Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Peter Handke, Mon année dans la baie de personne

Ed. Gallimard, trad. Claude-Eusèbe Porcell.

I. Qui non ? Qui ?

[…]

Simplement : quel était le langage approprié à mon écriture ? Chaque fois que, jeune homme, rempli par ce vague désir, je m’asseyais pour le faire, je me voyais bloqué dès avant le premier caractère, et je m’apercevais que je n’avais pas de langage – de langage pour l’écriture. La plupart du temps, je m’éclipsais alors sans avoir rien fait, étourdi et muet, de la table ou de l’endroit quelconque où j’étais, et s’il m’arrivait malgré tout de mettre quelque chose sur le papier, c’était le même mot sur toute une page ou le balbutiement de simples syllabes. Etait-ce là le récit dont le clair-obscur m’avait ébloui juste avant ?

[…]

[…] L’images s’est transformée en un son, un son sans voix, que je suis le seul à pouvoir goûter, grâce auquel, je le pressens, quelque chose va commencer, continuer et durer, enfin sans détours, ni limitations, ni points d’interrogation, qui permettra à celui qui lira cela de lire sans sons, de voir sans images et de savourer sans saveurs.

II. Où non ? Où ? Et l’histoire de ma première métamorphose

1 Où non ? Où ?

[…]

[…] Les plats qui suivirent, présentés dans le même silence et sans que je les eusse commandés, sur des assiettes parfaitement ordinaires, étaient les classiques de la cuisine française, et semblaient cependant légèrement différents. Ils avaient quelque chose de plus, et je m’aperçus plus tard que ce quelque chose provenait justement d’un manque.

2 L’histoire de ma première métamorphose

[…]

Et puisque ce fut une chose aussi unique, je peux le dire : j’étais littéralement dans le temps, comme si le temps eût été mon lieu.

Souvent s’interposait aussi la pensée que personne n’avait encore vécu cela ; qu’avec moi commençait quelque chose de nouveau.

A la place du corps que j’avais oublié, je ressentais une sensualité, qui me plaisait dans la mesure où elle était là sans chercher à aller nulle part. Et puis je redevins à nouveau bizarrement conscient de mon corps, comme d’un tout, de la même manière que l’on prend conscience d’une partie isolée, une dent, une oreille, un pied, sous la forme d’une pesanteur néfaste, d’une insensibilité aussi, comme avant que n’éclate une fantastique douleur. En même temps que la liberté, je vécus quotidiennement une angoisse tout aussi nouvelle.

[…]

Je partis pour ce qu’on appelle le « chaos de Targassonne », un désert de rochers, pour m’y perdre ou, pourquoi pas ?, faire une chute. Mais je n’y parvins pas. Je ne me perdis pas, absolument pas, rien à faire.