Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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G.K. Chesterton, Le Club des métiers bizarres

Ed. Gallimard, coll. L’imaginaire, trad. K. Saint Clair Gray

Le pénible effondrement d’une grande réputation

L’énorme espace vide de North London filait à nos côtés et cette rapidité même nous en faisait mieux sentir l’immensité et la bassesse. C’était pour ainsi dire une infinité vile, une éternité misérable, et nous sentions toute la réelle horreur des quartiers pauvres de Londres, cette horreur si totalement incomprise et mal dépeinte par les romanciers à effet qui en font une affaire de rues étroites, de maisons malpropres, de criminels, de fous furieux et de repaires du vice. Dans une rue étroite, dans un repaire du vice, on ne s’attend pas à trouver de la civilisation ni de l’ordre. Tandis qu’ici, l’horreur venait du fait qu’il y avait de la civilisation, qu’il y avait de l’ordre, mais que la civilisation ne montrait que sa morbidité et l’ordre sa monotonie. Il ne viendrait à l’idée de personne, en traversant un quartier mal famé, de dire : « Je ne vois pas de statues, je n’aperçois pas de cathédrales. » Tandis que là, il y avait des édifices publics ; seulement c’étaient pour la plupart des asiles d’aliénés. Il y avait des statues, mais surtout des statues d’ingénieurs des chemins de fer et de philanthropes… deux sombres catégories d’hommes unis par leur commun mépris du peuple. Il y avait des églises, mais des églises de sectes obscures et instables, Agapemonites ou Irvingites. Et surtout, il y avait là de larges rues, de spacieux carrefours, des lignes de tramways, des hôpitaux, bref, tous les signes indéniables de la civilisation, mais, bien que, d’une certaine manière, l’on ne sût jamais ce que l’on allait voir à la minute suivante, il y avait une chose que l’on était sûr de ne pas voir… quelque chose de vraiment grand, de fondamental, de premier ordre, quelque chose, en un mot, que l’humanité eût adoré. Et, avec une exaspération indescriptible, nos pensées retournaient vers ces passages vraiment resserrés et tortueux, vers ces rues réellement misérables, vers ces vrais bouges situés autour de la Tamise et de la Cité, où reste au moins possible, à tout coin de rue, l’apparition foudroyante de la grande croix de la grande cathédrale de Wren.

« Mais il faut se rappeler toujours aussi, me dit Grant de son air grave et détaché, quand j’eus exposé ce point de vue, que la bassesse même de la vie dans ces endroits populeux et policés rend témoignage à la victoire de l’âme humaine. Je suis de votre avis. Je vous accorde qu’ils vivent dans quelque chose de pire que la barbarie… dans une civilisation de dixième ordre. Cependant, je suis pratiquement sûr que la majorité des gens d’ici sont de brave gens. Et être bon représente une aventure autrement violente et osée que de faire le tour du monde à la voile…

[…]

« Oui, mais après tout, dis-je, c’est de la pure imagination… c’est parfaitement absurde. Envisagez les faits eux-mêmes. C’est la première fois que vous apercevez cet homme…

— Les faits eux-mêmes ! s’écria-t-il avec une sorte de désespoir, les faits eux-mêmes ! Admettez-vous vraiment… êtes-vous encore si profondément enfoncé dans la superstition, vous accrochez-vous encore tellement à de sombres et préhistoriques autels que vous puissiez croire aux faits ? Ne vous fiez-vous pas à la première impression ?

— Ma foi ! dis-je, une première impression a des chances d’être un peu moins positive que des faits.

— Peuh ! dit-il. Qu’est-ce qui gouverne le monde, si ce n’est les premières impression ? Qu’y a-t-il de plus positif ? Mon ami, il se peut que la philosophie de ce bas monde soit fondée sur des faits… Les affaires s’y traitent d’après des impressions et des atmosphères spirituelles.