Peter Handke, Le recommencement
Trad. Claude Porcell
1. La fenêtre aveugle
[…]
[…] Je ne parvenais plus à m’intégrer au cercle des jeunes de mon âge. J’étais d’ailleurs le seul d’entre eux à aller encore au lycée ; les autres travaillaient, qu’ils eussent pris la succession à la ferme ou fussent devenus artisans. Mineurs selon la loi, ils m’apparaissaient déjà comme des adultes. Je ne les voyais que soit plongés dans une activité, soit en chemin vers une activité. Dans leurs yeux bleus et leurs blouses, la tête bien redressée, les yeux toujours brillants de présence d’esprit, les doigts prêts à passer à l’action, ils avaient quelque chose de militaire, et de même le tourbillon des voix de l’école s’était transformé en une parole brève, un simple salut de la tête ou une façon de passer sur leurs vélomoteurs sans rien dire et sans regarder (un signe laconique de la main suffisait). Leurs plaisirs aussi étaient ceux d’adultes ; et je restais comme tout naturellement à l’extérieur. J’observais les couples qui tournaient avec tant de sérieux, d’attention, de sûreté sur le parquet de danse avec un frisson d’étonnement, de respect même, comme s’il s’agissait de la vénération d’un mystère. Cette jeune femme qui se mouvait avec tant de dignité était pourtant bien la même qui autrefois sautait, sur une seule jambe, par-dessus les limites, tracées à la craie, du ciel et de l’enfer ? Et il n’y avait pas longtemps que celle qui à pas mesurés, soulevant légèrement sa robe gravissait les marches de l’estrade nous avait, dans un pâturage, montré son sexe d’enfant sans poils ! Avec quelle rapidité ils étaient tous sortis des enfantillages et me regardaient littéralement de haut en bas ! Chacun des jeunes gens avait d’ailleurs déjà survécu à un accident grave ; à l’un ou à l’autre il manquait un doigt, une oreille, un bras entier ; au moins un avait eu un accident mortel. Quelques-un étaient pères ; un assez grand nombre de filles étaient mères. Celui-là avait séjourné en prison. Et moi ? Je m’apercevais que ma jeunesse s’en était allée avec mes années d’internat sans que je l’eusse un seul instant éprouvée. Et je voyais la jeunesse comme un fleuve, un libre confluent, un flot durablement commun dont j’avais été exclu, en même temps que tous les autres élèves, en entrant à l’internat. C’était un temps perdu qu’il n’était plus possible de rattraper. Il me manquait quelque chose, quelque chose de décisif pour la vie et qui me manquerait toujours. Comme bien d’autres de mes contemporains du village, j’avais un membre en moins ; mais il ne m’avait pas été arraché, comme un pied ou une main, il n’avait tout simplement pas pu se former, et ce n’était pas seulement une extrémité, comme on dit, mais un organe auquel rien ne pouvait suppléer. Mon infirmité était de ne plus pouvoir rien faire avec les autres : ni agir ni parler avec eux. C’était comme si je m’étais échoué, invalide, et que le courant qui n’avait apporté que moi se fut écoulé pour toujours. Je savais que j’avais besoin de la jeunesse, pour tout ce qui allait suivre ; l’avoir désormais manquée sans retour me rendait incapable de mouvement, provoquait même parfois, surtout dans la société des gens de mon âge, qui était pourtant celle qu’il me fallait, une crampe d’immobilisation intérieure très douloureuse qui me faisait jurer envers les responsables de ma paralysie – car ils existaient ! – une haine implacable.
[…]
C’est ainsi que mon foyer devint à cette époque le déplacement, l’attente aux stations et aux gares – le voyage. Les quatre-vingt-dix kilomètres quotidiens ou, avec les parcours à pied, les trois heures d’aller-retour entre le village et la ville formaient un espace de temps qui simultanément constituait, eu égard aux circonstances, mon espace vital. Cela me permettait chaque fois de respirer, d’être enfin au milieu de ces personnes pour la plupart inconnues, dont aucune n’avait plus besoin d’être rangée par moi dans une catégorie et qui ne me classaient moi-même dans aucune. Pour le temps du voyage nous n’étions ni riches ni pauvres, ni bons ni mauvais, ni allemands ni slovènes, tout au plus jeunes et vieux – et le soir, lors des retours, j’avais l’impression qu’entre nous l’âge même ne comptait plus. Mais alors qu’étions-nous ? Dans le train sans classes, de simples « voyageurs » ou « passagers », et dans l’autocar – c’était encore plus beau – des « hôtes de voyage », comme dit l’allemand. Il m’arrivait, pour diverses raisons, de préférer le car, même ceux qui m’étaient connus à satiété m’apparaissaient métamorphosés. Alors qu’au village je les identifiais à leur voix, à leur démarche, à leurs regards, à leur manière de suivre le passant de la tête, en appuyant le coude au rebord de leur fenêtre, et aussi avec ce que je savais de leur famille ou de leurs antécédents, ils devenaient d’un seul coup, une fois montés dans le car, indéfinissables. Et en tant qu’indéfinissables ils étaient à mes yeux plus que d’habitude : dépouillés de leurs particularités, ils se montraient enfin seuls, uniques, présents, et semblaient, dans le roulis du car ronflant, tellement plus à leur place qu’au village sur les bancs d’église concédés à la famille, semblaient comme ennoblis par le trajet commun. Devenus indéfinissables, ils livraient enfin leur image. Ce qu’ils exprimaient, et qui en même temps restait inexprimable, ils l’étaient aussi en réalité : leur salut de passager à passager était pour une fois un salut, leurs questions un désir de savoir, et je ne pouvais certes pas en faire autant, mais je le devais. Je me sentais comme en sécurité, comme parmi mes pareils au milieu de ces gens presque toujours solitaires, ou de ces petits groupes formés d’un enfant et d’adultes, conduits par un non-fonctionnaire en qui l’on pouvait avoir confiance (et qui peut-être chez lui était un voisin acariâtre) au long des rues et des routes, tous liés non par une excursion ou quelque perspective de divertissement, mais par une nécessité qui les avait fait sortir de leurs maisons pour aller chez le médecin, à l’école, au marché, dans une administration. Et ce sentiment n’avait pas toujours besoin de la protection de l’obscurité. J’étais assis une fois, par une matinée très claire, derrière quelques femmes qui parlaient d’un bout à l’autre du car des membres de leurs familles que toutes allaient justement voir à l’hôpital. L’histoire des maladies, succession nette de voix différentes, l’une criant à pleine gorge, l’autre discrète, l’une plaintive, l’autre tranquille, et dont chacune donnait l’attaque à son tour, transforma le car en marche en un théâtre qui n’appartenait plus qu’aux narratrices et dont la cabine vitrée rassemblait à la fin la lumière de tout un pays, une lumière qui dissipait, spiritualisait tout ce qui pouvait être corporel, pesant, d’un pays autre, et qui pourtant roulait, présent, avec le car. Les fichus des femmes chatoyaient et des sacs émanait la lumière des bouquets de fleurs de jardin.
[…]
Oui, mon parcours, avec ses trains ou ses cars, ses gares et ses arrêts, c’était, quand j’étais élève ambulant, mon chez-moi. Le mal du pays des années d’internat n’existait plus ; les jours où il n’y avait pas de classe, quelque chose me jetait vers la rue des abris qui, au contraire du village, méritait le nom de « localité ». Je me sentais poussé par le besoin d’être éternellement en voyage, nomade, sans foyer. Le mal du pays qui était autrefois le mien, la plus cruelle des douleurs éprouvée jusque-là, fléau me frappant, à la différence des fléaux, qu’un individu seul, au milieu d’un ciel serein et tandis que tout autour de lui régnait encore le salut, et aussi, à la différence des autres fléaux, que rien ne pouvait combattre – le mal du pays avait fait place à une légèreté que, tant qu’elle n’eut pas de but, j’éprouvai comme de l’ennui, mais, dès qu’elle trouva sa direction, comme mal du lointain : non plus fléau mais joie.
2. Les parcs à bestiaux vides
Ce que j’ai raconté jusqu’ici sur la maison de mon père, le village de Rinkenberg, la plaine du Jaunfeld m’était certes tout à fait présent il y a un quart de siècle à la gare de Jesenice, mais je n’aurais pu le raconter à personne. Je ne sentais en moi que des prémices sans sonorités, des rythmes sans consonances, des longues et des brèves, des accentuations et inaccentuations, mais dans les syllabes correspondantes, une puissante vibration de périodes sans les mots qui leur convenaient, la mesure lente, suspendue, saisissante, régulière d’une prosodie sans les vers qui lui appartenaient, une attaque symphonique qui ne commençait pas, des secousses dans le vide, une épopée confuse, sans noms, sans la voix intérieure, sans le tissu d’une écriture. Ce qu’avait vécu le jeune homme de vingt ans n’était pas encore un souvenir. Et souvenir ne signifiait pas que ce qui avait été revenait ; mais ce qui avait été révélait, en revenant, sa place. Quand je me souvenais, j’apprenais : c’est ainsi que j’ai vécu cela, exactement ainsi ! – et c’est alors seulement que le vécu me devenait conscient, nommable, accessible à la voix et mûr pour la parole, et c’est pourquoi le souvenir n’est pas pour moi un simple retour quelconque de la pensée mais un être-à-l’œuvre, et l’œuvre du souvenir assigne sa place au vécu, dans la succession qui le maintient en vie : le récit, qui peut à chaque instant passer à la narration ouverte, à une vie plus vaste, à l’invention.
[…]
[…] Pourquoi cette zone industrielle d’avant le jour, à première vue si peu accueillante, ici en Yougoslavie, maintenue en activité par des mains invisibles comme jusqu’à la fin des temps, me donnait-elle des ouvriers, des hommes en général, un sentiment si différent de celui auquel j’étais habitué jusque-là dans mon propre pays ? Non, cela ne tenait pas, comme on nous l’avait mis dans la tête, à la différence fondamentale de l’« organisation économique et sociale » (bien qu’il ne m’eût pas déplu d’être sans visage, de porter au lieu de mon nom un numéro, de renoncer à mon indépendance et même à ma prétendue liberté) ; et ce n’était pas seulement non plus le fait de se trouver à l’étranger (bien que j’eusse dès le premier jour ressenti bien des visions quotidiennes comme vivifiantes et nouvelles) : c’était plus qu’une simple représentation ou sensation – c’était la certitude d’être enfin, au bout de presque vingt ans de vie dans un État sans lieu, dans un organisme glacé, inamical, dévoreur d’hommes, d’être sur le seuil d’un pays qui, à la différence de ce qu’il est convenu d’appeler mon pays natal, ne me revendiquait pas comme assujetti à l’école obligatoire, au service militaire, à un service de remplacement ou de simple « présence », mais était au contraire revendiqué par moi puisque c’était le pays de mes ancêtres et donc, tout étranger qu’il fût, mon propre pays, enfin ! Enfin j’étais libéré de tout État, enfin je pouvais, au lieu de devoir être présent en permanence, être absent en toute quiétude, enfin je me sentais, bien que personne ne se montrât, au milieu de mes pareils.
[…]
[…] Comment ne pas vouloir faire partie de ce peuple inconnu qui n’a en quelque sorte pour la guerre, l’autorité et les arcs de triomphe que des mots d’emprunt, mais crée des mots pour le plus insignifiant, qu’il s’agisse, dans la maison, de l’espace situé au-dessous de la fenêtre ou, sur le chemin des champs, de la trace brillante sur la pierre où ont freiné les roues des charrettes – et dont le génie est le plus inventif dans la désignation des refuges, des cachettes et des lieux de survie comme n’en peuvent rêver que les enfants : les nids dans le sous-bois, la caverne derrière la caverne, la clairière fertile au fond de la forêt ; un peuple en même temps qui n’a jamais besoin de se refermer contre « les peuples » comme le seul, l’élu – puisque son pays, il l’habite et le cultive, comme le montre chacun de ses mots ?
[…]
C’est cet escalier qui m’apparaissait sur la pente des rampes vides : elle avait en effet, en infiniment plus grand que le flanc du verger fraternel, une forme de pyramide et donnait l’impression, en raison de cette centaine de plate-formes de plus en plus étroites, d’arriver jusqu’au ciel. J’y voyais monter, puis s’interrompre, les mots cochés par mon frère. Chaque ligne de la pente était l’écriture inversée d’un colonne qui gisait la face dans la glaise. Les ruisseaux boueux, jaillissant des cicatrices de la terre, emportaient dans l’abîme syllabe après syllabe, jusqu’au moment où toute la place fumait comme un champ de ruines sur lequel ne poussaient même plus, comme ailleur, les cerisiers. Un besoin de deuil m’assaillit, et je me levai avec le livre fraternel. Rien ne bougeait plus sur les marches vides, même pas un brin d’herbe ; jusqu’à l’eau qui s’était figée ; et être simplement vivant, n’avait-ce pas toujours été pouvoir respirer en même temps que l’eau qui coule, que l’herbe qui ondoie, qu’une branche qui se relève ? Ce que je voulais déplorer maintenant, ce n’était pas seulement une mort isolée, mais quelque chose qui la dépassait : un anéantissement. Anéantissement, cela voulait dire effacer de la surface du monde, en même temps que l’être humain précis, ce qui maintenait ensemble les éléments du monde. Supprimer quelqu’un comme mon frère qui, à la différence de l’énorme masse des parleurs et des écriveurs, avait le don d’animer les mots et, à travers eux, les choses, qui s’y exerçait en permanence et, comme à moi en ce moment, en montrait des exemples – supprimer celui-là, cela voulait dire tuer la langue elle-même (la tradition toujours valide, la tradition de la paix), et c’était le crime inexpiable, la plus barbare des guerres mondiales.
3. La Savane de la Liberté et le Neuvième pays
Je démarrai avant la première lueur du jour, suivant la crête, pas à pas. Je le voulais ainsi ; je voulais enfin, à nouveau, comme autrefois l’enfant pieds nus sur le chemin de campagne à côté de mon père, distinguer à la frontière de la nuit cette singularité qui signifiait le début du jour, qui signifiait tout ; à nouveau enfin vivre l’aventure appelée « existence ». Mais ce fut l’échec : à l’époque, le monde originel s’imprimait exactement avec les quelques gouttes d’une pluie matinale qui creusait de minuscules cratères dans la poussière du chemin ; mais ici tout était monde originel – la pluie se déversant comme de toute éternité du ciel obscur, la fumée montant de la terre noire comme d’une coulée de lave, le gris sur gris de la pierre froide et mouillée, les entraves du fourré nain, l’absence de vent – et rien ne pouvait donc prendre la forme de ce dessin dans la poussière. Il manquait peut-être aussi ce main-dans-la-main avec l’autre et la proximité du sol, que le narrateur seul peut ressentir maintenant après coup, comme ne le pouvait pas alors le successeur de l’enfant, là-haut, sur la crête de la montagne ; faut-il croire que l’on peut répéter, recommencer une chose moins en la refaisant, en l’imitant, qu’en la dessinant, en en délimitant les contours ? Au lieu de la lueur qui montait des cratères de poussière comme si le soleil se fût levé à l’intérieur même de la planète, le marcheur solitaire, si ouverts que fussent ses yeux, ne rencontrait qu’une pénombre sourde où les formes, même celles de la nuit, se dissolvaient et où ne naissait aucune sensation de soleil, si lointain fût-il ; et au lieu du chemin de l’enfance avec son père, ce qu’il recommençait maintenant dans l’aube, trébuchant sur les cailloux et les racines, gelé et suant tout à la fois, trempé jusqu’aux os, sur le dos la masse humide du sac marin comme un sac tyrolien militaire de plus en plus lourd, c’était le pénible cheminement du frère soldat à travers les solitudes, vers une bataille qui était perdue d’avance ; au lieu du chemin de campagne le convoi des armées.
[…]
J’étais maintenant à la limite sud de la forêt et avais devant moi une marche certes longue mais paisible. En poursuivant son chemin, le marcheur fut saisi il est vrai par autre chose que la peur de l’orage, des bêtes ou de la chute. Le professeur, racontant ses expéditions en solitaire comme jeune géographe, disait qu’il ne se sentait alors vraiment libre que quand il avait derrière lui « les derniers signes de la chasse » : moi au contraire, bien loin de toute habitation, dans une zone où, presque en toute certitude, personne que moi ne mettrait les pieds de longtemps (et l’on ne savait pas que j’étais ici), j’étais confronté à une angoisse, à la peur d’un monstre – que j’étais moi-même. Disparu tout point d’appui d’un monde ; à la place de celui-ci, le blême dans lequel, pourchassé par le chien de sang surgi en un éclair à l’intérieur de moi, errait aveuglément le monstre nommé « Seul ». Et à nouveau la secousse, qui était en même temps reprendre ses esprits. Devrais-je me la donner moi-même, ou se produirait-elle ? Elle se produisit, et celui qui la donna à l’errant, ce fut moi. Il était déjà arrivé au jeune homme de se rencontrer dans cet état, généralement au réveil et toujours quand, lui semblait-il, quelque chose le menaçait. L’angoisse d’abord se transforma d’un coup en terreur, comme si le moment était venu, et la terreur en une épouvante dans laquelle, simple excroissance désormais, il attendait dans l’immobilité sa suppression. Mais elle ne vint pas ; à sa place, ce fut la présence d’un étranger, qui n’eût pu l’être davantage, et qui était Moi. C’était Moi, et ce Moi était écrit en majuscules, parce qu’il n’était pas n’importe qui, qu’il était gigantesque, le dominait en envahissant l’espace, lui déliait la langue et les membres, et que c’était son nom écrit. L’épouvante se transforma en étonnement (auquel convenait pour une fois le qualificatif « sans bornes »), le mauvais en bon esprit, et l’excroissance en une créature qui désigne dans ma représentation non point le fatal doigt unique, mais la totalité d’une main bénissante – car c’était bien, à l’apparition du Moi, comme si l’on eût juste été créé : des yeux qui s’arrondissaient, des oreilles qui ne faisaient rien d’autre qu’écouter. (Aujourd’hui, il est vrai, il ne veut plus se montrer à moi ; l’étonnement provoqué par cet insaisissable « tout Moi ! » semble m’avoir quitté pour toujours, et cela est peut-être lié à la faute qui, devenue partie intégrante de l’homme de quarante-cinq ans, le laisse seul avec sa souvent triste raison, tandis que je vois le jeune homme de vingt ans encore dans l’état de grâce de la folie de l’innocence. Folie ? Elle guérit cette fois-là, dans ce désert, la peur.)
[…]
[…] En m’approchant, j’entendis il est vrai une radio, sentis une odeur d’essence et rencontrai une femme assez âgée d’une laideur dégrisante qui jetait une lettre dans l’usuelle boîte jaune. Pourquoi, ce faisant, ne me salua-t-elle que comme le « fils du forgeron défunt, enfin revenu à la maison », m’invita-t-elle à m’asseoir sur le banc de la cour, que de hauts murs abritaient du vent, m’apporta-t-elle une cuvette pour me laver, recousit-elle les boutons manquants de ma veste, me raccommoda-t-elle les chaussettes – à la différence de mon frère je n’avais jamais été capable de prendre soin de mes affaires ; une chemise, avec lui comme neuve au bout de dix ans, était chez moi déchirée dès le premier jour –, me montra-t-elle la photographie de sa fille, m’offrit-elle de loger sous son toit ? Comme si c’eût été la loi du conte, je ne posai pas de questions et ne demandai ni le nom du village ni celui du pays libre et aéré dont j’avais en dormant franchi la frontière, franchissement dissemblable de tous ceux que j’ai vécu avant et après, et où, à la différence du reste de mon voyage, rien ne m’apparaissait familier ; c’est ainsi que je sus que j’étais dans le Karst.
L’étonnement et l’angoisse de se retrouver dans un conte s’apaisèrent bientôt, avec la table de cuisine revêtue de toile cirée, la première manchette d’un journal (qui n’était plus voilée par la langue différente), la citerne sur laquelle un panneau rappelait que ce puits avait servi pendant la guerre de poste émetteur clandestin aux résistants. Et pourtant c’est le Karst, avec la disparition de mon frère, qui est le moteur de ce récit. Mais peut-on raconter un paysage ?
[…]
Le Karst est en réalité une région de pénurie, et l’entrée n’en est pas moins un bizarre rocher d’Indiens. Il faut attendre d’avoir depuis longtemps dépassé la frontière pour s’apercevoir avec étonnement qu’au cours de la montée, quelque chose a changé, pas seulement le vent : plus une seule eau qui ruisselle, même plus une simple rigole ; la cime sombre des pins à la place des ramures lumineuses ; à l’inverse, l’argile brune et l’ardoise gris sombre imbriquées comme des tuiles qui ont si longtemps accompagné ton chemin ont cédé la place au blanc abrupt et massif du calcaire sur lequel la cicatrice d’herbe n’est pas plus épaisse que la main, non plus prairie gorgée, mais chaumes râpeux. Bien que la plaine, en bas, soit encore proche, les villes et les fleuves distinctement visibles, avec même un aéroport d’où monte un avion à réaction et un champ de manœuvre où sautillent des soldats, il règne sur le plateau un silence qui ferait croire qu’on a depuis longtemps quitté la terre pour flotter sur la vaste mer. Au début c’étaient les étourneaux qui précédaient ta marche de leur vol ; maintenant ce sont les papillons. Le silence est si profond que tu entends le frôlement lorsque l’un d’eux, poursuivant une fleur dans sa chute, effleure le sol de son aile. Sur ces pins crépitent au soleil les pommes sèches de l’année précédente, l’une très haut, l’autre à hauteur des yeux et ainsi de suite, succession étagée, chant de cigale permanent jusqu’au coucher du soleil tandis que de la jeune pomme de l’année s’égoutte tout aussi constamment la résine – taches sombres qui peu à peu s’agrandissent dans la poussière du chemin.
Reste sur ce chemin ; tu ne rencontreras de toute façon personne de longtemps ; les hommes noirs à gauche et à droite qui t’assurent le sauf-conduit, se dispersant encore et toujours dans la savane fauve, sont les buissons de genévrier. Des heures, des jours, des années plus tard tu es devant un cerisier sauvage couvert de fleurs blanches, dans l’une une abeille, dans la deuxième un bourdon, dans la troisième une mouche, dans la quatrième quelques fourmis, dans la cinquième un scarabée, sur la sixième un papillon. Ce qui sur le chemin brille de loin comme une flaque d’eau, c’est la mue argentée d’un serpent. Tu passes devant de longues rangées de tas de bois qui se révèlent, à y regarder de plus près, comme le camouflage de dépôts d’armes, devant des amas de pierres ronds qui sont en fait des entrées de bunkers souterrains de matériel ; si tu la heurtes du pied, la roche est en carton. Sous chacun de tes pas jaillissent de la bande d’herbe centrale les petites sauterelles. Une salamandre morte, jaune et noire, te précède, à peine perceptible, dans l’ornière : quand tu te penches vers elle, tu découvres qu’elle est transportée par une procession de nécrophages qui a pris le cadavre sur ses épaules. Le premier gros animal, un renard à la face blanche, un loir enroulé sur une branche, t’apparaîtra, après tous ces êtres vivants minuscules, comme un frêre. Le sifflement du vent là-bas dans cet arbre isolé, tu le sens à l’instant sur ton propre visage. Ta halte est une grotte où tu peux pénétrer sans lampe, car de l’autre bout et aussi de quelques trous dans le plafond tombe de la lumière. Ici l’eau goutte sur le front échauffé, et dans une niche se trouvent des œufs de caille, non des balles de fusil mais des boules de pierre, plus rondes et plus claires que dans n’importe quel ruisseau, que tu secoueras dans ta main lorsque tu reprendras, dehors, ta marche, et dont l’odeur apportera pour toujours dans ta chambre, comme ne le font pas les tas d’excréments de chauve-souris, les enfilades argileuses et labyrinthiques des grottes du Karst.
Tu peux maintenant marcher nu ; la laie, puissante bosse brun-noir qui débouche en grognant et soufflant du sous-bois à ta droite et, suivie de deux marcassins de la taille d’un lièvre, poursuit lourdement son chemin en s’enfonçant dans celui de gauche, n’a pas un regard pour toi. Tes jambes martèlent le sol, et tes épaules s’élancent, et ta rétine touche au ciel.
À la prochaine pause, tu entends dans le silence le coassement allongé d’une grenouille : délicate monotonie dans ce désert. Tu t’approcheras et rencontreras une mare qui occupe une très longue portion de chemin. L’eau est claire, une plume y nage solitaire. Sur le fond d’un rouge sombre, déchiré en hexagone, les marques couplées de sabots de chevreuil, et un grand nombre de pattes d’oiseau en forme de flèches partant dans toutes les directions, écriture cunéiforme qui demande à être déchiffrée. Tu en aperçois le correspondant au-dessus dans les aires, où dans un banc de nuages alvéolé – pour nos cirrus, il existe dans le Karst l’expression « le ciel fleurit », comme pour notre mer agitée « la mer coule » – apparaît un morceau d’azur qui a la forme de ton pied. La plume s’envolera, et la longue flaque s’éloignera dans le vent comme dans une houle. Étends-toi sur la rive, avec pour oreiller tes vêtements roulés. Tu t’endormiras. L’une des mains du dormeur s’enracine dans la terre entre ses genoux, il a l’autre contre l’oreille (les coins entaillés de nos yeux, frère, viennent de l’écoute). Tu entends parler dans ton rêve de la mare comme d’un lac, et tu y vois une barque dans les roseaux, ta canne de noisetier comme godille, quand un dauphin surgit du vide, le dos creusé en une doline par son fardeau de fruits. Ce sera un sommeil bref, revigorant, et tu seras réveillé par les premières gouttes de la pluie au pavillon de ton oreille – pas de plus doux réveille-matin. Tu te redresses et t’habilles. Tu n’avais pas quitté le monde, tu étais au contraire, pour une fois, parfaitement ici. De fait un canard vient de la savane à tire-d’aile gagner en rase-mottes la flaque où il atterrit mollement, pour y décrire sous tes yeux des va-et-vient ; et une vache égarée se sert de cette eau comme d’un abreuvoir. – Tu te laisses mouiller par la pluie. Ton calme est alors tel que toutes sortes de papillons se posent sur toi, l’un sur ton genou, l’autre sur le dos de ta main, et le troisième ombrage ton sourcil.
Les arbres, quand le ciel, lorsque tu auras repris ta traversée du Karst, sera à nouveau bleu (sensation d’« orage » seulement à la vue de l’habituelle tour sombre vers le nors, au-dessus du Nanos), chuinteront dans le sens des aiguilles d’une montre, et tu comprendras pourquoi le friselis des chênes, spécialement perceptible et obsédant, a pu être pour les Anciens la voix de l’oracle. Tu écriras, et le grattement de ton ustensile sera l’un des bruits les plus paisibles sous le soleil. Il te ramènera aux cent villages et quartiers (le cinéma du Karst, le dancing du Karst, le juke-box du Karst) qui sont, quand la nuit tombe et que le ciel se couvre à nouveau, dans les solitures maintenant privées du moindre bruit, repérables aux lueurs circulaires ici et là sur le plafond de nuages. On t’y servira le pain blanc, le vin du Karst et ce jambon particulier où tu retrouves, avec toutes ses odeurs, le goût de ton chemin, du romarin de la bande centrale jusqu’aux baies de genièvre dans la savane, en passant par le thym au long des murs qui bordent les champs : en ce moment, tu n’as besoin de rien d’autre. Et un jour, dans le cours de tes années, tu seras parvenu à l’endroit où, tout en bas à l’horizon, la bande de brume ensoleillée sera la mer Adriatique ; tu sauras, familier des lieux, distinguer les cargos et les voiliers du golfe de Trieste des grues du chantier naval de Monfalcone, des châteaux de Miramare et de Duino et des coupoles de la basilique de San Giovanni sur le Timavo, et puis découvrir à tes pieds au fond de l’entonnoir de la doline, entre deux fragments de rochers, la barque très réelle, à moitié pourrie, à plusieurs sièges, avec sa rame, et te souvenir d’elle, partie pour le tout, en la nommant involontairement , tu es maintenant assez libre, l’ARCHE D’ALLIANCE.