Thomas Bernhard, Maîtres anciens
Ed. Gallimard — Trad. Gilberte Lambrich [Coll. Folio, n. 2276, 254p.]
[p. 197]… Mais naturellement cela me calme lorsque je discute de tout cela avec vous et particulièrement de ces abominations et de ces scandales politiques, tous les matins je me dis, comme c’est bien que j’aie l’Ambassador pour pouvoir discuter avec vous et, naturellement pas uniquement à propos des scandales et abominations, car il y a bien évidemment autre chose aussi, quelque chose de plus réjouissant, la musique, par exemple, voilà ce qu’a dit Reger. Tant que j’aurai encore envie de parler de la sonate La tempête ou de L’art de la fugue, tant que j’en aurai envie, je ne renoncerai pas, a dit Reger. C’est tout de même la musique qui me sauve toujours, le fait que la musique vit encore en moi, et elle vit tout de même en moi comme au premier jour, voilà ce qu’a dit Reger. Par la musique sauvé chaque jour à nouveau de toutes ces abominations et de ces choses odieuses, a-t-il dit, c’est cela, par la musique redevenir tout de même tous les matins, un être qui pense et qui sent, comprenez-vous ! a-t-il dit. Hé oui, a dit Reger, même si nous le maudissons et même si, parfois, il nous paraît complètement superflu et si nous sommes obligés de dire qu’il ne vaut tout de même rien, l’art, lorsque nous regardons ici les tableaux de ces soi-disants maîtres anciens, qui très souvent et naturellement avec les années nous paraissent de plus en plus profondément inutiles et vains, et de plus, rien d’autre que des tentatives impuissantes pour s’établir habilement sur la terre entière, tout de même rien d’autre ne sauve les gens comme nous que justement cet art maudit et satané et souvent répugnant et fatal, voilà ce qu’a dit Reger.
[p. 226]… Curieusement, la génération actuelle ne pose plus à la musique ces exigences les plus hautes qu’on posait encore à la musique il y a quinze ou vingt ans. Cela tient à cela, qu’écouter de la musique est devenu, par la technique, une banalité quotidienne. Ecouter de la musique n’a plus rien d’exceptionnel, aujourd’hui vous entendez de la musique partout, où que vous vous trouviez vous êtes positivement obligé d’entendre de la musique, dans tous les magasins, dans toutes les salles d’attente de médecins, dans toutes les rues, aujourd’hui vous ne pouvez plus du tout échapper à la musique, vous voulez la fuir mais vous ne pouvez pas la fuir, notre époque vit toute entière avec accompagnement musical, c’est là la catastrophe, c’est l’invasion de la musique totale, partout, entre le pôle Nord et le pôle Sud, vous êtes forcé d’entendre, que ce soit en ville ou à la campagne, en mer ou dans le désert, voilà ce qu’a dit Reger. Les gens sont quotidiennement gavés de musique, depuis si longtemps déjà qu’ils ont déjà perdu depuis longtemps tout sentiment pour la musique. Naturellement, cette situation épouvantable a aussi une répercussion sur les concerts que vous entendez aujourd’hui, il n’y a plus rien d’extraordinaire car toute la musique dans le monde entier est extraordinaire et lorsque tout est extraordinaire il n’y a naturellement plus rien d’extraordinaire, alors c’est franchement touchant, voilà ce qu’a dit Reger, lorsque quelques virtuoses ridicules se donnent encore la peine d’être extraordinaires, ils ne le sont plus, car il ne peuvent plus l’être. Le monde est entièrement imprégné de musique totale, a dit Reger, c’est là le malheur, à chaque coin de rue vous entendez de la musique extraordinaire et parfaite dans une mesure telle qu’à vrai dire vous devriez depuis longtemps vous boucher tous les conduits auditifs pour ne pas devenir fou. Les hommes d’aujourd’hui, parce-qu’ils n’ont plus rien d’autre, souffrent d’une consommation musicale morbide, voilà ce qu’a dit Reger, cette consommation musicale, l’industrie, qui dirige les hommmes aujourd’hui, la poussera jusqu’au point où elle aura détruit tous les hommes ; on parle tant aujourd’hui des déchets et de la chimie qui détruirait tout, mais la musique détruit encore plus que les déchets et la chimie, c’est la musique qui, pour finir, détruira totalement tout ce qui existe, je vous le dis. D’abord les conduits auditifs des hommes seront détruits par l’industrie musicale, et ensuite, en conséquence logique, les hommes eux-même, voilà la vérité, voilà ce qu’a dit Reger. L’homme totalement anéanti par l’industrie musicale, je le vois déjà, a dit Reger, ces masses de victimes de l’industrie musicale qui finalement peuplent les continents de leur puanteur de cadavres musicaux, mon cher Atzbacher, l’industrie musicale aura un jour les hommes sur la conscience, aura finalement avec la plus grande probabilité, l’humanité entière sur la conscience, pas seulement la chimie et les déchets, je vous le dis. L’industrie musicale est l’assassin des hommes, l’industrie musicale est le véritable massacreur de l’humanité qui, si l’industrie musicale continue à faire ce qu’elle a fait jusqu’à présent, d’ici quelques décennies n’aura plus une seule chance, mon cher Atzbacher, voilà ce qu’a dit Reger, avec irritation. Bientôt, un homme doté d’une ouïe sensible ne pourra même plus aller dans la rue ; entrez donc dans un café, entrez dans une auberge, entrez dans un magasin, partout, que vous le vouliez ou non, vous êtes obligé d’entendre de la musique, et que vous preniez le train ou l’avion, aujourdhui la musique vous poursuit partout. Cette musique ininterrompue est la chose la plus brutale que l’humanité actuelle ait à supporter et à endurer, voilà ce qu’a dit Reger. Du matin jusque dans la nuit, on gave l’humanité de Mozart et de Beethoven, de Bach et de Haendel, a dit Reger. Vous pouvez aller n’importe où, vous n’échappez pas à ce supplice. C’est tout bonnement un miracle qu’on n’entende pas, par-dessus le marché, de la musique ininterrompue dans le Musée d’art ancien, il ne manquerait plus que ça…
[p. 244]…et il a dit, l’homme actuel est l’homme sans défense, l’être humain sans protection, nous avons aujourd’hui un homme totalement sans défense et totalement sans protection, il n’y a pas plus d’une décennie, les gens se sentaient encore tant soit peu protégés, mais aujourd’hui ils sont livrés à l’absence totale de protection, a dit Reger, il n’y a plus de cachette, c’est cela qui est terrible, voilà ce qu’a dit Reger, tout est devenu totalement transparent et, dès lors, totalement dépourvu de protection ; cela veut dire qu’aujourd’hui, il n’y a plus aucune possibilité de fuite, aujourd’hui, partout, où qu’ils soient, les hommes sont traqués et tracassés et ils fuient et ils se sauvent et ils ne trouvent plus un trou où se réfugier, à moins de se jeter dans la mort, c’est un fait, voilà ce qu’a dit Reger, c’est cela qui est inquiétant, car le monde n’est plus un monde familier, ce n’est plus qu’un monde inquiétant. Vous devez vous accomoder de ce monde inquiétant, Atzbacher, que vous le vouliez ou non, vous êtes livré pieds et poings liés à ce monde inquiétant et si on essaie de vous convaincre qu’il n’en est pas ainsi, alors on essaie de vous convaincre d’un mensonge, ce mensonge actuel dont on vous rebat constamment les oreilles, dans lequel se sont spécialisés avant tout les politiciens et les bavards politiques, voilà ce qu’a dit Reger. Le monde n’est qu’un seul phénomène inquiétant, aucun être humain n’y trouve plus de protection, pas un seul, voilà ce qu’a dit Reger à l’Ambassador…