Paul Auster, Chronique d’hiver
Traduction : Pierre Furlan
(Éd. Actes Sud, 2013)
[p. 184]
Ça commence avec Keats [Poème This living hand, now warm and capable], mais à peine as-tu songé à Cette main vivante que te revient une anecdote qu’on t’a contée un jour sur James Joyce, sur Joyce à Paris dans les années 1920 : quelque part dans une fête il y a quatre-vingt-cinq ans, une femme vient le trouver et lui demande si elle peut serrer la main qui a écrit Ulyssse. Au lieu de lui tendre sa main droite, Joyce la lève au-dessus de sa tête, l’étudie quelques instants et dit : “Permettez-moi de vos rappeler, madame, que cette main a fait aussi bien d’autres choses.” Sans donner de détails, mais quel délicieux échantillon d’insinuations cochonnes, d’autant plus efficace qu’il laisse tout à l’imagination de la femme. Que voulait-il qu’elle voie ? Cette main quand il se torche le cul, sans doute, quand il se cure le nez, se masturbe au lit la nuit, quand il plonge ses doigts dans le con de Nora et lui triture le fion, quand il écrase des boutons, enlève des bouts de nourriture d’entre ses dents, s’arrache des poils des narines, extrait la cire de ses oreilles — que la femme remplisse les blancs voulus, le but étant de désigner ce qui sera le plus dégoûtant pour elle. Tes mains, bien évidemment, ont été employées de façon semblable, comme celles de tout un chacun, mais en général elles sont occupées à remplir des tâches qui exigent peu de réflexion, voire aucune. Ouvrir et fermer des portes, visser des ampoules dans des douilles, composer des numéros de téléphone, laver des assiettes, tourner des pages de livres, tenir ton stylo, brosser tes dents, sécher tes cheveux, plier des serviettes, sortir de l’argent de ton portefeuille, porter des sacs de provisions, passer ta carte de métro dans les portillons d’accès, pousser des boutons sur des machines, ramasser le journal sur les marches de l’entrée de la maison le matin, repousser les couvertures du lit, montrer ton billet au contrôleur du train, actionner la chasse des W-C, allumer tes petits cigares, écraser le bout des mêmes petits cigares dans un cendrier, mettre ton pantalon, ôter ton pantalon, nouer tes lacets, faire gicler de la crème à raser sur le bout de tes doigts, applaudir lors de représentations théâtrales ou de concerts, glisser des clés dans des serrures, te gratter le visage, te gratter le bras, te gratter les fesses, faire rouler des valises dans des aéroports, défaire des valises, suspendre tes chemises à des cintres, remonter la fermeture éclair de ta braguette, attacher ta ceinture, boutonner ta veste, faire un nœud à ta cravate, pianoter sur des tables, charger du papier dans ton fax, détacher des chèques de ton chéquier, ouvrir des boîtes de thé, allumer des lampes, les éteindre, tapoter ton oreiller pour lui donner du volume avant de te coucher. Ces mêmes mains ont parfois frappé des gens (comme indiqué précédemment), et trois ou quatre fois, lors de moments d’intense frustration, elles ont aussi envoyé des coups contre des murs. Elles ont jeté des assiettes par terre, laissé tomber des assiettes par terre et ramassé des assiettes par terre. Ta main droite a serré plus de mains que tu ne pourrais en compter, t’a mouché le nez, torché le cul et lancé plus d’au revoir qu’il n’y a de mots dans le plus volumineux des dictionnaires. Tes mains ont tenu le corps de tes enfants, les ont mouché et leur ont torché le cul, leur ont donné des bains, ont séché leurs pleurs et caressé leur visage. Elles ont tapoté le dos d’amis, de camarades de travail et de parents. Elles ont poussé et bousculé, aidé à se relever des gens qui étaient à terre, attrapé le bras de personnes sur le point de tomber, orienté le fauteuil roulant de ceux qui ne pouvaient pas marcher. Elles ont touché le corps de femmes habillées et de femmes nues. Elles ont descendu tout le long de la peau nue de ta femme et se sont glissées sur toutes les parties de son corps. C’est là qu’elles sont le plus heureuses, estimes-tu, qu’elles l’ont toujours été depuis le jour où tu l’as rencontrée, car, pour paraphraser un vers d’un poème de George Oppen, quelques-uns des plus beaux endroits du monde se trouvent sur le corps de ta femme.
[…]
[p. 246]
Pour faire ce que tu fais, il te faut marcher. Marcher, c’est ce qui attire les mots à toi, ce qui te permet d’entendre les rythmes des mots à mesure que tu les écris dans ta tête. Un pied en avant, puis l’autre, le double battement de tambour de ton cœur. Deux yeux, deux oreilles, deux bras, deux jambes, deux pieds. Ceci, puis cela. Cela, puis ceci. Écrire commence dans le corps, c’est la musique du corps, et même si les mots ont un sens, s’ils peuvent parfois en avoir un, c’est dans la musique des mots que commence ce sens. Tu t’assieds à ton bureau pour noter les mots, mais dans ta tête tu es encore en train de marcher, toujours en train de marcher, et ce que tu entends, c’est le rythme de ton cœur, le battement de ton cœur. Mandelstam : “Je me demande combien de paires de sandales Dante a usées en travaillant sur la Commedia.” L’écriture comme forme inférieure de la danse.