Senancour, Oberman
Lettre XLIV
Rien ne peut être anéanti. Non : un être, un corpuscule n’est pas anéanti ; mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que l’âme de l’homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. Mais si l’idée de cette félicité céleste a quelque-chose de céleste elle-même, cela ne prouve point qu’elle ne soit pas un rêve. Ce dogme est beau et consolant sans doute ; mais ce que j’y vois de beau, ce que j’y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donnera pas même l’espérance de le croire. Quand un sophiste s’avisera de me dire que si je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce tems des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours jeune, possédant tout ce qu’il faut au bonheur, puissant pour faire le bien, et dans une sorte d’impuissance de vouloir aucun mal ; ce songe flattera sans doute mon imagination, j’en regretterai peut-être les promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.
En vain il m’objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S’il me promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, cela ne serait pas en mon pouvoir. S’il me disait ensuite : à la vérité, je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes ; mais ne les avertissez point, car c’est pour les consoler ; ne pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent et souffent dans une même incertitude, quelques cent millions d’immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillans ou imbécilles, trompés ou atroces, nul n’a encore prouvé que ce fût un devoir de dire ce qu’on croit consolant, et de taire ce que l’on croit vrai.
[…]
Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n’y vois pas une grande preuve d’origine divine. Tous les genres de fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de sang froid.