Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page web  : http://www.dg77.net/pages/passages/rousseau_rps.htm


   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire

Troisième promenade

Je deviens vieux en apprenant toujours

Solon répétait souvent ce vers dans sa vieillesse.

Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne ; mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir : l’ignorance est encore préférable. L’adversité sans doute est un grand maître, mais il fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs, avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à-propos d’en user se passe. La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps de la pratiquer. L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. Est-il temps au moment qu’il faut mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre ?

[…]

Ainsi retenu dans l’étroite sphère de mes anciennes connaissances je n’ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant, et je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état. C’est là qu’il serait temps d’enrichir et d’orner mon âme d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l’offusque et l’aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connaissances dont nos faux savants sont si vains. Elle gémira des moments perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale sont un bien qu’on emporte avec soi, et dont on peut s’enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même, j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré.

Quatrième promenade

En ceci comme en tout le reste, mon tempérament a beaucoup influé sur mes maximes, ou plutôt sur mes habitudes ; car je n’ai guère agi par règles ou n’ai guère suivi d’autres règles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité n’approcha de ma pensée, jamais je n’ai menti pour mon intérêt ; mais souvent j’ai menti par honte, pour me tirer d’embarras en choses indifférentes ou qui n’intéressaient tout au plus que moi seul, lorsqu’ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées et l’aridité de ma conversation me forçaient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. Quand il faut nécessairement parler et que des vérités amusantes ne se présentent pas assez tôt à mon esprit je débite des fables pour ne pas demeurer muet ; mais dans l’invention de ces fables j’ai soin, tant que je puis, qu’elles ne soient pas des mensonges, c’est-à-dire qu’elles ne blessent ni la justice ni la vérité due, et qu’elles ne soient que des fictions indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir serait bien d’y substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale, c’est-à-dire d’y bien représenter les affections naturelles au cœur humain, et d’en faire sortir toujours quelque instruction utile, d’en faire en un mot des contes moraux, des apologues ; mais il faudrait plus de présence d’esprit que je n’en ai et plus de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit pour l’instruction le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant de penser, m’a souvent suggéré des sottises et des inepties que ma raison désapprouvait et que mon cœur désavouait à mesure qu’elles échappaient de ma bouche, mais qui précédant mon propre jugement ne pouvaient plus être réformées par sa censure.

Cinquième promenade

L’espoir qu’on ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m’étais enlacé de moi-même, dont il m’était impossible de sortir sans assistance et sans être bien aperçu, et où je ne pouvais avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m’entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d’y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avais passés, et l’idée que j’aurais le temps de m’y arranger tout à loisir fit que je commençai par n’y faire aucun arrangement. […] J’employais le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l’œuvre avec eux, et souvent des Bernois qui me venaient voir m’ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d’un sac que je remplissais de fruits, et que je dévalais ensuite à terre avec une corde. L’exercice que j’avais fait dans la matinée et la bonne humeur qui en est inséparable me rendaient le repos du dîner très agréable ; mais quand il se prolongeait trop et que le beau temps m’invitait, je ne pouvais si longtemps attendre ; et pendant qu’on était encore à table, je m’esquivais et j’allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie.

[…]

Toute est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

[…]

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter.

[…] que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu’ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d’années ? Ils seraient bientôt oubliés pour jamais ; sans doute ils ne m’oublieraient pas de même, mais que m’importerait, pourvu qu’ils n’eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos ? Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile où ils n’ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m’empêcheront pas du moins de m’y transporter chaque jour sur les ailes de l’imagination, et d’y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l’habitais encore. Ce que j’y ferais de plus doux serait d’y rêver à mon aise. En rêvant que j’y suis ne fais-je pas la même chose ? Je fais même plus ; à l’attrait d’une rêverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes extases, et maintenant plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d’eux et plus agréablement encore que quand j’y étais réellement. Le malheur est qu’à mesure que l’imagination s’attiédit cela vient avec plus de peine et ne dure pas si longtemps. Hélas, c’est quand on commence à quitter sa dépouille qu’on en est le plus offusqué !

Sixième promenade

[…] Tant que j’agis librement je suis bon et je ne fais que du bien ; mais sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif, alors je suis nul. Lorsqu’il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi qu’il arrive ; je ne fais pas non plus ma volonté même, parce que je suis faible. Je m’abstiens d’agir : car toute ma faiblesse est pour l’action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d’omission, rarement de commission. Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains. Car pour eux, actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté dans les autres et n’en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne et n’omettent rien de servile pour commander. Leur tort n’a donc pas été de m’écarter de la société comme un membre inutile, mais de m’en proscrire comme un membre pernicieux : car j’ai très peu fait de bien, je l’avoue, mais pour du mal, il n’en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi.

Septième promenade

[…] Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disais avec complaisance : sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanais dans cette idée, j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnaître ; j’écoute : le même bruit se répète et se multiplie. Surpris et curieux je me lève, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d’où venait le bruit, et dans une combe à vingt pas du lieu même où je croyais être parvenu le premier j’aperçois une manufacture de bas.

Je ne saurais exprimer l’agitation confuse et contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette découverte. Mon premier mouvement fut un sentiment de joie de me retrouver parmi des humains où je m’étais cru totalement seul. Mais ce mouvement, plus rapide que l’éclair, fit bientôt place à un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres mêmes des Alpes échapper aux cruelles mains des hommes acharnés à me tourmenter.

Huitième promenade

Ma raison ne me montrant qu’absurdité dans toutes les explications que je cherchais à donner à ce qui m’arrive, je compris que les causes, les instruments, les moyens de tout cela m’étant inconnus et inexplicables, devaient être nuls pour moi. Que je devais regarder tous les détails de ma destinée comme autant d’actes d’une pure fatalité où je ne devais supposer ni direction, ni intention, ni cause morale ; qu’il fallait m’y soumettre sans raisonner et sans regimber parce que cela serait inutile ; que tout ce que j’avais à faire encore sur la terre étant de m’y regarder comme un être purement passif, je ne devais point user à résister inutilement à ma destinée la force qui me restait pour la supporter. Voilà ce que je me disais. Ma raison, mon cœur y acquiesçaient et néanmoins je sentais ce cœur murmurer encore. D’où venait ce murmure ? Je le cherchai, je le trouvai ; il venait de l’amour-propre qui après s’être indigné contre les hommes se soulevait encore contre la raison.

Cette découverte n’était pas si facile à faire qu’on pourrait croire, car un innocent persécuté prend longtemps pour un pur amour de la justice l’orgueil de son petit individu. Mais aussi la véritable source une fois bien connue est facile à tarir ou du moins à détourner. L’estime de soi-même est le plus grand mobile des âmes fières ; l’amour-propre, fertile en illusions, se déguise et se fait prendre pour cette estime ; mais quand la fraude enfin se découvre et que l’amour-propre ne peut plus se cacher, dès lors il n’est plus à craindre et quoiqu’on l’étouffe avec peine on le subjugue au moins aisément.

Je n’eus jamais beaucoup de pente à l’amour-propre ; mais cette passion factice s’était exaltée en moi dans le monde, et surtout quand je fus auteur ; j’en avais peut-être encore moins qu’un autre mais j’en avais prodigieusement. Les terribles leçons que j’ai reçues l’ont bientôt renfermé dans ses premières bornes ; il commença par se révolter contre l’injustice mais il a fini par la dédaigner. En se repliant sur mon âme et en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renonçant aux comparaisons et aux préférences, il s’est contenté que je fusse bon pour moi ; alors redevenant amour de moi-même il est rentré dans l’ordre de la nature et m’a délivré du joug de l’opinion.