Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune
Ed. Plon
Première partie
Chap. 1
[…]
Telle colonie d’imbéciles solidement fixée à son terroir natal, ainsi qu’un banc de moules au rocher, peut passer pour inoffensive et même fournir à l’État, à l’industrie un matériel précieux.
[…] Vous n’aurez pas raison des imbéciles par le fer ou par le feu. Car je répète qu’ils n’ont inventé ni le fer, ni le feu, ni les gaz, mais ils utilisent parfaitement tout ce qui les dispense du seul effort dont ils sont réellement incapables, celui de penser par eux-mêmes. Ils aimeront mieux tuer que penser, voilà le malheur ! Et justement vous les fournissez de mécaniques ! La mécanique est faite pour eux. En attendant la machine à penser qu’ils attendent, qu’ils exigent, qui va venir, il se contenteront très bien de la machine à tuer, elle leur va même comme un gant. Nous avons industrialisé la guerre pour la mettre à leur portée. Elle est à leur portée, en effet.
[…] Il est certain qu’un patron verrier qui, au temps de M. Guizot, et si l’on s’en rapporte à d’irrécusables statistiques, décimait systématiquement, pour les besoins de son commerce, des arrondissements entiers devait avoir, comme chacun de nous, ses crises de dépression. On a beau se serrer le cou dans une cravate de satin, porter à la boutonnière une rosette large comme une soucoupe et dîner aux Tuileries, n’importe ! il y a des jours où on se sent de l’âme. Oh ! bien entendu, les arrière-petits-fils de ces gens-là sont aujourd’hui des garçons très bien, du modèle en cours, nets, sportifs, plus ou moins apparentés. Beaucoup d’entre eux se proclament royalistes et parlent des écus de l’aïeul avec le mouvement de menton vainqueur d’un descendant de Godefroy de Bouillon affirmant ses droits sur le royaume de Jérusalem. Sacrés petits farceurs ! Leur excuse est celle-ci : le sens social leur manque. De qui l’auraient-ils hérité ? Les crimes de l’or ont d’ailleurs un caractère abstrait. Ou peut-être y a-t-il une vertu de l’or ? Les victimes de l’or encombrent l’histoire, mais leurs restes ne dégagent aucune odeur.
[…] L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïste, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur.
[…] Certaines contradictions de l’histoire moderne se sont éclairées à mes yeux dès que j’ai bien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurs crève les yeux : l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible.
[…] J’ignore s’il existe un Pays Réel, comme les docteurs qui vous ensemencent cherchent à le faire croire. Mais il existe, à coup sûr, une fortune réelle de la France. Cette fortune réelle devrait assurer notre crédit. Or, vous savez parfaitement qu’il n’en est rien. Cinquante milliards divisés en pièces de cent sous et qui reposent au fond des bas de laine sont absolument impuissants à balancer l’influence d’un seul milliard rapidement mobilisable, et qui manœuvre les changes selon les principes de la guerre napoléonienne. « Qu’importe le nombre des régiments que l’ennemi vous oppose, pourvu que vous vous trouviez toujours le plus fort là où il est le plus faible ? » Et si les écus de cinq livres sont d’une mobilisation difficile, que dire des champs, des forêts ?
[…] Le monde est au Risque. Il y a là de quoi faire éclater de rire les Sages dont la morale est celle de l’épargne. Mais s’ils ne risquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque des autres. Il arrive aussi, grâce à Dieu, qu’ils en meurent. Tel ingénieur obscur décide brusquement, à l’ahurissement de ses proches, qu’il fabriquera désormais un oiseau mécanique, tel coureur cycliste, à l’heure du vermouth, parie de piloter une si curieuse machine, et il ne faut pas plus de trente ans pour que les Épargnants reçoivent sur la tête, tombant du ciel, des bombes de mille kilos. Le Monde est au Risque. Le Monde sera demain à qui risquera le plus, prendra le plus fermement son risque.
[…]
L’antiquité a connu les Riches. Beaucoup d’hommes y ont souffert d’une injuste répartition des biens, de l’égoïsme, de la rapacité, de l’orgueil des Riches, bien qu’on ne pense pas assez peut-être à ces milliers de laboureurs, pâtres, bergers, pêcheurs ou chasseurs auxquels la médiocrité des moyens de communication permettait de vivre pauvres et libres dans leurs solitudes inaccessibles. Qu’on réfléchisse à ce fait immense : les écumeurs étaient alors fonctionnaires, ils devaient humblement prendre leur tour derrière le général conquérant, faire leur profit du butin laissé par les militaires — et Dieu sait ce qu’étaient les militaires de Rome, avant que les peuples nobles d’Occident aient fourni à cette tribu de boucs constructeurs et juristes de véritables chefs de guerre, des soldats. Bref, en ces temps lointains les hommes d’argent exploitaient le monde au hasard d’expéditions fructueuses, ils ne l’organisaient pas. Qu’ont de commun entre eux, je vous le demande, les pirates plus ou moins consulaires, acharnés à remplir vivement leurs coffres, puis revenant jouir de ces biens mal acquis, finissant par crever de débauche, et tel milliardaire puritain, mélancolique et dyspeptique, capable de faire osciller d’un clin d’œil, d’une signature tracée avec un stylo de cent vingt francs, l’immense fardeau de la misère universelle ? Que dire ? Un traitant du dix-huitième siècle eût été bien incapable d’imaginer ce dernier type d’homme, il lui eût paru absurde, et il l’est en effet, il est le produit hybride, maintenant fixé, de plusieurs espèces très différentes. Vous allez répétant comme des perroquets qu’il est issu de la civilisation capitaliste. Non pas, c’est lui qui l’a faite.