Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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H.D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

Traduction : Louis Fabulet

Économie

Je perdis, il y a longtemps, un chien de chasse, un cheval bai et une tourterelle, et suis encore à leur poursuite. Nombreux sont les voyageurs auxquels je me suis adressé à leur sujet, les décrivant par leurs empreintes et par les noms auxquels ils répondaient. J’en ai rencontré un ou deux qui avaient entendu le chien, le galop du cheval, et même vu la tourterelle disparaître derrière un nuage ; ils semblaient aussi soucieux de les retrouver que si ce fussent eux-mêmes qui les eussent perdus.

[…]

Il est possible d’imaginer un temps où, en l’enfance de la race humaine, quelque mortel entreprenant s’insinua en un trou de rocher pour abri. Tout enfant recommence le monde, jusqu’à un certain point, et se plaît à rester dehors, fût-ce dans l’humidité et le froid. Il joue à la maison tout comme au cheval, poussé en cela par un instinct. Qui ne se rappelle l’intérêt avec lequel, étant jeune, il regardait les rochers en surplomb ou les moindres abords de caverne ? C’était l’aspiration naturelle de cette part d’héritage laissée par notre plus primitif ancêtre qui survivait encore en nous. De la caverne nous sommes passés aux toits de feuilles de palmier, d’écorce et branchages, de toile tissée et tendue, d’herbe et paille, de planches et bardeaux, de pierres et tuiles. À la fin, nous ne savons plus ce que c’est que de vivre en plein air, et nos existences sont domestiques sous plus de rapports que nous ne pensons. De l’âtre au champ grande est la distance. Peut-être serait-ce un bien pour nous d’avoir à passer plus de nos jours et de nos nuits sans obstacle entre nous et les corps célestes et que le poète parlât moins de sous un toit, ou que le saint n’y demeurât pas si longtemps. Les oiseaux ne chantent pas dans les cavernes, plus que les colombes ne cultivent leur innocence dans les colombiers.

[…]

… Comme je n’enseignais pas pour le bien de mes semblables, mais simplement comme moyen d’existence, c’était une erreur. J’ai essayé du commerce ; mais je m’aperçus qu’il faudrait dix ans pour s’enrouter là-dedans, et qu’alors je serais probablement en route pour aller au diable. Je fus positivement pris de peur à la pensée que je pourrais pendant ce temps-là faire ce qu’on appelle une bonne affaire. Lorsque autrefois je regardais autour de moi en quête de ce que je pourrais bien faire pour vivre, ayant fraîche encore à la mémoire pour me reprocher mon ingénuité telle expérience malheureuse tentée sur les désirs de certains amis, je pensai souvent et sérieusement à cueillir des myrtils ; cela, sûrement, j’étais capable de le faire, et les petits profits en pouvaient suffire, — car mon plus grand talent a été de me contenter de peu, — si peu de capital requis, si peu de distraction de mes habitudes d’esprit, pensai-je follement.

[…]

… Je ne voudrais à aucun prix voir quiconque adopter ma façon de vivre ; car, outre que je peux en avoir trouvé pour moi-même une autre avant qu’il ait pour de bon appris celle-ci, je désire qu’il se puisse être de par le monde autant de gens différents que possible ; mais ce que je voudrais voir, c’est chacun attentif à découvrir et suivre sa propre voie, et non pas à la place celle de son père ou celle de sa mère ou celle de son voisin. Que le jeune homme bâtisse, plante ou navigue, mais qu’on ne l’empêche pas de faire ce que, me dit-il, il aimerait à faire. C’est seulement grâce à un point mathématique que nous sommes sages, de même que le marin ou l’esclave en fuite ne quitte pas du regard l’étoile polaire ; mais c’est, cela, une direction suffisante pour toute notre vie. Nous pouvons ne pas arriver à notre port dans un délai appréciable, mais ce que nous voudrions, c’est ne pas nous écarter de la bonne route.

Où je vécus, et ce pour quoi je vécus

Il n’était pas de matin qui ne fût une invitation joyeuse à égaler ma vie en simplicité, et je peux dire en innocence, à la Nature même. J’ai été un aussi sincère adorateur de l’Aurore que les Grecs. Je me levais de bonne heure et me baignais dans l’étang ; c’était un exercice religieux, et l’une des meilleures choses que je fisse. […] Le matin ramène les âges héroïques. […] Il y avait là quelque chose de cosmique ; un avis constant jusqu’à plus ample informé, de l’éternelle vigueur et fertilité du monde. Le matin, qui est le plus notable moment du jour, est l’heure du réveil. C’est alors qu’il est en nous le moins de somnolence et pendant une heure au moins, se tient éveillée quelque partie de nous-même, qui tout le reste du jour et de la nuit sommeille.

[…]

Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant. J’y bois ; mais tout en buvant j’en vois le fond de sable et découvre le peu de profondeur. Son faible courant passe, mais l’éternité demeure. Je voudrais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond est caillouté d’étoiles. Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet. J’ai toujours regretté de n’être pas aussi sage que le jour où je suis né. L’intelligence est un fendoir elle discerne et s’ouvre son chemin dans le secret des choses. Je ne désire en rien être plus occupé de mes mains qu’il n’est nécessaire. Ma tête, voilà mains et pieds. Je sens concentrées là mes meilleures facultés. Mon instinct me dit que ma tête est un organe pour creuser, comme d’autres créatures emploient leur groin et pattes de devant, et avec elle voudrais-je miner et creuser ma route à travers les collines.

Lecture

… Lire bien — c’est-à-dire lire des livres sincères dans un sincère esprit — constitue un noble exercice, et qui mettre le lecteur à l’épreuve mieux que nuls des exercices en honneur de nos jours. Il réclame un entraînement pareil à celui que subissaient les athlètes, l’application soutenu presque de la vie entière à cet objet. Les livres doivent être lus avec autant de réflexion et de réserve qu’ils furent écrits. Il ne suffit pas même de savoir parler la langue du pays dans laquelle ils sont écrits, car il y a un intervalle considérable entre la langue parlée et la langue écrite, la langue entendue et la langue lue. L’une est en générale transitoire — un son, une langue, un simple dialecte, quelque chose de bestial, et nous l’apprenons de nos mères inconsciemment, comme les bêtes. L’autre en est la maturité et l’expérience ; si l’une est notre langue maternelle, l’autre est notre langue paternelle, une façon de s’exprimer circonspecte et choisie, trop significative pour être perçue par l’oreille, et qu’il nous faut naître de nouveau1 pour parler.

Solitude

… Quelque opiniâtreté que je mette à mon expérience, je suis conscient de la présence et de la critique d’une partie de moi, que l’on dirait n’être pas une partie de moi, mais un spectateur, qui ne partage aucune expérience et se contente d’en prendre note, et qui n’est pas plus moi qu’il n’est vous. Lorsque la comédie, ce peut être la tragédie de la vie, est terminée, le spectateur passe son chemin. Il s’agissait d’une sorte de fiction, d’un simple travail de l’imagination, autant que sa personne était en jeu. Ce dédoublement peut facilement faire de nous parfois de pauvres voisins, de pauvres amis.

Je trouve salutaire d’être seul la plus grande partie du temps. Être en compagnie, fût-ce avec la meilleure, est vite fastidieux et dissipant. J’aime à être seul. Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude. Nous sommes en général plus isolés lorsque nous sortons pour nous mêler aux hommes que lorsque nous restons au fond de nos appartements. Un homme pensant ou travaillant est toujours seul, qu’il soit où il voudra. La solitude ne se mesure pas aux miles d’étendue qui séparent un homme de ses semblables. L’étudiant réellement appliqué en l’une des ruches serrées de l’université de Cambridge est aussi solitaire qu’un derviche dans le désert.

Premiers habitants et visiteurs d’hiver

Aujourd’hui, seule une empreinte dans la terre marque l’emplacement de ces habitations, avec les pierres de la cave ensevelies, et les fraisiers, les framboisiers, les noisetiers et les sumacs qui poussent là dans l’herbe ensoleillée ; quelque pitchpin ou chêne noueux occupe ce qui était l’enfoncement de la cheminée, et peut-être un bouleau noir embaumé se balance-t-il où était le pas de la porte. Parfois l’empreinte du puits est visible, où jadis filtrait une source ; aujourd’hui herbe sèche et sans larmes ; ou bien fut-il profondément recouvert — à ne se découvrir d’ici un jour lointain — d’une pierre plate sous l’herbe, quand s’en alla le dernier de la race. Quel geste mélancolique ce doit être, — le recouvrement du puits ! Coïncidant avec l’ouverture du puits de larmes. Ces empreinte de caves, comme des terriers de renards abandonnés, vieux trous, sont tout ce qui reste où régnaient jadis le bruit et l’agitation de la vie humaine, et où « le destin, le libre arbitre, la prescience absolue »1, sous telle ou telle forme, en tel ou tel dialecte, se voyaient tour à tour discutés. Mais tout ce que je peux savoir de leurs conclusions se réduit à ceci, que « Caton et Brister arrachaient la laine » ; ce qui est à peu près aussi édifiant que l’histoire de plus fameuses écoles de philosophie.

Le printemps

… Voici le gel sortant du sol ; voici le Printemps. Cela précède le printemps de verdure et de fleurs, comme la mythologie précède la véritable poésie. Je ne sais rien qui purge mieux des fumées et indigestions de l’hiver. Cela me convainc que la Terre est encore en ses langes, et de tous côtés déploie des doigts de bébé. De fraîches boucles jaillissent du plus hardi des fronts. Il n’est rien d’inorganique. Ces amas foliacés s’étalent au revers du talus comme la scorie d’une fournaise, prouvant que la Nature est intérieurement « en pleine opération »La terre n’est pas un simple fragment d’histoire morte, strate sur strate comme les feuilles d’un livre destiné surtout à l’étude des géologues et des antiquaires, mais de la poésie vivante comme les feuilles d’un arbre, qui précèdent fleurs et fruits, —non pas une terre fossile, mais une terre vivante ; comparée à la grande vie centrale de laquelle toute vie animale et végétale n’est que parasitaire. Ses angoisses feront lever nos dépouilles de leur tombes.

[…]

Empressés à tout explorer et tout apprendre, nous requérons en même temps que tout soit mystérieux et inexplorable, que la terre et la mer soient infiniment sauvages, non visitée, et insondées par nous parce qu’insondables. Nous ne pouvons jamais avoir assez de la Nature.