Adalbert Stifter, L’arrière saison
Ed. Gallimard, trad. Martine Keyser
Tome un
2. Le voyageur
[…] Une métaphore ancienne que j’avais lue un jour dans un livre, puis oubliée, me revint en mémoire. Quand, sur les carreaux de nos croisées, l’eau de la vapeur de l’air se dépose en goutelettes infiniment petites qui s’aperçoivent à peine au microscope et que le froid nécessaire intervient, apparaît alors ce revêtement de fils, d’étoiles, de fougères, de palmes et de fleurs que nous nommons carreaux givrés. Toutes ces choses se rassemblent en un tout, et les rayons, les vallées, les croupes, les nœuds de la glace sont admirables, observés au microscope. Vue depuis des monts très hauts, la physionomie sous-jacente de la terre se présente de même. Elle a dû émaner d’une matière se figeant, et elle déploie ses éventails et ses palmes à une formidable échelle. Le mont lui-même où je me tiens est le point blanc, lumineux et éblouissant que nous voyons au milieu du lacis délicat de nos carreaux givrés. Les palmes dentelées des carreaux givrés s’effrangent et s’interrompent sous l’effet de l’effritement dû au courant d’air ou de la fondaison due à la chaleur. Les chaînes de montagnes accusent des altérations dues à l’érosion prolongeant l’influx de l’eau, de l’air, de la chaleur et du froid. Mais la destruction des aiguilles de glace aux croisées demande un temps plus bref que celle des aiguilles des monts. La contemplation de la terre gisant à mes pieds, et à laquelle je consacrais souvent plusieurs heures, emplissait mon cœur d’exaltation, et il m’apparut que chercher à percer la genèse de cette écorcre terrestre, et, par le recensement de menus faits multipliés aux points les plus divers, se déployer dans le grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime sur notre terre, et que, les ayant enfin toutes accomplies, ne reste plus à l’œil d’autre formation à sonder que l’ampleur et la voussure de la mer, m’était une digne investigation, une recherche insigne en regard de laquelle tous mes efforts antérieurs n’avaient été que préliminaires.
6. La visite
Comme nous demeurions attablés, le déjeuner pris, qu’une aimable chaleur emplissait la pièce et que le cuivre, le verre et le bois des divers instruments étincelaient dans la réflexion du soleil matinal touchant fort à l’oblique les croisées, je me tournai vers mon vieil hôte et ami : « Il est une chose étrange : en revenant de votre domaine vers la ville et ses occupations, votre mode ici hantait mon souvenir, tel un conte, mais, à présent que je suis ici et que je vois la quiétude m’environner, ce monde redevient réel à mes yeux et la vie citadine un conte. Ce qui est grand me semble petit et ce qui est petit me semble grand.
— L’un et l’autre se fondent en sorte que la vie trouve accomplissement et ravissement, répondit-il. Les hommes font leur infortune en désirant et prônant une chose unique, et en se précipitant, pour se repaître, dans une direction exclusive. Pour peu que nous fussions en ordre avec nous-mêmes, nous trouverions bien plus de joie aux choses de ce monde. Mais, si un excès de désirs et de convoitises nous habite, nous n’entendons qu’eux et ne parvenons pas à concevoir l’innocence des choses hors de nous. Malheureusement, nous les nommons essentielles si elles sont l’objet de nos passions, et accessoires si elles n’ont pas de rapport avec elles, alors que le contraire s’observe bien souvent. »
En ce temps-là, je ne comprenais pas exactement ce propos, j’étais encore trop jeune et n’écoutais bien souvent parler que mon être intime et non les choses autour de moi.
Tome deux
1. L’expansion
S’il est une histoire qui vaut d’être étudiée et pensée, c’est bien celle de la terre, qui est la plus riche qui soit de pressentiments et d’attraits, histoire dans laquelle celle des hommes n’est qu’une incise — qui sait de quelle brièveté — puisqu’elle se peut relayer par d’autres histoires d’êtres éventuellement supérieurs. Elle conserve elle-même en son sein, comme en un cabinet d’archives, les sources de l’histoire de la terre, sources peut-être consignées dans des millions de documents qu’il convient simplement que nous apprenions à lire en ne les faussant point par le zèle et la ratiocination. Qui aura un jour cette histoire clairement établie devant les yeux ? Ce temps viendra-t-il, ou bien ne sera-t-elle connue parfaitement que de celui qui la connaît de toute éternité ?
4. La fête
[…] Nous œuvrons à un poids particulier de l’horloge universelles, lequel était encore peu ou prou inconnu des anciens dont l’entendement s’exerçait principalement aux choses de l’État, au droit et parfois à l’art, nous œuvrons aux sciences physiques. Pour l’heure, nous ne pouvons pas encore préjuger l’influx qu’aura l’entretien de ce poids sur la transformation de l’univers et de l’existence. Nous tenons encore en partie les principes de ces sciences tels qu’un bien mort dans les manuels ou les salles d’étude, nous avons commencé en partie de les appliquer à l’industrie, au commerce, à la construction de routes et d’autres ouvrages, nous sommes encore par trop environnés du tumulte de ce commencement pour juger des résultats, que dis-je, nous abordons à peine le seuil d’un commencement. Que sera-ce quand nous pourrons répandre des nouvelles sur la terre entière avec la rapidité de l’éclair, quand nous pourrons nous-mêmes, avec célérité, accéder en peu de temps aux quatre coins de la terre et, avec la même célérité, convoyer d’importants chargements ? Les biens de la terre ne deviendront-ils pas communs de par les facilités de l’échange en sorte que tout soit accessible à tous ? Pour l’heure, une bourgade et ses environs peut se retrancher avec ce qu’elle a, ce qu’elle est et ce qu’elle sait ; mais, bientôt, il n’en sera plus ainsi, happée qu’elle sera dans le commerce général. Ce que doit connaître et réaliser le plus humble devra dès lors augmenter sensiblement pour satisfaire à ces rapports très multipliés. Les États qui acquerront les premiers ce savoir grâce au développement de l’intelligence et de la culture pourront devancer les autres par la richesse, la puissance et l’éclat, et même les remettre en question. Mais de quelles transformations l’esprit ne sera-t-il pas alors le siège ? Cet effet est de loin le plus essentiel. Le combat se continuera dans ce sens, il a vu le jour, car de nouveaux rapports humains se sont instaurés, le tumulte dont j’ai parlé ne manquera pas d’augmenter, je ne puis prédire sa durée, ni les maux qu’il engendrera ; mais il s’ensuivra une décantation, face à l’esprit qui finira par triompher, la surpuissance de la matière va devenir simple puissane dont il usera, et, parce qu’il a fait un nouveau bénéfice humain, une ère de grandeur adviendra qui, dans l’histoire, est sans précédent. Je crois que, ainsi, les degrés, un à un se franchissent au cours des millénaires. Un entendement terrestre ne saurait pénétrer l’ampleur du procès, son devenir et son issue. Mais une chose me paraît sûre, d’autres temps viendront et d’autres conceptions de l’existence quand même perdurera ce qui constitue l’essence de l’esprit et du corps humain. »
Tome trois
2. La confiance
— Une question fut un jour soulevée en ville, fis-je, un artiste, sachant que l’œuvre qu’il projette sera un chef-d’œuvre certes inégalé mais inaccessible tant à ses contemporains qu’à la postérité, doit-il ou non la réaliser ? Certains étaient d’avis qu’il était noble de le faire, il le faisait pour soi et il était son public présent et à venir. D’autres objectèrent qu’il serait insensé de créer une œuvre dont il savait que ses contemporains ne la comprendraient pas, et complètement fou s’il la créait sachant que la postérité ne la saisirait pas davantage.
— Ce cas se conçois mal, répondit mon hôte et ami, l’artiste fait son œuvre comme la fleur s’épanouit, et elle s’épanouit même dans le désert où jamais un regard ne se pose sur elle. Le véritable artiste ne se demande pas un instant si son œuvre sera comprise ou non. Ce qu’il crée lui apparaissant beau et limpide, comment concevrait-il que des regards purs et inaltérés ne le voient pas ? Ce qui est rouge ne serait pas rouge pour tous ? Le vulgaire lui-même croit-il que ce qu’il tient pour beau l’est pour tous ? Mais ce que l’artiste tient pour le beau véritable ne le serait pas pour les initiés ? Comment, dès lors, expliquer que tel artiste crée une œuvre sublime que ne comprennent pas ses contemporains ? Il s’étonne, car il pensait autrement. Les plus grands sont ceux qui devancent leur peuple et se tiennent à une hauteur de sentiment et de pensée où ils guideront leur monde par la seule vertu de leurs œuvres. Après des décennies, on pense et on sent comme ces artistes, et l’on ne comprend pas qu’ils aient pu être mal compris. Mais c’est grâce à ces artistes qu’on a appris à penser et à sentir ainsi. D’où il apparaît que les plus grands hommels sont dans le même temps les plus naïfs. Si le cas énoncé plus haut était possible, s’il se trouvait un véritable artiste qui sût d’emblée que l’œuvre qu’il projette ne sera jamais comprise, il la ferait cependant et y renoncerait-il qu’il cesserait dès lors d’être un artiste pour devenir un homme tributaire de choses étrangères à l’art. Il convient ici d’évoquer le phénomène émouvant que d’aucuns stigmatisent, tel disposant de voies toutes tracées pour se nourrir copieusement et agréablement, voire accéder à l’aisance, préfère vivre dans l’indigence, dans la nécessité, la privation, la faim et la misère, et poursuivre ses travaux artistiques, lesquels ne lui attirent aucun succès extérieur et sont bien souvent, dans le fait, des productions dont la valeur artistique est certaine. Puis il meurt à l’hospice ou tel qu’un mendiant, ou bien dans une maison qui l’entretenait par charité.
3. La confidence
Nous étions là à deviser quand le brouillard, à l’orient, commença de se déchirer, les champs de neige se teintèrent d’un coloris plus beau et plus riant que le gris plombé qui les avait revêtus jusqu’alors et, dans la déchirure, un point se mit à briller qui, grossissant à vue d’œil, atteignit bientôt la taille d’une assiette et se figea, rouge certes altéré mais recelant le feu du rubis le plus ardent. C’était le soleil qui, ayant franchi les bas sommets, transperçait le brouillard. La neige devenait plus rose et plus précise, ses ombres viraient au vert, les hautes falaises à notre droite, sises au ponant, sentaient également l’approche du luminaire et rougissaient. On ne voyait rien, sinon, hors la voûte immense et obscure d’un ciel très pur et, dans la simple et grande étendue que la nature avait posée là, deux seules créatures qui devaient sembler minuscules. Le brouillard, enfin, à sa frontière extrême, commença de briller, pareil au métal en fusion, le ciel s’éclaircit et le soleil, minerai éblouissant, jaillit de sa gangue. Mille feux rebondirent soudain sur la neige à nos pieds pour venir se jouer sur les parois. L’allégresse et le jour naissaient.
[…]
— […] Je répète le propos que nous avons souvent tenu et auquel souscrit votre honorable père, l’homme doit choisir son orientation pour lui-même et pour le plein épanouissement de ses facultés. C’est ainsi qu’il sert au mieux le bien commun, dans la mesure de ses moyens. Ce serait pécher gravement que de choisir sa voie dans le dessein exclusif de se rendre utile à l’humanité, comme on dit communément. On se renoncerait à soi-même et, dans la plupart des cas, l’on devrait enterrer son talent au sens propre du terme. Mais qu’en est-il de ce choix ? Nos conditions sociales sont devenues telles que la satisfaction de nos besoins matériels exige un grand investissement. De là vient que les jeunes gens, avant d’accéder à la conscience de soi, se voient poussés vers des carrières qui leur assurent les moyens de satisfaire aux besoins mentionnés. Il n’est pas question ici de métier. C’est grave, très grave et l’humanité devient toujours plus moutonnière.