Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Thomas Bernhard, Extinction

Ed. Gallimard — Trad. Gilberte Lambrichs [Coll. Folio, n. 3216]

I – Le télégramme

[(p. 74) …] Cela simplement à titre d’exemple des monstruosités de miens qui, lorsque j’y réfléchis, n’ont guère connu les mots honte, sensibilité, égards. Et qui n’ont jamais éprouvé le moindre besoin de se corriger, qui déjà depuis des décennies, se sont figés et s’en sont montrés satisfaits. Alors que moi j’ai toujours tout mis en œuvre pour me corriger, pour absorber et attirer à moi tout ce que je pouvais absorber et attirer à moi, eux n’avaient pas entrepris le moindre effort en ce sens. De même que la plupart des diplômés, à la fin de leurs études universitaires, croient en avoir fait assez pour la vie et ne plus devoir s’efforcer de développer leurs connaissances, leur savoir et leur caractère, puisqu’ils croient avoir déjà atteint l’apogée de leur existence, comme par exemple la plupart des médecins que je connais, les miens, après avoir achevé le lycée, les soi-disant humanités, n’ont plus fait aucun effort et ont campé sur ces positions parfaitement insatisfaisantes en vérité. Pourtant c’est une attitude déplaisante que de croire que l’enrichissement de l’esprit n’est plus nécessaire, qu’un élargissement des connaissances quelles qu’elles soient, est superflu, qu’une formation poursuivie du caractère est une perte de temps. En quittant le lycée, ils ont très tôt cessé d’élargir leurs connaissances et de former leur caractère, avant même leur vingtième année ils ont donc renoncé au travail sur soi et se sont contentés de leur acquis, avec une suffisance grossière. Alors que mon oncle Georg, par exemple, s’est employé toute sa vie à élargir ses connaissances, à fortifier son caractère, à exploiter entièrement ses possibilités jusqu’à l’extrême, eux n’avaient pas eu la moindre tendance à le faire, en un temps où ils n’avaient même pas atteint le niveau le plus élémentaire de leur développement. Déjà vers la vingtième année ils avaient renoncé, je dois le dire, n’avaient plus rien laissé pénétrer en eux, ne s’étaient plus donné aucune peine, avaient reculé devant le moindre effort pour s’améliorer. Pourtant il va de soi qu’on élargisse ses connaissances, qu’on forme et fortifie son caractère tant qu’on est en vie. Car celui qui cesse d’élargir ses connaissances et de fortifier son caractère, c’est-à-dire de travailller sur soi afin de tirer de soi le meilleur parti possible, a cessé de vivre, et vers vingt ans ils avaient déjà tous cessé de vivre et dès lors ils n’ont plus fait que végéter, je dois le dire, dégoûtés d’eux-mêmes, naturellement. Ils n’ont, je le pense, engendré que tous les cent ans un homme comme mon oncle, un caractère si extraordinaire qu’ils ont poursuivi de leur hargne et de leur haine, tant qu’il a vécu. En contemplant les photographies qui les montrent, je me dis qu’ils auraient pu tirer beaucoup de choses d’eux-mêmes et peut-être ce qu’il y a de plus grand, et qu’ils n’ont tout de même rien tiré d’eux-mêmes par pure indolence. Ils se sont contentés du train-train quotidien, qui n’exigeait pas davantage d’eux que la stupidité traditionnelle qu’ils avaient de naissance. Ils n’ont rien mis en jeu, il n’ont rien risqué, dès leurs plus jeunes années, ils se sont, comme on dit, laissé tomber. Ils n’ont jamais usé des possibilités qu’ils ont toujours eues, sans aucun doute, comme tout le monde.

II – Le testament

[(p. 322) …] Nous nous réjouissons de voir quelqu’un que nous connaissons plus ou moins depuis le début de notre propre vie, nous lui serrons la main, mais nous voyons tout de suite qu’il n’est devenu qu’un imbécile, ai-je pensé. Et les jeunes sont encore plus bêtes que les vieux, qui, la plupart du temps, sont tout au moins grotesques. Nous vivons toujours dans l’erreur que, de même que nous avons évolué, peu importe dans quel sens, les autres évoluent aussi, mais c’est là une erreur, la plupart se sont arrêtés et n’ont absolument pas évolué, ni dans un sens ni dans l’autre, ils ne sont devenus ni meilleurs ni pires, ils sont seulement devenus vieux et, par là, inintéressants au plus haut point. Nous croyons que nous allons être surpris de l’évolution de quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis longtemps, mais lorsque nous le revoyons, nous ne sommes tout de même surpris que de ce qu’il n’a absolument pas évolué, qu’il a seulement vingt ans de plus et qu’au lieu d’être bien bâti, il a à présent une grosse bedaine et de grosses bagues de mauvais goût à ses doigts boudinés qui jadis nous semblaient très beaux. Nous croyons que nous pourrons parler d’un tas de choses avec l’un ou avec l’autre et nous constatons qu’avec eux tous nous ne pouvons parler de rien du tout. Nous sommes là et nous nous demandons pourquoi, et nous ne trouvons rien à dire sinon qu’il fait un temps comme ci ou comme ça, que la crise politique est comme ci ou comme ça, que le socialisme montre à présent son vrai visage, et ainsi de suite. Nous croyons que l’ami d’autrefois est aussi l’ami d’aujourd’hui, mais nous voyons aussitôt notre terrible erreur, très souvent carrément funeste. Avec cette femme-ci tu peux parler de peinture, avec celle-là de poésie, penses-tu, mais ensuite tu es obligé de reconnaître que tu t’es trompé, l’une n’en sait pas plus sur la peinture que l’autre sur la poésie, toutes deux n’ont en réserve que leur bavardage sur la cuisine, comment on fait la soupe de pommes de terre à Vienne et comment on la fait à Innsbruck et combien coûte une paire de chaussures à Merano et la même à Padoue. Tu pourrais si bien parler de mathématiques avec l’un, penses-tu, si bien d’architecture avec l’autre, mais tu constates que la mathématique de l’un, l’architectonique de l’autre se sont embourbées il y a vingt ans dans le marécage de l’adolescence. Tu ne trouves plus de repères, plus de point d’appui, et dès lors tu les choques sans qu’ils sachent pourquoi. Tout d’un coup tu n’es plus rien que celui que choque, qui les choque continuellement.

[(p. 534) …] Tout à coup ses propos m’ont écœuré, que je ne connaissais que trop bien, mais dont jamais auparavant, je n'avais eu aussi nettement le sentiment qu’ils étaient écœurants. après avoir mangé le rôti, après l’histoire de l’Etna, ai-je pensé, il a dit aussi que notre mère était venue le voir pour la dernière fois à son bureau, malheureuse et en larmes, selon ses propres termes. Elle était venue me voir à Rome malheureuse et en larmes, a-t-il dit, cherchant une aide auprès de moi. Aujourd’hui encore il ne connaissait pas la raison de son désespoir. Il voulait savoir si la raison de ce désespoir de notre mère nous était connue. Quelque chose qui avait trait à notre père, a-t-il dit. Quelque chose qui l’affligeait, lui, notre père, à propos de Wolfsegg. Elle, notre mère, s’était toujours fait de très grands soucis au sujet de Wolfsegg, les plus grands au sujet de ses enfants, de nous. Avec personne il n’avait pu mieux parler qu’avec notre mère, qui savait d’ailleurs bien écouter, elle était tout le contraire, ai-je pensé, notre mère n’a jamais su écouter, a toujours interrompu tout le monde, n’a jamais laissé quelqu’un exprimer quoi que ce soit, a toujours détruit toute conversation dès le début. Elle ne supportait pas les conversations. Elle ne laissait se développer aucune conversation, ai-je pensé. Avec le plus grand manque de scrupules elle accaparait la scène, bousillait n’importe quelle conversation, de plus, lorsqu’il s’agissait d’une conversation sur ce qu’on appelle les choses de l’esprit, plus élevée en quelque sorte, cela elle ne le supportait pas et le cassait plus ou moins par sa bêtise. Elle était notre casseuse de conversation, ai-je pensé. Nous en souffrions tous. Spadolini a tracé avec impudence son portrait de la mère, ai-je pensé, comme en dessinent ceux qui restent, afin de se placer sous un bon jour. Il a dit qu’elle écoutait Mahler comme un ange, alors qu’elle s’ennuyait mortellement à tous les concerts, peu importe ce qu’on y jouait, son visage s’éclairait uniquement lorsque c’étaient les choses les plus superficielles, ai-je pensé. uniquement lorsque c’était le livre le plus superficiel elle en lisait quelques page, jamais plus, car elle abhorrait plus que tout la lecture. En toutes choses elle faisait semblant, et tirait tout à elle, ai-je pensé, sans tenir compte de rien elle faussait tout et en même temps le dégradait, elle n’avait pas le moindre respect pour les productions de l’esprit, ai-je pensé. C’est pourquoi elle détestait mon oncle Georg, c’est pour cette raison qu’elle me détestait, qu’elle détestait tout ce qui touche à l’esprit, ai-je pensé.