Léon Bloy, Histoires désobligeantes
IX – Terrible châtiment d’un dentiste
[…]
L’ivresse des premiers jours ne fut qu’un répit. Les fines cornes du croissant de la lune de miel des nouveaux époux n’avaient pas encore cessé de piquer l’azur, qu’il se produisit un germe de tribulation.
Alcibiade, un matin, découvrit le portrait du marchand de parapluies. Oh ! une simple photographie qu’Antoinette avait innocemment acceptée de lui lorsqu’elle se croyait à la veille de l’épouser.
Le dentiste outré de fureur la mit en pièce aussitôt sous les yeux de sa femme que cette violence révolta, bien que la relique ne lui parût pas fort précieuse.
Mais en même temps, – parce qu’il est impossible de détruire quoi que ce soit, – l’image hostile qui n’existait auparavant sur le papier que comme le reflet visible de l’un des fragments de l’indiscernable Cliché photographique dont l’univers est enveloppé, s’alla fixer dans la mémoire soudainement impressionnée de Mme Gerbillon.
Hantée, dès lors, par ce défunt dont le souvenir lui étaiti devenu presque indifférent, elle ne vit plus que lui, le vit sans cesse, le respira, l’exhala par tous ses pores, en satura par tous ses effluves son triste mari qui fut, à son tour, surpris et désespéré de toujours trouver ce cadavre entre elle et lui.
[…]
XVIII – Le téléphone de Calypso
J’ouvre ici une parenthèse, complètement inutile d’ailleurs, pour déclarer que le téléphone est une de mes haines.
Je prétends qu’il est immoral de se parler de si loin, et que l’instrument susdit est une mécanique infernale.
Il est bien entendu que je ne puis alléguer aucune preuve de l’origine ténébreuse de cet allonge-voix et que je suis incapable de documenter mon affirmation. Mais j’en appelle aux gens de bonne foi et d’esprit ferme qui en ont usé.
Le bruissement de larve qui précède l’entretien n’est-il pas comme un avertissement qu’on va pénétrer dans quelque confins réservé où la terreur, peut-être, surabonde… si on savait ?
Et l’horrible déformation des sons humains qu’on croirait étirés sous un laminoir, qui ont l’air de n’arriver à l’oreille qu’à force de se distendre monstrueusement, n’est-elle pas aussi quelque chose d’un peu panique ?
Il y a peu de jours, un vieux garçon de bains scientifiques, appointé spécialement pour le massage des découvertes utiles, au hammam d’un puissant journal, célébrait la gloire d’une usine anglaise qui venait d’exterminer l’Ecriture.
Il paraît qu’une lumineuse machine va destituer la main des hommes qui n’auront plus du tout besoin d’écrire, et le fantoche invitait naturellement plusieurs peuples à se réjouir d’un tel progrès.
J’imagine que le téléphone est un attentat plus grave, puisqu’il avilit la Parole même.