D.A.F. de Sade (1740-1814) Français, encore un effort… (suite)
Invincibles dans votre intérieur et modèles de tous les peuples par votre police et vos bonnes lois, il ne sera pas un gouvernement dans le monde qui ne travaille à vous imiter, pas un seul qui ne s’honore de votre alliance ; mais si, pour le vain honneur de porter vos principes au loin, vous abandonnez le soin de votre propre félicité, le despotisme qui n’est qu’endormi renaîtra, des dissensions intestines vous déchireront, vous aurez épuisé vos finances et vos achats, et tout cela pour revenir baiser les fers que vous imposent les tyrans qui vous auront subjugués pendant votre absence. Tout ce que vous désirez peut se faire sans qu’il soit besoin de quitter vos foyers ; que les autres peuples vous voient heureux, et ils courront au bonheur par la même route que vous leur aurez tracée.
Eu, à Dolmancé : Voilà ce qui s’appelle un écrit très sage, et tellement dans vos principes, au moins sur beaucoup d’objets, que je serais tentée de vous en croire l’auteur.
D : Il est bien certain que je pense une partie de ces réflexions, et mes discours, qui vous l’ont prouvé, donnent même à la lecture que nous venons de faire l’apparence d’une répétition…
Eu, coupant : Je ne m’en suis pas aperçue ; on ne saurait trop dire les bonnes choses ; je trouve cependant quelques-uns de ces principes un peu dangereux.
D : Il n’y a de dangereux dans le monde que la pitié et la bienfaisance ; la bonté n’est jamais qu’une faiblesse dont l’ingratitude et l’impertinence des faibles forcent toujours les honnêtes gens à se repentir. Qu’un bon observateur s’avise de calculer tous les dangers de la pitié, et qu’il les mette en parallèle avec ceux d’une fermeté soutenue, il verra si les premiers ne l’emportent pas. Mais nous allons trop loin, Eugénie ; résumons pour votre éducation l’unique conseil qu’on puisse tirer de tout ce qui vient d’être dit : n’écoutez jamais votre cœur, mon enfant ; c’est le guide le plus faux que nous ayons reçu de la nature ; fermez-le avec grand soin aux accents fallacieux de l’infortune ; il vaut beaucoup mieux que vous refusiez à celui qui vraiment serait fait pour vous intéresser, que de risquer de donner au scélérat, à l’intrigant et au cabaleur : l’un est d’une très légère conséquence, l’autre du plus grand inconvénient.
Ch : Qu’il me soit permis, je vous en conjure, de reprendre en sous-œuvre et d’anéantir, si je peux, les principes de Dolmancé. Ah ! Qu’ils seraient différents, homme cruel, si, privé de cette fortune immense où tu trouves sans cesse les moyens de satisfaire tes passions, tu pouvais languir quelques années dans cette accablante infortune dont ton esprit féroce ose composer des torts aux misérables ! Jette un coup d’œil de pitié sur eux, et n’éteins pas ton âme au point de l’endurcir sans retour aux cris déchirants du besoin !