Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille1

Trad. Georges-Arthur Goldschmidt.

4.

Et voici qu’une ombre apparut sur la paroi de glaise éclairée par la tombée du jour, non pas une ombre portée, mais l’ombre de quelqu’un, qui sans hâte s’avança derrière lui et s’accroupit dans son dos, l’ombre la plus belle qu’il ait jamais rencontrée – jamais encore, il n’avait vu une ombre si amicale, si cordiale !

Et cette ombre de femme lui dit alors ce qui suit : « Cesse de chercher ce qui est vivant, ici parmi les morts. Il te faut secouer ta mutité. Si tu ne parles pas tu en périras aujourd’hui même. Ton silence n’est pas du silence. Certes, au début, et pendant un temps, cela a agrandi le monde. Mais plus tu es de la sorte resté seul, plus ta façon de rester muet est devenue un danger mortel. Que tu sois continuellement resté muet, non seulement te déréalise le présent, aussi marqué qu’il te semble pour l’instant, ton silence anéantit aussi rétrospectivement l’ensemble de tout ton vécu antérieur, même le plus significatif – jusqu’au sein de l’enfance. Il dévalorise et détruit ta mémoire, sans laquelle tu n’as rien à chercher dans le monde et il te dépouille de tout signe. Tu es arrivé aux limites du monde, ami. Tu cours le danger de tomber par-delà les frontières du monde. C’est pourquoi tu vas prendre ton élan pour un parler nouveau, pour une nouvelle découverte des mots, pour une nouvelle forme des phrases, à voix haute, ou du moins dans le ton. Et ton discours, dût-il être faux de part en part et stupide à souhait : l’essentiel c’est que tu ouvres de nouveau la bouche. Ce soir même, là-bas, en bas, à Saragosse. J’ai besoin de ton aide. Oui, tu as bien entendu. J’ai besoin de ton aide. Mais pour que tu puisses m’aider, tu dois d’abord ouvrir la bouche. »


Notes