Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Marc Bloch, L’étrange défaite

II – La déposition d’un vaincu

Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave.

On peut, je crois, préciser encore davantage. Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : depuis le début du XXe siècle, la notion de distance a radicalement changé de valeur. La métamorphose s’est produite, à peu près, dans l’espace d’une génération et, si rapide qu’elle ait été, elle s’est trop bien inscrite, progressivement, dans nos mœurs, pour que l’habitude n’ait pas réussi à en masquer, quelque peu, le caractère révolutionnaire. Mais l’heure présente se charge de nous ouvrir les yeux. Car les privations, issues de la guerre ou de la défaite, ont agi sur l’Europe comme une machine à remonter le temps et c’est aux genres de vie d’un passé, hier encore considéré comme à jamais disparu, qu’elles nous ont brusquement ramenés. J’écris ceci de ma maison de campagne. L’an dernier, quand mes fournisseurs et moi disposions d’essence, le chef-lieu de canton, qui est notre petit centre économique, semblait à notre porte. Cette année, où il nous faut, pour les personnes les plus ingambes, nous contenter de bicyclettes et, pour les matières pondéreuses, de la voiture à âne, chaque départ vers le bourg prend les allures d’une expédition. Comme il y a trente ou quarante ans ! Les Allemands ont fait une guerre d’aujourd’hui, sous le signe de la vitesse. Nous n’avons pas seulement tenté de faire, pour notre part, une guerre de la veille ou de l’avant-veille. Au moment même où nous voyions les Allemands mener la leur, nous n’avons pas su ou pas voulu en comprendre le rythme, accordé aux vibrations accélérées d’une ère nouvelle. Si bien, qu’au vrai, ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l’humanité qui se heurtèrent sur nos champs de bataille. Nous avons en somme renouvelé les combats, familiers à notre histoire coloniale, de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs.

[…]

Pour que le chef puisse se roidir contre l’épreuve, il lui faut, avant toute chose, dans un corps non surmené, un cerveau sain. Bazaine n’était pas seulement un politicien. C’était, aussi, un homme usé. Dans le rapide effondrement des ressorts moraux, dans notre commandement, une mauvaise hygiène de travail fut pour beaucoup. Dès les premiers jours de Valenciennes, alors que la situation, sérieuse sans doute, n’avait encore rien qui justifiât le moindre affolement, nous avons vu, non sans effroi, plusieurs officiers, que leurs fonctions appelaient aux décisions les plus graves, passer des nuits blanches, manger à la hâte, sans heures fixes, et, dans le courant du jour, errant de bureau en bureau ou papillonnant d’affaire en affaire, manquer à se réserver les moments de réflexion posée dont eût pu naître le salut. Probablement, en martyrisant leur guenille, croyaient-ils faire preuve de stoïcisme, de même qu’en courant de droite et de gauche, ils se donnaient l’illusion de l’activité. C’était oublier que la guenille se venge toujours et que, sans un emploi du temps bien réglé, il n’est pas d’activité vraiment féconde. On a toujours, dès les périodes les plus calmes, accepté trop aisément, dans les états-majors, une atmosphère de perpétuel dérangement. Il eût fallu, au contraire, s’y dresser, par avance, à l’organisation des heures, qui, dans la bataille, ne saurait assurément être bien rigoureuse, mais n’en doit pas moins demeurer l’idéal. Nous avons souvent entendu vanter, dans les milieux militaires, le légendaire sommeil du père Joffre. Que ne l’a-t-on mieux imité ?

[…]

Un enseignement qui n’a été que passivement reçu risque toujours de laisser seulement des traces un peu fugaces. Celui que l’on donne soi-même marque bien davantage l’esprit. Or, il n’était guère, parmi nos chefs ou nos camarades, d’ancien élève qui ne fût, à son tour, peu ou prou, monté en chaire. De tous les sports que pratique l’armée, le sport pédagogique compte, en effet, parmi les plus en vogue et, depuis les théories aux élèves caporaux jusqu’aux leçons savantes du C.H.E.M., elle présente l’image d’une immense ruche scolaire. Appartenant moi-même à la corporation des faiseurs de cours et n’y figurant point, hélas ! parmi les plus jeunes, je puis bien le dire : il faut toujours se méfier un peu des vieux pédagogues. Ils se sont constitué forcément, au cours de leur vie professionnelle, tout un arsenal de schémas verbaux auxquels leur intelligence finit par s’accrocher, comme à autant de clous, parfois passablement rouillés. En outre, étant hommes de foi et de doctrine, ils inclinent, le plus souvent sans s’en douter, à favoriser, parmi leurs disciples, les dociles plutôt que les contredisants. Rares, du moins, sont ceux qui conservent jusqu’au bout un cerveau assez souple, et, vis-à-vis de leurs propres partis pris, un sens critique assez délié pour échapper à ces péchés de métier. Combien le danger n’est-il pas encore plus grand quand, les auditeurs étant aussi des subordonnés, la contradiction prend nécessairement allure d’indiscipline ! Les hauts rangs des états-majors étaient peuplés le professeurs déjà mûrs et les 3e bureaux, à l’ordinaire, de leurs meilleurs élèves sélectionnés comme tels. Ce n’étaient peut-être pas, pour l’adaptation au neuf, d’excellentes conditions.

Je n’ignore pas qu’aux élèves de l’école de Guerre on s’efforçait d’enseigner des choses, beaucoup de choses. J’ai eu entre les mains plusieurs de leurs mémentos, bourrés de chiffres, de calculs horaires, de données sur les portées de tir et les consommations en munitions ou essence. Tout cela, sans conteste, fort utile et généralement fort bien su. Mais il y avait, à côté de cela, le Kriegsspiel, l’indispensable et périlleux Kriegsspiel. Voyez les maîtres et disciples, qui manient les unités sur la carte, à grand renfort de flèches multicolores. Quel don d’imagination ne leur faudrait-il pas, à l’un comme à l’autre, pour garder sans cesse présentes à l’esprit les réalités sous-jacentes à ces signes : le pénible cheminement des colonnes, les multiples incidents de la route, les bombardements, les inévitables retards, la soupe cuite après l’heure fixée, l’agent de liaison qui s’égare ou le chef qui perd la tête ? Quelle gymnastique d’assouplissement cérébral, surtout, ne serait pas nécessaire pour faire, assez large, la part de l’imprévu, c’est-à-dire, avant tout, de l’ennemi ?

[…]

Des faiblesses de notre préparation stratégique, accuserons-nous donc la part qu’y tenait l’histoire ? D’aucuns l’ont pensé : « Faut-il croire que l’histoire nous ait trompés ? » Ce doute, dans les dernières heures de notre séjour en Normandie, déjà assombries par la défaite, je l’ai surpris sur les lèvres d’un jeune officier à peine sorti de l’école. S’il entendait, par là, jeter le soupçon sur l’enseignement soi-disant historique qu’il avait reçu, d’accord. Mais cet enseignement n’était pas l’histoire. Il se plaçait, en vérité, aux antipodes de la science qu’il croyait représenter.

Car l’histoire est, par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l’évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C’est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. Sans doute, admet-elle, d’une civilisation à l’autre, certaines répétitions, sinon trait pour trait, du moins dans les grandes lignes du développement. Elle constate alors que, des deux parts, les conditions majeures ont été semblables. Elle peut s’essayer à pénétrer l’avenir ; elle n’est pas, je crois, incapable d’y parvenir. Mais ses leçons ne sont point que le passé recommence, que ce qui a été hier sera demain. Examinant comment hier a différé d’avant-hier et pourquoi, elle trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son tour, s’opposera à hier. Sur ses feuilles de recherche, les lignes, dont les faits écoulés lui dictent le tracé, ne sont jamais des droites ; elle n’y voit inscrites que des courbes, et ce sont des courbes encore que, par extrapolation, elle s’efforce de prolonger vers l’incertain des temps. Peu importe que la nature propre de son objet l’empêche de modifier à son gré les éléments du réel, comme le peuvent les disciplines d’expérimentation. Pour déceler les rapports qui, aux variations spontanées des facteurs, lient celles des phénomènes, l’observation et l’analyse lui sont des instruments suffisants. Par là, elle atteint les raisons des choses et de leurs mutations. Elle est, en un mot, authentiquement une science d’expérience puisque, par l’étude des réalités, qu’un effort d’intelligence et de comparaison lui permet de décomposer, elle réussit, de mieux en mieux, à découvrir les va-et-vient parallèles de la cause et de l’effet…

III – Examen de conscience d’un Français

La vérité est que, les deux fois, la source de l’élan populaire fut la même. « Ils ne cessent de chercher querelle à tout le monde. Ils veulent tout prendre pour eux. Plus on leur cédera, plus ils réclameront. Cela ne peut plus durer. » Ainsi me parlait, dans mon petit village de la Creuse, un de mes voisins, peu avant mon départ pour Strasbourg. Un paysan de 1914 n’eût pas dit autrement. Si, d’ailleurs, une des deux guerres devait, plus que l’autre, s’accorder aux penchants intimes des masses et surtout des masses ouvrières, c’était, sans nul doute, la seconde. En raison, précisément, de ce caractère « idéologique » qu’on lui a tant reproché et qui, pourtant, donnait au sacrifice un surcroît de beauté. Pas plus qu’en 1914, afin de libérer l’Alsace-Lorraine, le Français de l’usine ou des campagnes n’eût admis, en 1939, de verser son sang, spontanément, pour abattre les dictatures. Mais, dans une lutte engagée contre celles-ci et par leur faute, il eut conscience de servir une grande œuvre humaine ; en douter, serait méconnaître tout ce qui au fond d’un vieux peuple policé, comme le nôtre, se cache de noblesse inexprimée. L’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme, sa timidité et, par-dessus tout, l’impuissance de nos gouvernants à définir honnêtement leurs buts de guerre, ont bien pu, pendant de trop longs mois d’inaction, obscurcir un peu ces premières et vives clartés. En mai 1940, l’esprit de la mobilisation n’était pas mort. Sur les hommes qui en ont fait leur chant de ralliement, la Marseillaise n’avait pas cesse de souffler, d’une même haleine, le culte de la patrie et l’exécration des tyrans.

Seulement, dans les milieux de salariés, ces instincts, encore très forts et dont un gouvernement moins timoré eût su entretenir la flamme, étaient combattus par d’autres tendances moins anciennes de la conscience collective. Sur le syndicalisme, les gens de ma génération avaient, au temps de leur jeunesse, fondé les plus vastes espoirs. Nous comptions sans le funeste rétrécissement d’horizon devant lequel l’élan des temps héroïques a peu à peu succombé. Fut-ce l’effet d’une politique des salaires qui, presque nécessairement, conduit à grandir, hors de toute mesure, les menus intérêts du moment ? de la subtile diplomatie, des ruses électorales, des intrigues de clans où s’embarbouillèrent les dirigeants des groupes ? des mœurs bureaucratiques contractées par les administrations ouvrières ? Le fait est que la déviation, à peu près universelle en tous pays, semble avoir participé d’une sorte d’inéluctable fatalité.

On sait le mot dont Marx se plaisait à stigmatiser les mouvements sociaux sans envergure : Kleinburgerlich. A-t-il été rien de plus « petit-bourgeois » que l’attitude, durant ces dernières années et pendant la guerre même, de la plupart des grands syndicats, de ceux des fonctionnaires, notamment ? Il m’est arrivé d’assister, quelquefois, aux assemblées de mon métier. Ces intellectuels ne s’entretenaient, presque jamais, je ne dirai pas que de gros sous, mais de petits sous. Ni le rôle de la corporation dans le pays ni même son avenir matériel ne paraissaient exister pour eux. Les profits du présent bornaient impitoyablement leurs regards. Je crains bien qu’il n’en ait été de même ailleurs. Ce que j’ai aperçu durant la guerre, ce que j’aperçois, pendant l’après-guerre, des postiers et, plus encore, des cheminots ne m’a guère édifié. Braves gens, certes, dans leur immense majorité, nul n’en doute ; héros même à l’occasion, quelques-uns l’ont bien montré. Mais est-il sûr que la masse, que, surtout, ses représentants aient compris grandchose à l’élargissement du devoir si impérieusement prescrit par une époque comme la nôtre ? J’entends : dans l’exercice quotidien du métier qui demeure, après tout, la pierre de touche de la conscience professionnelle. En juin, dans plusieurs villes de l’Ouest, j’ai vu ceci : de malheureuses femmes qui, d’étape en étape, cherchaient à regagner leurs foyers, erraient par les rues, en traînant à bout de bras d’inhumains fardeaux. La raison ? De peur d’infliger aux employés quelques heures d’un travail supplémentaire ou plus que de coutume intensif, les gares avaient jugé bon de fermer leurs consignes. Ces œillères, cet engoncement administratif, ces rivalités de personnes, ce manque de souffle enfin, si éloigné du dynamisme d’un Pelloutier, expliquent le mol affaissement des syndicats dans toute l’Europe et jusque chez nous, devant les premiers coups des pouvoirs dictatoriaux. Leur conduite, pendant la guerre, n’a pas eu autre origine. Peu importent, çà et là, quelques déclarations sonores, qui visaient la galerie. Les foules syndicalisées n’ont pas su se pénétrer de l’idée que, pour elles, rien ne comptait plus devant la nécessité d’amener, le plus rapidement et complètement possible, avec la victoire de la patrie, la défaite du nazisme et de tout ce que ses imitateurs, s’il triomphait, devaient, nécessairement, lui emprunter. On ne leur avait pas appris, comme c’eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain. L’heure du châtiment a aujourd’hui sonné. Rarement incompréhension aura été plus durement punie.

Et puis, il y avait aussi l’idéologie internationaliste et pacifiste. Je suis, je m’en flatte, un bon citoyen du monde et le moins chauvin des hommes. Historien, je sais tout ce que contenait de vérité le cri fameux de Karl Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » J’ai trop vu la guerre, enfin, pour ignorer qu’elle est une chose à la fois horrible et stupide. Mais l’étroitesse d’âme que je dénonçais tout à l’heure a consisté précisément à refuser d’accorder ces sentiments avec d’autres élans, non moins respectables. Je n’ai jamais cru qu’aimer sa patrie empêchât d’aimer ses enfants ; je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie. Ou plutôt je sens bien, en interrogeant ma propre conscience, que cette antinomie n’existe pas. C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse. Laissons, cependant, ce domaine de l’affectif. Quiconque a la pudeur de soi-même et horreur des grands mots, trop vulgarisés pour traduire comme il le faudrait des réalités spirituelles si intimes, ne s’y tiendra jamais longtemps sans malaise. Aussi bien, ce n’est pas sur un pareil terrain que nos pacifistes nous invitaient, ordinairement, à les suivre.

[…]

Ce n’est pas seulement sur le terrain militaire que notre défaite a eu ses causes intellectuelles. Pour pouvoir être vainqueurs, n’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides ? Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates. Passe encore si l’on avait eu à déplorer seulement les mensonges et les omissions, coupables, certes, mais faciles en somme à déceler, qu’inspire l’esprit de parti ouvertement avoué. Le plus grave était que la presse dite de pure information, que beaucoup de feuilles même, parmi celles qui affectaient d’obéir uniquement à des consignes d’ordre politique, servaient, en fait, des intérêts cachés, souvent sordides, et parfois, dans leur source, étrangers à notre pays. Sans doute, le bon sens populaire avait sa revanche. Il la prenait sous la forme d’une méfiance croissante envers toute propagande, par l’écrit ou par la radio. L’erreur serait lourde de croire que l’électeur vote toujours « comme le veut son journal ». J’en sais plus d’un, parmi les humbles, qui, recevant chaque jour le quotidien du cru, vote, presque constamment, contre lui et peut-être cette imperméabilité à des conseils sans sincérité nous offre-t-elle, aujourd’hui, dans l’état où nous voyons la France, un de nos meilleurs motifs de consolation, comme d’espoir. On avouera cependant que, pour comprendre les enjeux d’une immense lutte mondiale, pour prévoir l’orage et s’armer dûment, à l’avance, contre ses foudres, c’était là une médiocre préparation mentale. Délibérément – lisez Mein Kampf et les conversations avec Rauschning – l’hitlérisme refuse à ses foules tout accès au vrai. Il remplace la persuasion par la suggestion émotive. Pour nous, il nous faut choisir : ou faire, à notre tour, de notre peuple un clavier qui vibre, aveuglément, au magnétisme de quelques chefs (mais lesquels ? ceux de l’heure présente manquent d’ondes) ; ou le former à être le collaborateur conscient des représentants qu’il s’est lui-même donnés. Dans le stade actuel de nos civilisations, ce dilemme ne souffre plus de moyen terme… La masse n’obéit plus. Elle suit, parce qu’on l’a mise en transe, ou parce qu’elle sait.

[…]

[…] La vieille maxime du « connais-toi toi-même », qu’en avons-nous fait ? On m’a raconté que, dans une commission internationale, notre délégué se fit moquer, un jour, par celui de la Pologne : de presque toutes les nations, nous étions les seuls à ne pas pouvoir produire une statistique sérieuse des salaires. Nos chefs d’entreprises ont toujours mis leur foi dans le secret, favorable aux menus intérêts privés, plutôt que dans la claire connaissance, qui aide l’action collective. Au siècle de la chimie, ils ont conservé une mentalité d’alchimistes. Voyez encore les groupes qui, naguère, se sont donné chez nous pour mission de combattre le communisme. De toute évidence, seule une enquête honnêtement et intelligemment conduite, à travers le pays, pouvait leur fournir les moyens de connaître les causes d’un succès dont ils s’inquiétaient si fort ; par suite d’en entraver peut-être la marche. Qui dans leurs rangs s’en est jamais avisé ? Peu importe, ici, le dessein politique. Qu’on l’approuve ou le blâme le symptôme vraiment grave est que la technique intellectuelle de ces puissantes associations d’intérêts se soit montrée à ce point déficiente. Comment s’étonner si les états-majors ont mal organisé leurs services de renseignements ? Ils appartenaient à des milieux où s’était progressivement anémié le goût de se renseigner ; où, pouvant feuilleter Mein Kampf, on doutait encore des vrais buts du nazisme, où, parant l’ignorance du beau mot de « réalisme », on semble en douter encore aujourd’hui.

Le pis est que cette paresse de savoir entraîne, presque nécessairement, à une funeste complaisance envers soi-même. J’entends, chaque jour, prêcher par la radio, le « retour à la terre ». à notre peuple mutilé et désemparé, on dit « tu t’es laissé leurrer par les attraits d’une civilisation trop mécanisée ; en acceptant ses lois et ses commodités, tu t’es détourné des valeurs anciennes, qui faisaient ton originalité ; foin de la grande ville, de l’usine, voire de l’école ! Ce qu’il te faut, c’est le village ou le bourg rural d’autrefois, avec leurs labeurs aux formes archaïques, et leurs petites sociétés fermées que gouvernaient les notables ; là, tu retremperas ta force et tu redeviendras toi même. » Certes, je n’ignore pas que sous ses beaux sermons se dissimulent – en vérité assez mal – des intérêts bien étrangers au bonheur des Français. Tout un parti, qui tient aujourd’hui ou croit tenir les leviers de commande, n’a jamais cessé de regretter l’antique docilité qu’il suppose innée aux peuples modestement paysans. On pourrait bien s’y tromper, d’ailleurs. Ce n’est pas d’hier que nos croquants ont, comme disaient les vieux textes, « la nuque dure ». Surtout, l’Allemagne, qui a triomphé par la machine, veut s’en réserver le monopole. C’est sous l’aspect de collectivités purement agricoles contraintes, par suite, d’échanger, à des prix imposés, leurs blés ou leurs laitages contre les produits de sa grande industrie, qu’elle conçoit les nations, dont elle rêve de grouper autour d’elle, comme une valetaille, l’humble compagnonnage. à travers le micro, la voix qui parle notre langue vient de là-bas.

[…]

[…] Certes, je n’ignore pas que l’Allemagne de Hitler éveillait des sympathies auxquelles celle d’Ebert ne pouvait pas prétendre. La France, du moins, restait toujours la France. Tient-on cependant à trouver, coûte que coûte, une excuse à ces acrobaties ? La meilleure serait sans doute que leurs adversaires, à l’autre extrémité de l’échelle des opinions, ne fussent pas moins déraisonnables. Refuser les crédits militaires et, le lendemain, réclamer des « canons pour l’Espagne » ; prêcher, d’abord, l’anti-patriotisme ; l’année suivante, prôner la formation d’un « front des Français » ; puis, en fin de compte, se dérober soi-même au devoir de servir et inviter les foules à s’y soustraire : dans ses zigzags, sans grâce, reconnaissons la courbe que décrivirent, sous nos yeux émerveillés, les danseurs sur corde raide du communisme. Je le sais bien ; de l’autre côté de la frontière, un homo alpinus brun, de moyenne taille, flanqué pour principal porte-voix d’un petit bossu châtain, a pu fonder son despotisme sur la mythique suprématie des « grands Aryens blonds ». Mais les Français avaient eu, jusqu’ici, la réputation de têtes sobres et logiques. Vraiment, pour que s’accomplisse, selon le mot de Renan, après une autre défaite, la réforme intellectuelle et morale de ce peuple, la première chose qu’il lui faudra rapprendre sera le vieil axiome de la logique classique : A est A, B est B ; A n’est point B.

[…]

[…] Ne les retrouvons-nous pas là, cependant, dans leur horrible association, les vices intellectuels qui ont tant fait pour notre perte : avec le goût de l’équivoque, un sens insuffisamment aigu du constant écoulement du monde ? Contre les hommes d’extrême gauche, comme contre les états-majors – car il arrive que, dans une nation, les pires adversaires respirent, sans s’en douter, la même atmosphère mentale – c’était, il faut l’avouer, Hitler qui avait raison. Non pas le Hitler des grandes harangues aux foules. Celui des confidences, qui disait un jour à Rauschning, à propos, précisément, du marxisme : « Nous savons, nous, qu’il n’y a pas d’état définitif… qu’il y a une évolution perpétuelle. L’avenir est le fleuve inépuisable des possibilités infinies d’une création toujours nouvelle. »

[…] J’ai connu plus d’un bon élève qui, sorti du lycée, n’a jamais ouvert un livre sérieux ; plus d’un cancre ou demi-cancre, chez qui se révèle aujourd’hui un goût profond de la culture. Une fois par hasard, l’aventure n’aurait rien de scandaleux. Répétée, elle devient troublante.

Est-ce dépit d’amoureux ? Historien, j’inclinerai à être particulièrement sévère à l’enseignement de l’histoire. Ce n’est pas l’école de Guerre seulement qui arme mal pour l’action. Non certes que, dans nos lycées, on puisse lui reprocher de négliger le monde contemporain. Il lui accorde, au contraire, une place sans cesse plus exclusive. Mais, justement, parce qu’il ne veut plus regarder que le présent, ou le très proche passé, il se rend incapable de les expliquer : tel un océanographe qui, refusant de lever les yeux vers les astres, sous prétexte qu’ils sont trop loin de la mer, ne saurait plus trouver la cause des marées. Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui, le présent demeure inintelligible. Pis encore peut-être : se privant, délibérément, d’un champ de vision et de comparaison assez large, notre pédagogie historique ne réussit plus à donner, aux esprits qu’elle prétend former, le sens du différent ni celui du changement…