du corps que cache le costume, beaucoup plus pâle que celle des Arabes au milieu desquels je vivais ; de plus, ces soldats étaient très jeunes. Autour d’eux se pressait la sombre armoise toute chargée de rosée, où les rayons de lune allumaient des scintillements pareils à des embruns. Ces cadavres, qui paraissaient avoir été jetés ça et là ou entassés pêle-mêle en monceaux peu élevés, offraient une vision si pitoyable que l’envie vous prenait de les disposer confortablement. Je me mis donc en devoir de les allonger par rangs, l’un après l’autre. Moi-même, fort las de corps et d’esprit, j’aspirais à partager leur tranquillité, à me séparer de la foule agitée et bruyante de ceux qui là-haut se disputaient les dépouilles, se vantaient de leur prestesse et de leur force, pour encore endurer Dieu savait combien de semblables épreuves et tourments jusqu’à ce que la mort, que nous eussions réussi ou échoué, vînt écrire le dernier chapitre de notre histoire.

Livre V – Nous marquons le pas

LIX – Traversée du Sinaï

[…] Des mois durant, Aqaba avait été notre horizon, l’objectif vers lequel tendaient nos énergies ; nous n’avions pas eu d’autres pensées, nous nous y refusions. À présent que nous avions atteint notre but, nous méprisions un peu cette vie qui avait consacré autant d’effort à un objet dont la conquête ne modifiait en rien notre esprit ou notre corps.

Dans cette étrange lumière blanche de la victoire, c’est à peine si nous nous reconnaissions. Nous nous étonnions de parler, nous asseyions la tête vide, palpions l’étoffe blanche de notre vêtement, incertains de pouvoir comprendre ou apprendre qui nous étions. Les bruits extérieurs n’avaient rien de réel, c’était un chant qui nous parvenait aux oreilles, comme dans un rêve ou surgi des profondeurs de l’eau. L’étonnement face à la vie qui continuait nous accablait et nous ne savions comment tirer profit du don qui nous était fait. Cette situation m’était particulièrement difficile, car, malgré une excellente vue, je ne voyais jamais les traits des hommes : je m’efforçais toujours de percer leur vérité et de me représenter la réalité spirituelle de ceci ou cela. Or, aujourd’hui, chacun s’était approprié l’objet de son désir et s’en trouvait satisfait et, de ce fait, devenait insignifiant.

[…] Il n’est toutefois pas mauvais de s’astreindre : cela aide à la continence et l’on se débarrasse ainsi des formes les plus grossières de la gloutonnerie. Les habitudes alimentaires de toute une vie ont à ce point réglé l’organisme anglais que l’estomac est capable de produire une excitation nerveuse quelques minutes avant l’heure précise du repas ; et il arrive que nous donnions la noble appellation de « faim » à ce signal indiquant que nos tripes comportent un volume disponible pour l’ingestion d’aliments. La faim arabe, elle, n’est pas une gêne, mais la plainte d’un corps qui a longtemps peiné à vide et défaille de faiblesse.

LXVII – Attitudes

[…] Ressentant au plus haut point l’étrangeté des Arabes, l’Anglais Stokes en devint encore plus lui-même, plus distant. Il pratiquait des manières impeccables, mais avec une réserve qui leur rappelait à tout instant qu’il était différent d’eux et anglais. Cette considération pointilleuse lui valait d’être respecté en retour. Pour les Arabes, il était « le sergent », alors que Lewis était « le grand ». Les Australiens, race nouvelle, peu sophistiquée, expansive, se font du tort par leur manque de mesure à la fois dans la gentillesse et dans la correction.

[…] Les Français semblaient étrangement différents de nous. En effet, bien qu’ils eussent débuté avec une doctrine similaire – à savoir que le Français était le nec plus ultra de l’humanité (non seulement agissant comme tel, mais le proclamant) –, ils invitèrent au contraire leurs sujets étrangers à les imiter d’aussi près que possible, car même si ces derniers ne pouvaient s’élever au niveau du modèle, leur vertu serait plus grande s’ils s’en rapprochaient. L’imitation était à nos yeux une parodie ; pour eux elle était un hommage.

LXXI – Une embuscade

[…]

Il y avait environ trois cents mètres de ce pont à la corniche, qui fournirait une magnifique position de tir, parfaite pour les Lewis. Elle était trop élevée pour les mitrailleuses ; en revanche, l’enfilade offerte par la courbe serait décisive quel que fût le sens de circulation du convoi et c’est pourquoi il fut décidé de ne pas tenir compte de ce désavantage d’un tir plongeant. Il était préférable de laisser au même endroit les deux Britanniques dont j’avais la charge, à l’abri de toute surprise et avec la possibilité de se retirer dans les rochers si les choses devaient tourner mal, car il eût été criminel de risquer leur vie pour un train. Notre travail consistait à gêner les Turcs en paralysant leur trafic ferroviaire, objectif qui n’était pas suffisamment crucial pour justifier une seule perte, surtout celle d’un Anglais. La journée commençait mal, puisque Stokes souffrait d’une forte dysenterie. Bien peu d’Anglais – de par la manière dont on les élève – semblent dotés d’une résistance organique digne de ce nom.

[…]

Il fallut près de deux heures pour placer la charge et la recouvrir, puis ce fut l’opération délicate qui consistait à dérouler les gros câbles à partir du détonateur jusqu’aux hauteurs d’où nous commanderions la mise à feu. Dans le creux, le sable formait une croûte dure que nous avions à casser sur toute la longueur pour y enterrer les filx. Ceux-ci, peu souples, barraient la surface ridée par le vent de longues lignes évoquant la trace qu’y auraient laissée des serpents ridiculement minces et pesants. Lorsqu’on appuyait dessus à un endroit, ils se soulevaient ailleurs. Afin de les immobiliser on dut les lester avec des pierres qu’il fallut à leur tour recouvrir, non sans déranger le terrain alentour.

[…]

Laissant sur place un homme de guet, nous regagnâmes le campement. Nous découvrîmes notre bagage abandonné par nos compagnons. Perplexes, nous les cherchions des yeux quand nous les aperçûmes enfin, installés en rang d’oignons au sommet d’une haute crête baignée par la lumière du couchant. Nous leur hurlâmes de se plaquer au sol et de redescendre en rampant, mais ils restèrent juchés sur leur perchoir comme une bande de corneilles, en pleine vue du nord comme du sud.

Nous finîmes par monter en hâte pour les en chasser, mais il était trop tard. Les Turcs d’un petit poste isolé, situé du côté de Hallat Ammar, à six kilomètres dans notre sud, les avaient aperçus et, inquiets, avaient déjà ouvert le feu en direction des ombres que le soleil déclinant étirait peu à peu à l’assaut de leur versant. Les bédouins, qui nourrissaient un solide mépris pour la stupidité des Turcs, ne prenaient aucune précaution lorsqu’ils les combattaient. Opposés aux autres Arabes, ils se montraient des maîtres dans l’utilisation du terrain ; mais face aux Turcs, ils ne s’embarrassaient pas de raffinements. Cette crête sur laquelle ils étaient installés, était visible à la fois de Mudowwara et de Hallat Ammar, et leur apparition soudaine et inquiétante avait alerté ces deux postes.

Il était toutefois trop tard pour faire quoi que ce fût, sinon fulminer intérieurement et les agacer en leur rappelant le principe élémentaire de la surprise, leçon qui leur fut cuisante venant d’un novice en l’art de la guérilla. Puis la nuit se referma sur nous et nous comprîmes qu’il valait mieux aller dormir et voir ce qu’il se passerait au lever du jour. [...]

LXXII – Pillage

[…]

Ils venaient de s’éloigner, lorsque notre guetteur signala que de la fumée s’élevait au-dessus de Hallat Ammar. Zaal et moi courûmes le rejoindre et vîmes qu’effectivement il devait y avoir un train dans cette gare. Alors même que nous essayions de la repérer par-delà la crête à l’aide de nos jumelles, il s’ébranla soudain, venant dans notre direction. Nous hurlâmes à nos hommes de gagner leurs positions aussi vite que possible. […]

[…]

Mais l’heure n’était plus à la prudence. À cet instant, toujours lancées à pleine vitesse, les locomotives surgirent au détour de la courbe en lâchant des coups de sifflet. Elles me parurent énormes. À leur suite, dix wagons, tous également bondés, des canons de fusils dépassant par toutes les portes et fenêtres, sans compter sur les toits de petits nids en sacs de sable où, perchés en position instable, des soldats tiraient sur nous. Je n’avais à aucun moment envisagé la présence de deux locomotives et décidai dans l’instant de faire sauter la charge sous la seconde, de sorte que, même si l’effet en était faible, la motrice intacte ne pourrait, en se découplant, éloigner le reste du convoi.

Aussi, quand l’avant de la seconde machine fut sur le pont, je levai la main à l’adresse de Salem. S’ensuivit une formidable détonation et la voie disparut derrière une colonne de poussière et de fumée noire qui s’éleva d’un coup à trente mètres de haut et autant en largeur. De ces ténèbres sortirent une succession de bruits assourdissants, d’interminables heurtements d’acier déchiré, tandis qu’une profusion de fragments de métal et de tôle, dont une roue de locomotive, jaillissait soudain du nuage pour aller tournoyer dans les cieux, passer en sifflant au-dessus de notre tête et retomber aussi lentement que pesamment derrière nous dans le désert. Puis un grand silence s’abattit, sans cris ni coups de fusils, tandis que le nuage de l’explosion, maintenant devenu gris, dérivait vers nous, passait par-dessus la crête et allait se dissiper dans les hauteurs.

[…]

Alors que je contemplais ce tableau, nos mitrailleuses se mirent à crépiter au-dessus de ma tête et les longues files de Turcs postés sur les toits furent culbutées et balayées comme des balles de coton par la grêle de projectiles qui les prenait en enfilade en arrachant des nuées d’éclats de bois. Pour l’instant, la position dominante de ces mitrailleuses nous avantageait.

Lorsque j’arrivai enfin auprès de Stokes et de Lewis, le combat avait changé de physionomie. Les Turcs – il en restait – s’étaient repliés à l’abri du talus, qui faisait environ onze pieds de haut à cet endroit, et, de derrière les roues, tiraient à bout portant sur les bédouins, distants d’une vingtaine de pas de l’autre côté du creux sablonneux. Maintenant posté à l’intérieur du croissant dessiné par la courbe, l’ennemi n’avait plus à redouter le tir des mitrailleuses ; mais Stokes glissa un premier obus dans son mortier et, quelques secondes plus tard, il y eut une détonation de l’autre côté du remblai et du train sur l’étendue plane à l’est de la voie.

Il régla sa molette de pointage et engagea un deuxième obus. Celui-ci explosa tout près des wagons, dans le creux profond en contrebas du pont où les derniers Turcs avaient trouvé refuge. Le groupe fut décimé et les survivants, pris de panique, détalèrent vers l’est, laissant tomber dans leur course fusils et équipement. Ce fut pour les mitrailleuses une nouvelle occasion. Chargeur après charguer, le sergent Lewis les mitrailla avec détermination jusqu’à ce que l’étendue sablonneuse fût jonchée de cadavres. Voyant l’affaire terminée, Mushagraf, jeune Cherarat qui servait l’autre mitrailleuse, repoussa son arme dans un cri et, muni de son fusil, descendit à toutes jambes rejoindre les autres, qui, tels des bêtes fauves, commençaient à éventrer les wagons pour en faire le sac. L’affaire n’avait pas duré dix minutes.

[…]

La vallée offrait un singulier spectacle. Les Arabes, comme possédés, se jetaient partout, tête découverte et à demi dénudés, poussant des hurlements, tirant des coups de feu en l’air, se chamaillant bec et ongles. Ils se ruaient à l’intérieur des wagons et, poussant ou tirant, en ressortaient d’énormes ballots. Ce train était plein à craquer de soldats et de réfugiés, de malades, d’hommes de la garnison de Médine s’étant portés volontaires pour servir sur l’Euphrate, de familles d’officiers turcs affectés à Damas. Les dépouilles étaient considérables. Les Arabes éventraient les paquets, en jetaient le contenu sur le sol, brisaient tout ce qui ne leur plaisait pas.

Les abords étaient jonchés d’une soixantaine de tapis, de douzaines de matelas, d’édredons à fleurs, de couvertures par monceaux, de toute espèce d’effets masculins et féminins, de pendules, d’ustensiles de cuisine, de comestibles, de parures et d’armes. Sur le côté étaient rassemblées trente ou quarante femmes non voilées qui, en pleine crise de nerfs, s’arrachaient les cheveux, déchiraient leurs vêtement, hurlaient à en perdre la raison. Les Arabes ne leur prêtaient pas la moindre attention et continuaient à saccager affaires personnelles et biens ménagers, se gorgeant de butin pour la première fois de leur vie. Les chameaux étaient devenus propriété commune. Chaque homme chargeait frénétiquement le plus proche de tout ce qu’il pouvait porter, puis le chassait vers le pied du coteau pour se tourner vers de nouveaux trésors. Et chacun de chiper les trouvailles de son voisin.

Me voyant relativement inoccupé, les femmes se ruèrent sur moi pour m’accabler de supplications. Je leur assurai que tout allait bien, mais rien n’y faisait et je n’en fut délivré que par l’arrivée de leurs maris. Encore plus terrorisés que ces dames, ils les écartèrent sans ménagement pour venir se prosterner à mes pieds, certains de leur mort imminente. Un Turc à ce point aveuli était un spectacle fort déplaisant et, dégoûté, je les repoussai tant bien que mal à coups de pieds nus pour finir par m’en dépêtrer.

Survint alors un groupe d’Autrichiens, des officiers et sous-officiers, qui, en turc et posément, me demandèrent de les épargner. Je leur répondis dans un allemand hésitant, sur quoi l’un d’eux se mit à parler anglais et m’adjura de lui trouver un médecin pour le soigner. Nous n’en avions pas, et du reste c’était sans importance, car cet homme, grièvement blessé, était mourant. Je leur dis que les Turcs seraient là une heure après et leur prodigueraient des soins ; mais cet homme mourut avant leur arrivée, de même que presque tous les autres (des sergents instructeurs qui avaient séjourné à Tebouk pour y enseigner le maniement du nouveau canon de montagne Skoda, que l’Autriche avait fourni à la Turquie pour la guerre du Hedjaz), car une dispute les opposa à mes gardes du corps et l’un d’entre eux tira un coup de pistolet sur Rahail. Avant que j’eusse le temps de m’interposer, mes hommes, furieux, les abattirent tous à l’exception de deux ou trois.

LXXIII – Une retraite précipitée

[…]

On rapportait trois blessés légers… mais un des esclaves de Fayçal vint annoncer que Salem restait introuvable. Nous réunîmes tous les hommes afin de les interroger et quelqu’un dit l’avoir vu gisant, touché, de l’autre côté de la locomotive. Cela rappela à Lewis qu’il avait vu, sans savoir qu’il s’agissait d’un des nôtres, un Noir étendu à terre avec une mauvaise blessure. On ne me l’avait pas dit et j’en étais furieux, car Salem était sous ma responsabilité. Voilà que, pour la seconde fois, j’avais laissé un ami en arrière sur le champ de bataille.

Je demandai des volontaires pour aller le chercher. Après un temps, Zaal accepta, ensuite imité par douze autres Nowasera. Nous montâmes en selle pour retraverser la plaine à grand train. Parvenus au sommet de l’avant-dernière hauteur, nous vîmes que le train grouillait de Turcs. Il devait y avoir là cent cinquante soldats. Nous ne pouvions rien faire. Salem devait déjà être mort, car les Turcs ne faisaient pas de prisonniers arabes. De fait, ils les exécutaient de si ignoble façon que, pour leur éviter cela, nous achèverions désormais ceux des nôtres qui, trop grièvement blessés, seraient restés sur le terrain à la merci de l’ennemi.

[…]

Répartie en petits groupes, notre longue caravane cheminait pesamment vers le nord. Les sergents m’avaient demandé un sabre et un tapis chacun en souvenir de leur première participation à une guerre de partisans, et je redescendis la longue colonne en quête de quelque chose pour eux. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, arrivant à hauteur des trois esclaves de Fayçal, j’avisai, monté en croupe derrière l’un d’eux et attaché à lui, Salem, celui qui avait été porté disparu. Il était inconscient et son vêtement était imbibé de sang.

Je m’approchai de Ferhan pour lui demander où il avait retrouvé Salem. Il m’expliqua qu’au moment où Stokes avait tiré son premier obus, Salem était déjà arrivé de l’autre côté de la locomotive et qu’un des Turc du train lui avait tiré dans le dos. Le projectile, entré par le flanc, était ressorti non loin de la colonne vertébral, sans selon eux le blesser mortellement. Il était resté étendu là jusqu’à la fin de l’affaire, après quoi les Howeitat l’avaient dépouillé de sa cape, de son poignard, de son fusil et de son keffieh. Étant donné son état, Mijbil, un des affranchis, l’avait aussitôt couché en travers de son méhari et s’en était allé seul, sans nous attendre ni nous mettre au courant. Ferhan l’avait rattrapé en chemin et soulagé de son fardeau. Par la suite, lorsqu’il fut sur pied – car il se remit parfaitement de sa blessure –, Salem eut toujours une dent contre moi pour l’avoir laissé en arrière, alors qu’il était blessé et appartenait à ma compagnie. Mon habitude de m’abriter derrière l’autorité d’un chérif visait à éviter de me mesurer à l’aune sans pitié des Arabes, bien peu miséricordieux pour les étrangers qui portaient leur costume et singeaient leurs manières. Ce n’est pas souvent que l’on me vit un aussi frêle bouclier que ce pauvre chérif aveugle d’Aïd.


Notes