Benjamin Constant, Adolphe
II
J’avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : « Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir ! »
L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.
Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi ; je ne voyais personne qui m’inspirât de l’amour, personne qui me parût susceptible d’en prendre ; j’interrogeais mon cœur et mes goûts : je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P**, homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré dans plusieurs occasions un caractère distingué. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit ; sa mère était allée chercher un asile en France, et y avait mené sa fille, qu’elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet.
III
Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu’il vient d’obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoit qu’il pourra s’en détacher ! Une femme que son cœur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore après qu’elle se fût donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. L’air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançais au-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, du bienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.
VII
Le jour s’affaiblissait : le ciel était serein ; la campagne devenait déserte ; les travaux des hommes avaient cessé, ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m’environnait et qui n’était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon agitation un sentiment plus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je n’apercevais plus les limites, et qui par là même me donnait, en quelque sorte, la sensation de l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis longtemps : sans cesse absorbé dans des réflexions toujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation, j’étais devenu étranger à toute idée générale ; je ne m’occupais que d’Ellénore et de moi ; d’Ellénore qui ne m’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue, de moi, pour qui je n’avais plus aucune estime. Je m’étais rapetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage, mécontent et humilié ; je me sus bon gré de renaître à des pensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m’oublier moi-même, pour me livrer à des méditations désintéressées : mon âme semblait se relever d’une dégradation longue et honteuse.
La nuit presque entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard ; je parcourus des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps, j’apercevais dans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l’obscurité. « Là, me disais-je, là, peut-être, quelque infortuné s’agite sous la douleur, ou lutte contre la mort ; mystère inexplicable dont une expérience journalière paraît n’avoir pas encore convaincu les hommes ; terme assuré qui ne nous console ni ne nous apaise, objet d’une insouciance habituelle et d’un effroi passager ! Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette inconséquence insensée ! Je me révolte contre la vie, comme si la vie devait ne pas finir ! Je répands du malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables que le temps viendra bientôt m’arracher ! Ah ! renonçons à ces efforts inutiles ; jouissons de voir ce temps s’écouler, mes jours se précipiter les uns sur les autres ; demeurons immobile, spectateur indifférent d’une existence à demi passée ; qu’on s’en empare, qu’on la déchire, on n’en prolongera pas la durée ! vaut-il la peine de la disputer ? »
Réponse (de l'éditeur)
La grande question dans la vie, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait. Je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique ; je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s’en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n’est point dans ses alentours, mais qu’il est en elle. J’aurais deviné qu’Adolphe a été puni de son caractère par son caractère même, qu’il n’a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile, qu’il a consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans autre force que l’irritation ; j’aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous ne m’auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails, dont j’ignore encore si je ferai quelque usage. Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout ; c’est en vain qu’on brise avec les objets et les êtres extérieurs ; on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation, mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer ; et comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.