Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Henri Béraud, Le martyre de l’obèse

VIII

Vous croyez, c’est certain, au plaisir de courir le monde. On vous a fait croire qu’il y a de l’autre côté de la mer et à l’autre bout des tunnels, quelque chose de merveilleux et d’attirant comme une peinture à demi effacée ou comme une musique que l’on entend mal. Vous le croyez, et vous croyez aussi probablement qu’il suffit de passer la douane pour vivre d’une autre vie. Les heureuses gens qui n’ont pas voyagé ressemblent aux pélerins d’autrefois, qui, posant le pied sur la terre étrangère, s’étonnaient d’y trouver des maisons semblables à leurs maisons et des champs où l’herbe croissait verte comme l’herbe de leur pays.

Heureux homme ! Ecoutez… Mais buvons d’abord.

 

Ne voyagez pas, monsieur, il ne faut pas voyager. Je sais que vous avez l’imagination vive. Mais seriez-vous plus inapte à former de beaux songes que ne l’est un ministre de l’Agriculture ou un ingénieur des poudres, je vous dirais encore : « Ne voyagez pas, conservez intacts, emportez dans votre tombe les tableaux ensoleillés tout pleins de coupoles, de ponts, de palais, de navires, de canaux, de cortèges et de fumées, qui s’éclairent devant vos paupières closes, quand vous prononcez le nom d’une cité lointaine et pleine de prestige… » J’en puis parler, moi, le ballon captif de l’amour balladeur, qui ai jeté l’ancre dans toutes les capitales ! Restez chez vous, laissez mentir qui vient de loin, et tenez pour sincère l’avis que vous donne le plus expérimenté des touristes.

[…]

Ah ! cette existence des grands hôtels, tous les halls construits de Stockholm à Ispahan par le même architecte et l’éclairage toujours le même sur les mêmes gueules de rastas, faites en séries, comme ces colonnes ces verrières et ces tables d’acajou !

XVIII

Il faut dire qu’elle se charge de m’ouvrir les yeux. Si j’étais tenté de mettre à profit cette connaissance que nous prétendons tous posséder de l’éternel féminin, elle aurait tôt fait de m’apprendre que l’outrecuidance d’un mari volage ne doit point servir nécessairement la présomption d’un amoureux fidèle.

Voilà bien des sentences… Pour parler net, je crois que, malgré l’apparence, je ferai sagement de ne m’y point frotter. Je me flatte de la connaître. Des années de camaraderie et nos anciennes confidences — du temps où je portais les chandelles du ménage — m’en ont appris sur elle plus que son mari n’en sût jamais. C’est une bonne fille assurément. Mais l’imprévu, quel qu’il soit, lui donne un sang-froid de vieux militaire. Je la crois tout à fait incapable de céder à une surprise. C’est justement pour cela qu’elle joue sans cesse avec le feu.