Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Peter Handke, Hier en chemin

Ed. Verdier, trad. Olivier Le Lay.

Carnets, novembre 1987-juillet 1990

[9 févr. 1989 – vers le cloître d’Elne près de Perpignan]

Marcher jusqu’à se rendre méconnaissable ! (devise) ; marcher bien davantage ! (autre devise)

[…]

Hier à Perpignan : les spores de laurier-rose, éclats de bronze dans le soleil ; puis à Elne, à la descente du train, la grande esplanade vide de la gare, rien qu’un chariot à briques — un père venait chercher sa fille —, et, parmi tous les voyageurs descendus du train, nous ne fûmes que deux, une jeune femme et moi, à aller notre chemin en solitaire, fiers qu’on ne vint pas nous chercher ; et maintenant sur les hauteurs de Serrabone le vent et le schiste sombre des Pyrénées, et tout à l’heure comme j’avançais à flanc de montagne dans la forêt des chênes-lièges aux troncs pelés.

Le prieuré de Serrabona(e) : […]

[…] (Prades, des nuages pour la première fois depuis longtemps, 11 févr. 1989)

[…]

Hier en chemin vers la solitude de Serrabone : Par la marche j’ai remis d’aplomb mon cœur vacillant, et je le ferai encore aujourd’hui, et encore demain.

[…]

Bavasseurs, les voleurs de présent ; certains n’ont-ils pas en eux la plus petite trace, le plus petit instant de silence ? Demandez un peu à ces gens : « Connaissez-vous le silence ? Connaissez-vous seulement ce mot ? » Parfois je voudrais que la foudre du ciel s’abatte sur ces existences vouées au babil, tout occupées à festoyer, jacasser, rayonnantes d’indifférence, et qui mourront sans être châtiées

[…]

Partout ici dans les petits lieux des Pyrénées les bars et les cafés « des Variétés », « du Cinéma », quand il n’y a plus ni variété ni cinéma depuis très longtemps (Prades, Vernet, Villefranche) (12 févr. 1989, Vernet)

[…]

Droit vers Ur ! — En étudiant la carte : Il existe dans les Pyrénées sur les hauts plateaux de Cerdagne un lieu qui porte ce nom. Droit vers Ur en Cerdagne (que je me représente comme le Lungau autrichien, en plus noble naturellement, comme bien des choses inconnues)

[…]

Ces longues images rémanentes comme en avait Goethe, lequel des mois après avoir aperçu quelque chose voyait encore, les yeux fermés, la silhouette de celle-ci scintiller, tu ne les connaîtras jamais, pas même dans le grand âge ? : les peupliers sur le haut plateau de Cerdagne, maintenant, se répéteront-ils dans deux, trois décennies, avec cette aire enneigée dont ils sont le bord, ici, à mille cinq cents mètres au dessus du niveau de la mer, aujourd’hui, à Mont-Louis ? (où devant la fenêtre un homme, au lieu de marcher, progresse pas petits bonds — il fait si froid ici, au 14 février 1989)

[…]

« Les serpents de l’insomnie se tordaient toute la nuit à ses pieds » (ainsi La Perte de l’images ; Llo, Cerdagne, 15 février, nuit de tempête)

Hier : les premières scintillations de neige par la fenêtre de l’hôtel à Mont-Louis, au loin sur l’étendue vaste des hauts plateaux ; le jaune lumineux de l’herbe morte sur le chemin enfin silencieux, sans voitures ; j’ôte mon bonnet pour sentir la neige sur mon front, me faire une tête de neige bien froide, ferme, tout offerte au dehors, et sur ce chemin silencieux, le poids du sac à dos sur les épaules, j’ai pu, dans la marche, me dire alors : « Je suis là ! » […] puis soudain, après Saillagousse, la tempête sur le haut plateau ; et dans la tourmente je me détourne et me retourne sans cesse pour me protéger des grains de sable granitique et des granules de glace qui me fouettent le visage, je m’implante et m’enracine dans le sol contre l’ouragan, bien campé sur mes jambes ; de grandes bâches à foin sombres flottaient dans la poussière sur l’étendue sans arbres qui devance l’enclave de Llívia ; refuge dans le bar d’Estavar, le « Nice de la Cerdagne » (un hameau où des jeunes gens, sans doute là pour des leçons de ski, jouaient aux cartes, crépitement des feuilles, puissant-monotone, contre les vitres, une montagne de feuilles s’amoncelle, dune, derrère la saillie d’une façade, comme érigée là exprès, sinon la place du village parfaitement nette ; puis me voici avec la tête en tempête, tempête tout au profond du cerveau, et je pousse vers Llívia, les cabines téléphoniques de formes et de couleurs différentes, catalanes-espagnoles, les visiteurs français de l’enclave tels des usurpateurs, dans leurs gestes, leur démarche, leur langage surtout, parlant très fort, ignorant les locaux, les Catalans, tonitruant comme s’ils n’étaient pas là ; la colline du château étagée comme une ancienne mine ; puis dans la tempête retour vers l’Est, retour vers la France, à la frontière la guérite du douanier, vide, et dont la porte ouverte claquait ; la petite gare solitaire de Saillagousse, une faible lumière là-haut perçant toutefois les ténèbres environnantes ; chemin du retour vers Llo dans le clair de lune, comme la neige s’était remise à tomber, palpitation des flocons qui se fixaient sur moi, sans fondre, puis au cimetière du village aussi la porte qui claque.

[…]

Haut pays dans le soleil d’hiver : à main droite la prairie gelée, à main gauche le froissement d’un lézard

« À Ur je n’arriverai pas avant la nuit, / à Ur je n’arriverai que demain, / je ne me fais pas de soucis » (voilà ce qui dans l’enclave de Llívia, les pieds dans le ruisseau glacé, vient de me traverser l’esprit)

[… gare d’Enveitg] ce gros chien qui haletait et me suivit toute la soirée, et à qui je racontai le grand chasseur Orion et la constellation du Lièvre très nettement dessinée autrefois dans l’hémisphère sud, au pied du chasseur — le chien prêtait l’oreille (et maintenant en route, dehors à l’air libre ; Enveitg, Cerdagne, 17 fávrier 1989)

[…]

Dans le danger — comme maintenant tandis que je descends de l’ermitage de Belloc, par ce désert de glace et de neige, sans chemin — le récit en moi s’arrête, le passage, la transposition de tout ce que j’ai perçu à l’imparfait, cette façon de m’adresser ce faisant à « mes imaginaires », le récit spontané, permanent, comme souterrain en moi s’arrête, et le danger alors, une fois que je l’ai surmonté, n’est pas, du tout, contrairement à ce que je me figurais autrefois, dans l’enfance, quand je lisais, quelque chose qui est digne d’être raconté (Dorres, au bord des sources d’eau chaude sulfureuse)

Le « chaos de Targassonne », le désert de blocs de granit, ma destination d’aujourd’hui, maintenant sur le versant opposé, surmonté de la lune presque pleine : Ce chaos — lui que tu désirais si vivement —, tu ne peux pas le connaître ainsi, tu ne peux pas le contempler de l’extérieur, il faut que tu sois en plein dedans

Hier ce tumulte soudain, sur un champ en friche d’Enveigt […]

[…]

En chemin : les moments où j’ai un toit me déçoivent de plus en plus ; ne pas en avoir en revanche me semble de plus en plus accueillant (18 févr., Latour-de-Carol)

Hier le chemin vers Font-Romeu (= la fontaine du pélerin) tout là-haut : la station de ski aux tours et aux affûts de granit, ceux-ci toutefois si réaménagés, si incorporés désormais aux hôtels et aux chalets qu’ils paraissent transportés là comme artificiellement, déplacés dans lieu de villégiature en guise d’éléments de décoration ou de simple jouet ; puis malgé tout, après avoir longtemps erré et cherché, cet espace à demi souterrain, non indiqué, avec la font romeu, les béquilles des pélerins guéris là-bas contre le mur, de très grandes béquilles et certaines très petites aussi, une toute bleue, et ce petit lit de fer nu ; et je lavai mes yeux brûlants d’avoir tant marché et tant erré ; et sur le chemin du retour par le haut plateau la forêt d’hiver en feu, flammes immenses qui jaillissaient d’une mer de fumée, filaient vers le ciel, zébraient tout l’espace ; et enfin dans la lumière de la pleine lune la gare « internationale » silencieuse, des trains sur toutes les voies, tous vides (19 févr.)

[…]

[…] puis je traverse le ruisseau du nom de Err, les souliers dans la main, les pieds plongés dans l’eau glacée, effarouchant de grands poissons sombres […] dans le sous-bois, ce cheval sauvage noir qui dans le demi-jour, planté sur ses pattes courtes et fortes, m’observe et ne m’observe pas, simple mouvement des oreilles ; puis à mon arrivée à Saillagousse je suis presque épuisé, je nettoie mes souliers crottés face au pré dans la cour vide de l’école [… Err] le cimetière en ruine, sur une terrasse qui domine le village, pleine de restes d’ossements qui émergent du sol ici et là, disséminés aussi comme au hasard ; enfin le Haut Chemin qui court par le pays d’Err à Nahuja, village purement bâti de granit et de schiste, plusieurs fois sur ce chemin le train jaune des Pyrénées sinue, silencieux, dans les gorges marneuses rouges, dominical, sous la pleine lune qui se lève comme voilée à l’est (20 février 1989, Bourg-Madame, frontière de l’Espagne)