Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Julio Cortázar, Marelle

Ed. Gallimard, coll. « L’imaginaire », trad. Françoise Rosset.

83

On insinue que l’âme est une invention de l’homme chaque fois que l’on prend conscience de son corps en tant que parasite, un ver collé au moi. Il suffit de se sentir vivre (et non seulement vivre parce que c’est comme cela, un-état-somme-toute-confortable) pour que la partie la plus proche et la plus chère de mon corps, par exemple ma main droite, devienne brusquement un objet qui répond d’une façon répugnante à la double condition de ne pas être moi et d’être collé à moi.

J’avale ma soupe. Puis, au milieu d’une lecture, je pense : « La soupe est en moi, je l’ai dans ce sac que je ne verrai jamais : mon estomac. » Je le tâte du doigt et je sens le ballonnement, les remous de la nourriture là-dedans. C’est cela que je suis, un sac plein de nourriture.

L’âme surgit : « Non, moi, je ne suis pas cela. »

Alors qu’en réalité (soyons francs pour une fois)

si, je suis cela. Avec ce joli échappatoire pour les délicats : « Je suis aussi cela. » Ou à un degré au-dessus : « Je suis dans cela. »

Je lis The Waves, cette dentelle cinéraire, cette fable d’écume. A trente centimètres de mes yeux, une soupe remue lentement dans ma poche stomacale, du poil croît sur ma cuisse, un kyste sébacé grossit imperceptiblement dans mon dos.

A la fin de ce que Balzac eût appelé une orgie, un certain individu qui n’avait rien d’un métaphysicien m’a dit, croyant faire de l’esprit, que déféquer lui procurait une impression d’irréalité. Je me souviens de ses propres termes : « Tu te lèves, tu te retournes et tu regardes, et alors tu te dis : « Pas possible, c’est moi qui ai fait cela ? »

(Comme le vers de Lorca : « Il n’y a rien à faire, mon petit, vomis ! Il n’y a rien à faire. » Et Swift aussi, je crois, Swift, déjà fou : « Non, mais Célia, Célia, Célia, défèque ! »)

Une abondante littérature traite de la douleur physique considérée comme un aiguillon métaphysique. Quant à moi, toute douleur m’attaque avec une arme double : elle me fait ressentir mieux que jamais le divorce entre moi et mon corps (divorce intenté dans un but consolateur) et en même temps elle me rapproche de mon corps, me l’impose en tant que douleur. Je sens cette douleur plus mienne que le plaisir ou la simple cénesthésie. Elle est véritablement une lien. Si je savais dessiner, je montrerais dans une allégorie la douleur chassant l’âme du corps, mais mon dessin donnerait en même temps l’impression que tout est faux : simples apparences d’un complexe dont l’unité est de n’en point avoir.