Thomas Bernhard Le neveu de Wittgenstein
Ed. Gallimard, traduction Jean-Claude Hemery
Quand je suis à la campagne, et que je n’ai aucune sorte de stimulation, ma pensée s’étiole, parce que toute ma tête s’étiole, à la ville on ne fait pas cette expérience catastrophique. Les gens qui quittent une grande ville et qui veulent maintenir leur niveau intellectuel à la campagne, comme disait Paul, doivent être doté d’un énorme potentiel, et donc d’une incroyable réserve de substance cérébrale, mais eux aussi, à plus ou moins long délai, finissent par stagner et s’étioler, et la plupart du temps, quand ils prennent conscience de ce processus d’étiolement, il est déjà trop tard pour ce qu’ils veulent entreprendre, ils se ratatinent inéluctablement, et, quoi qu’ils fassent alors, cela ne leur sert plus à rien. C’est pourquoi pendant toutes ces années qu’a duré mon amitié avec Paul, j’ai pris l’habitude de mon rythme vital d’alternance entre la ville et la campagne, et j’ai bien l’intention de garder ce rythme jusqu’à la fin de mes jours, tous les quinze jours au moins à Vienne, tous les quinze jours au moins à la campagne. Car aussi vite que la tête se remplisse à ras bord à Vienne, aussi vite elle se vide à la campagne, et, en vérité, elle se retrouve aussi rapidement vidée à la campagne que remplie à ras bord à la ville, car la campagne est dans tous les cas beaucoup plus impitoyable pour la tête et ses intérêts que la ville, et j’entends la grande ville, ne pourra jamais l’être. A un être doué d’esprit la campagne prend tout et ne donne (presque) rien, alors que la grande ville ne cesse de donner, encore faut-il le voir, et, forcément, le sentir, mais rares sont ceux qui le voient, et ils ne sentent pas davantage : ils sont attirés d’une manière odieusement sentimentale par la campagne, où, dans tous les cas, ils sont intellectuellement vidés en un rien de temps, et même pompés à mort, et, pour finir, définitivement ruinés. A la campagne, l’esprit ne peut jamais s’épanouir, seulement à la ville, mais aujourd’hui les gens fuient la ville pour la campagne, parce qu’au fond il tiennent trop à leurs aises pour faire usage de leur tête, qui est, naturellement, radicalement mise à l’épreuve à la ville, c’est la vérité, et ils aiment mieux se perdre dans la nature que, dans leur aveuglement borné, ils admirent sentimentalement sans la connaître, que profiter des immenses avantages qu’offre la grande ville, et surtout la grande ville d’aujourd’hui, avantages qui ne font que croître, et se multiplier, merveilleusement avec le temps et l’histoire — mais ils ne seraient sans doute pas capables d’en profiter. Je connais la mortelle campagne et je la fuis tant que je peux, au prix d’avoir à vivre dans une grande ville, dont, finalement, le nom importe peu, et qui peut être aussi laide qu’elle veut, elle vaudra toujours pour moi cent fois mieux que la campagne. Depuis toujours je maudis mes poumons malades qui m’interdisent de vivre en permanence à la ville, ce qui me conviendrait le mieux.