Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Germaine de Staël, De l’Allemagne

Ed. Garnier Frères.

Première partie – De l’Allemagne et des mœurs des Allemands

II — Des mœurs et du caractère des Allemands

[…] cet empire n’avait point un centre commun de lumières et d’esprit public ; il ne formait pas une nation compacte, et le lien manquait au faisceau.

[…]

J’examinerai séparément l’Allemagne du Midi de celle du Nord : mais je me bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière. Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère. Si ce défaut s’introduisait jamais en Allemagne, ce ne pourrait être que par l’envie d’imiter les étrangers, de se montrer aussi habile qu’eux, et surtout de n’être pas leur dupe ; mais le bon sens et le bon cœur ramèneraient bientôt les Allemands à sentir qu’on n’est fort que par sa propre nature, et que l’habitude de l’honnêteté rend tout à fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immortalité [immoralité], être armé tout à fait à la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d’autant plus vivement le regret d’avoir quitté l’ancienne route, qu’il vous est impossible d’avancer hardiment dans la nouvelle.

[…]

[…] L’étendue des connaissances dans les temps modernes ne fait qu’affaiblir le caractère, quand il n’est pas fortifié par l’habitude des affaires et l’exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d’incertitude ; et l’énergie de l’action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes où les sentiments patriotiques sont dans l’âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu’avec la vie.

IV — De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour et l’honneur

[…]

La marche philosophique du genre humain paraît donc devoir se diviser en quatre ères différentes : les temps héroïques, qui fondèrent la civilisation ; le patriotisme, qui fit la gloire de l’antiquité ; la chevalerie, qui fut la religion guerrière de l’Europe ; et l’amour de la liberté, dont l’histoire a commencé vers l’époque de la réformation.

VII — Vienne

[…]

Il n’est point de grande ville qui n’ait un édifice, une promenade, une merveille quelconque de l’art ou de la nature à laquelle les souvenirs de l’enfance se rattachent. Il me semble que le Prater doit avoir pour les habitants de Vienne un charme de ce genre ; on ne trouve nulle part, si près d’une capitale, une promenade qui puisse faire jouir ainsi des beautés d’une nature tout à la fois agreste et soignée. Une forêt majestueuse se prolonge jusqu’aux bords du Danube : l’on voit de loin des troupeaux de cerfs traverser la prairie ; ils reviennent chaque matin ; ils s’enfuient chaque soir, quand l’affluence des promeneurs trouble leur solitude. Le spectacle qui n’a lieu à Paris que trois jours de l’année, sur la route de Long-Champ, se renouvelle constamment à Vienne, dans la belle saison. C’est une coutume italienne que cette promenade de tous les jours à la même heure. Une telle régularité serait impossible dans un pays où les plaisirs sont aussi variés qu’à Paris ; mais les Viennois, quoi qu’il arrive, pourraient difficilement s’en déshabituer. Il faut convenir que c’est un coup d’œil charmant que toute cette nation citadine réunie sous l’ombrage d’arbres magnifiques, et sur les gazons dont le Danube entretient la verdure.

X — De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité bienveillante

En tout pays, la supériorité d’esprit et d’âme est fort rare, et c’est par cela même qu’elle conserve le nom de supériorité ; ainsi donc, pour juger du caractère d’une nation, c’est la masse commune qu’il faut examiner. Les gens de génie sont toujours compatriotes entre eux ; mais pour sentir vraiment la différence des Français et des Allemands, l’on doit s’attacher à connaître la multitude dont les deux nations se composent. Un Français sait encore parler, lors même qu’il n’a point d’idées ; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en saurait exprimer. On peut s’amuser avec un Français, même quand il manque d’esprit.

[…]

Un homme d’esprit me racontait qu’un soir, dans un bal masqué, il passa devant une glace, et que, ne sachant comment se distinguer lui-même, au milieu de tous ceux qui portaient un domino pareil au sien, il se fit un signe de tête pour se reconnaître ; on en peut dire autant de la parure que l’esprit revêt dans le monde : on se confond presque avec les autres, tant le caractère véritable de chacun se montre peu ! La sottise se trouve bien de cette confusion, et voudrait en profiter pour contester le vrai mérite. La bêtise et la sottise diffèrent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société.

XI — De l’esprit de conversation

[…]

Le talent et l’habitude de la société servent beaucoup à faire connaître les hommes : pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité l’impression qu’on produit à chaque instant sur eux, celle qu’ils veulent nous cacher, celle qu’ils cherchent à nous exagérer, la satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres ; on voit passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés, qu’on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l’amour-propre y soit engagé. L’on y voit naître aussi l’approbation qu’il faut fortifier, sans cependant exiger d’elle plus qu’elle ne veut donner. Il n’est point d’arène où la vanité se montre sous des formes plus variées que dans la conversation.

XIV — La Saxe

[…]

[…] dans l’échelle des pensées, la dignité de l’espèce humaine importe plus que son bonheur, et surtout que son accroissement : multiplier les naissances sans ennoblir la destinée, c’est préparer seulement une fête plus somptueuse à la mort.

XVIII — Des universités allemandes

[…]

L’étude des langues, qui fait la base de l’instruction en Allemagne, est beaucoup plus favorable aux progrès des facultés dans l’enfance, que celle des mathématiques ou des sciences physiques. Pascal, ce grand géomètre, dont la pensée profonde planait sur la science dont il s’occupait spécialement comme sur toutes les autres, a reconnu lui-même les défauts inséparables des esprits formés d’abord par les mathématiques : cette étude, dans le premier âge, n’exerce que le mécanisme de l’intelligence ; les enfants que l’on occupe de si bonne heure à calculer, perdent toute cette sève de l’imagination, alors si belle et si féconde, et n’acquièrent point à la place une justesse d’esprit transcendante : car l’arithmétique et l’algèbre se bornent à nous apprendre de mille manières des propositions toujours identiques. Les problèmes de la vie sont plus compliqués ; aucun n’est positif, aucun n’est absolu : il faut deviner, il faut choisir, à l’aide d’aperçus et de suppositions qui n’ont aucun rapport avec la marche infaillible du calcul.

Les vérités démontrées ne conduisent point aux vérités probables, les seules qui servent de guide dans les affaires, comme dans les arts, comme dans la société. Il y a sans doute un point où les mathématiques elle-mêmes exigent cette puissance lumineuse de l’invention, sans laquelle on ne peut pénétrer dans les secrets de la nature : au sommet de la pensée, l’imagination d’Homère et celle de Newton semblent se réunir ; mais combien d’enfants sans génie pour les mathématiques ne consacrent-ils pas tout leur temps à cette science ? On n’exerce chez eux qu’une seule faculté, tandis qu’il faut développer tout l’être moral, dans une époque où l’on peut si facilement déranger l’âme comme le corps, en ne fortifiant qu’une partie.

Deuxième partie – De la littérature et des arts

X — De la poésie

[…]

L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes ; le poëte l’a toujours présente à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime, pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. […]

XIII — De la poésie allemande

[…]

Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur : les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés : c’est un reste de la mythologie du Nord ; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux : et d’ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur ; elle se place dans l’imagination, comme l’ombre à côté de la réalité : c’est un luxe de croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire ; je ne sais pourquoi l’on dédaignerait d’en faire usage. Shakespeare a tiré des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne saurait être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à l’emploi de ces contes : il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire ; mais peut-être que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un poëme. Il est probable que les événements racontés dans l’Iliade et dans l’Odyssée étaient chantes par les nourrices avant qu’Homère en fit le chef-d’œuvre de l’art.

XXV — Diverses pièces du Théâtre allemand et danois.

[…]

[…] il y a tant de diversité dans les talents et dans les systèmes des poètes dramatiques allemands, que le même jugement ne saurait être applicable à tous. Au reste, le plus grand éloge qu’on puisse leur donner, c’est cette diversité même ; car, dans l’empire de la littérature comme dans beaucoup d’autres, l’unanimité est presque toujours un signe de servitude.

[…]

XXVI — De la comédie

[…]

Tieck intéresse aussi par la direction qu’il sait donner à son talent de moquerie : il le tourne tout entier contre l’esprit calculateur et prosaïque ; et comme la plupart des plaisanteries de société ont pour but de jeter du ridicule sur l’enthousiasme, on aime l’auteur qui ose prendre corps à corps la prudence, l’égoïsmc, toutes ces choses prétendues raisonnables, derrière lesquellcs les gens médiocres se croient en sûreté, pour lancer des traits contre les caractères ou les talents supérieurs. Ils s’appuient sur ce qu’ils appellent une juste mesure, pour blâmer tout ce qui se distingue ; et tandis que l’élégance consiste dans l’abondance superflue des objets de luxe extérieur, on dirait que cette même élégance interdit le luxe dans l’esprit, l’exaltation dans les sentiments, enfin tout ce qui ne sert pas immédiatement à faire prospérer les affaires de ce monde. L’égoïsme moderne a l’art de louer toujours dans chaque chose la réserve et la modération, afin de se masquer en sagesse, et ce n’est qu’à la longue qu’on s’est aperçu que de telles opinions pourraient bien anéantir le génie des beaux arts, la générosité, l’amour et la religion : que resterait-il après, qui valût la peine de vivre !

XXVIII — Des romans

[…]

[sur Les affinités électives] Dans la marche de cet ouvrage, l’auteur se montre trop incertain ; les figures qu’il dessine et les opinions qu’il indique ne laissent que des souvenirs vacillants ; il faut en convenir, beaucoup penser conduit quelquefois à tout ébranler dans le fond de soi-même ; mais un homme de génie tel que Gœthe doit servir de guide à ses admirateurs dans une route assurée. Il n’est plus temps de douter, il n’est plus temps de mettre, à propos de toutes choses, des idées ingénieuses dans les deux côtés de la balance ; il faut se livrer à la confiance, à l’enthousiasme, à l’admiration que la jeunesse immortelle de l’âme peut toujours entretenir en nous-mêmes ; cette jeunesse renaît des cendres mêmes des passions : c’est le rameau d’or qui ne peut se flétrir, et qui donne à la sibylle l’entrée dans les champs élyséens.

XXXI — Des richesses littéraires de l’Allemagne, et de ses critiques les plus renommés, Auguste Wilhelm et Frédéric Schlegel

[…]

J’étais à Vienne quand W. Schlegel y donna son cours public. Je n’attendais que de l’esprit et de l’instruction dans des leçons qui avaient l’enseignement pour but ; je fus confondue d’entendre un critique éloquent comme un orateur, et qui, loin de s’acharner aux défauts, éternel aliment de la médiocrité jalouse, cherchait seulement à faire revivre le génie créateur.

La littérature espagnole est peu connue, c’est elle qui fut l’objet des plus beaux morceaux prononcés dans la séance à laquelle j’assistai. W. Schlegel nous peignit cette nation chevaleresque dont les poètes étaient guerriers, et les guerriers poètes. Il cita ce comte Ercilla, “ qui composa sous une lente son poëme de l’Araucana, tantôt sur les plages de l’Océan, tantôt au pied des Cordillères, pendant qu’il faisait la guerre aux sauvages révoltés. Garcillasse, un des descendants des Incas, écrivait des poésies d’amour sur les ruines de Carthage, et périt à l’assaut de Tunis. Cervantes fut grièvement blessé à la bataille de Lépante ; Lope de Vega échappa comme par miracle à la défaite de la flotte invincible ; et Caldéron servit en intrépide soldat dans les guerres de Flandre et d’Italie…—”

Troisième partie – La philosophie et la morale

II — De la philosophie anglaise

On suit un faux système d’éducation, lorsqu’on veut développer exclusivement telle ou telle qualité de l’esprit ; car se vouer à une seule faculté, c’est prendre un métier intellectuel. Milton dit avec raison qu’une éducation n’est bonne que quand elle rend propre à tous les emplois de la guerre et de la paix ; tout ce qui fait de l’homme un homme est le véritable objet de l’enseignement.

IV — Du persiflage introduit par certain genre de philosophie

Le système philosophique adopté dans un pays exerce une grande influence sur la tendance des esprits ; c’est le moule universel dans lequel se jettent toutes les pensées ; ceux même qui n’ont point étudié ce système se conforment sans le savoir à la disposition générale qu’il inspire. On a vu naître et s’accroître depuis près de cent ans, en Europe, une sorte de scepticisme moqueur, dont la base est la philosophie qui attribue toutes nos idées à nos sensations. […]

VI — Kant

[…]

À l’époque où parut la Critique de la Raison pure, il n’existait que deux systèmes sur rentendemenl humain parmi les penseurs : l’un, celui de Locke, attribuait toutes nos idées à nos sensations ; l’autre, celui de Descartes et de Leibnitz, s’attachait à démontrer la spiritualité et l’activité de l’àme, le libre arbitre, enfin toute la doctrine idéaliste ; mais ces deux philosophes appuyaient la doctrine sur des preuves purement spéculatives. J’ai exposé, dans le chapitre précédent, les inconvénients qui résultent de ces efforts d’abstraction, qui arrêtent, pour ainsi dire, notre sang dans nos veines, afin que les facultés intellectuelles régnent seules en nous. La méthode algébrique appliquée à des objets qu’on ne peut saisir par le raisonnement seul ne laisse aucune trace durable dans l’esprit. Pendant qu’on lit ces écrits sur les hautes conceptions philosophiques, on croit les comprendre, on croit les croire, mais les arguments qui ont paru les plus convaincants échappent bientôt au souvenir.

[…]

La réflexion errait dans cette incertitude immense, lorsque Kant essaya de tracer les limites des deux empires, des sens et de l’âme, de la nature extérieure et de la nature intellectuelle. La puissance de méditation et la sagesse avec laquelle il marqua ces limites n’avaient peut-être point eu d’exemple avant lui ; il ne s’égara point dans de nouveaux systèmes sur la création de l’univers ; il reconnut les bornes que les mystères éternels imposent à l’esprit humain ; et ce qui sera nouveau peut-être pour ceux qui n’ont fait qu’entendre parler de Kant, c’est qu’il n’y a point eu de philosophe plus opposé, sous plusieurs rapports, à la métaphysique ; il ne s’est rendu si profond dans cette science que pour employer les moyens mêmes qu’elle donne à démontrer son insuffisance. Ou dirait que, nouveau Curtius, il s’est jeté dans le gouflre de l’abstraction pour le combler.

XIII — De la morale fondée sur l’intérêt national

[…]

Qu’il me soit permis de citer l’exemple de mon père, puisqu’il s’applique directement à la question dont il s’agit. On a beaucoup répété que M. Necker ne connaissait pas les hommes, parce qu’il s’était refusé dans plusieurs circonstances aux moyens de corruption ou de violence dont on croyait les avantages certains. J’ose dire que personne ne peut lire les ouvrages de M. Necker, l’Histoire de la Bévolution de France, le Pouvoir exécutif dans les grands Etats, etc., sans y trouver des vues lumineuses sur le cœur humain ; et je ne serai démentie par aucun de ceux qui ont vécu dans l’intimité de M. Necker, quand je dirai qu’il avait à se défendre, malgré son admirable bonté, d’un penchant assez vif pour la moquerie, et d’une façon un peu sévère déjuger la médiocrité de l’esprit ou de l’âme : ce qu’il a écrit sur le Bonheur des Sots suffit, ce me semble, pour le prouver. Enfin, comme il joignait à toutes ses autres qualités celle d’être éminemment un homme d’esprit, personne ne le surpassait dans la connaissance fine et profonde de ceux avec lesquels il avait quelque relation ; mais il s’était décidé par un acte de sa conscience à ne jamais reculer devant les conséquences, quelles qu’elles fussent, d’une résolution commandée par le devoir. On peut juger diversement les événements de la révolution française ; mais je crois impossible à un observateur impartial de nier qu’un tel principe généralement adopté n’eût sauvé la France des maux dont elle a gémi, et, ce qui est pis encore, de l’exemple qu’elle a donné.

Pendant les époques les plus funestes de la terreur, beaucoup d’honnêtes gens ont accepté des emplois dans l’administration, et même dans les tribunaux criminels, soit pour y faire du bien, soit pour diminuer le mal qui s’y commettait ; et tous s’appuyaient sur un raisonnement assez généralement reçu : c’est qu’ils empêchaient un scélérat d’occuper la place qu’ils remplissaient, et rendaient ainsi service aux opprimés. Se permettre de mauvais moyens pour un but que l’on croit bon, c’est une maxime de conduite singulièrement vicieuse dans son principe. Les hommes ne savent rien de l’avenir, rien d’eux-mêmes pour demain ; dans chaque circonstance et dans tous les instants le devoir est impératif, les combinaisons de l’esprit sur les suites qu’on peut prévoir n’y doivent entrer pour rien.

De quel droit des hommes qui étaient les instruments d’une autorité factieuse conservaient-ils le titre d’honnêtes gens, parce qu’ils faisaient avec douceur une chose injuste ? Il eût bien mieux valu qu’elle fût faite rudement, car il eût été plus difficile de la supporter ; et de tous les assemblages le plus corrupteur, c’est celui d’un décret sanguinaire et d’un exécuteur bénin.

La bienfaisance que l’on peut exercer en détail ne compense pas le mal dont on est l’auteur en prêtant l’appui de son nom au parti que l’on sert. Il faut professer le culte de la vertu sur la terre, afin que non-seulement les hommes de notre temps, mais ceux des siècles futurs en ressentent l’influence. L’ascendant d’un courageux exemple subsiste encore mille ans après que les objets d’une charité passagère n’existent plus. La leçon qu’il importe le plus de donner aux hommes dans ce monde , et surtout dans la carrière publique, c’est de ne transiger avec aucune considération quand il s’agit du devoir.

« Dès qu’on se met à négocier avec les circonstances, tout est perdu, car il n’est personne qui n’ait des circonstances. Les uns ont une femme, des enfants, ou des neveux, pour lesquels il faut de la fortune ; d’autres un besoin d’activité, d’occupation ; que sais-je ? une quantité de vertus, qui toutes conduisent à la nécessité d’avoir une place, à laquelle soient attachés de l’argent et du pouvoir. N’est-on pas las de ces subterfuges, dont la révolution n’a cessé d’offrir l’exemple ? L’on ne rencontrait que des gens qui se plaignaient d’avoir été forcés de quitter le repos qu’ils préféraient à tout, la vie domestique, dans laquelle ils étaient impatients de rentrer ; et l’on apprenait que ces gens-là avaient employé les jours et les nuits à supplier qu’on les contraignît de se dévouer à la chose publique, qui se passait parfaitement d’eux. »

[…]

Les hommes qui veulent toujours mettre en théorie leurs penchants individuels confondent habilement la morale antique et la morale chrétienne ; — il faut, disent-ils comme les anciens, servir sa patrie, n’être pas un citoyen inutile dans l’État ; — il faut, disent-ils comme les chrétiens, se soumettre an pouvoir établi par la volonté de Dieu. — C’est ainsi que le mélange du système de l’inertie et de celui de l’action produit une double immoralité, tandis que, pris séparément, l’un et l’autre avaient droit au respect. L’activité des citoyens grecs et romains, telle qu’elle pouvait s’exercer dans une république, était une noble vertu. La force d’inertie chrétienne est aussi une vertu, et d’une grande force ; car le christianisme, qu’on accuse de faiblesse, est invincible selon son esprit, c’est-à-dire dans l’énergie du refus. Mais l’égoïsme patelin des hommes ambitieux leur enseigne l’art de combiner les raisonnements opposés, afin de se mêler de tout comme un païen, et de se soumettre à tout comme un chrétien.

XVI — Jacobi

[…]

Jacobi, qui a tant de raisons de se confier dans la pureté de sa conscience, a eu tort de poser en principe qu’on doit s’en remettre entièrement à ce que le mouvement de l’âme peut nous conseiller ; la sécheresse de quelques écrivains intolérants, qui n’admettent ni modification ni indulgence dans l’application de quelques préceptes, a jeté Jacobi dans l’excès contraire.

[…]

Jacobi est si bien guidé par ses propres sentiments, qu’il n’a peut-être pas assez réfléchi aux conséquences de cette morale pour le commun des hommes. Car, que répondre à ceux qui prétendraient, en s’écartant du devoir, qu’ils obéissent aux mouvements de leur conscience ? Sans doute on pourra découvrir qu’ils sont hypocrites en parlant ainsi ; mais on leur a fourni l’argument qui peut servir à les justifier, quoi qu’ils fassent ; et c’est beaucoup pour les hommes d’avoir des phrases à dire en faveur de leur conduite : ils s’en servent d’abord pour tromper les autres, et finissent par se tromper eux-mêmes.

XVIII — De la disposition romanesque dans les affeclions du cœur.

[…]

[…] Werther avait tellement mis en vogue les sentiments exaltés, que presque personne n’eût osé se montrer sec et froid, quand même on aurait eu ce caractère naturellement. De là cet enthousiasme obligé pour la lune, les forêts, la campagne et la solitude ; de là ces maux de nerfs, ces sons de voix maniérés, ces regards qui veulent être vus, tout cet appareil enfin de la sensibilité, que dédaignent les âmes fortes et sincères.

L’auteur de Werther s’est moqué le premier de ces affectations ; néanmoins, comme il faut qu’il y ait en tout pays des ridicules, peut-être vaut-il mieux qu’ils consistent dans l’exagération un peu niaise de ce qui est bon, que dans l’élégante prétention à ce qui est mal…

[…] Il est aisé d’être ferme quand on n’est pas sensible : la seule qualité nécessaire alors, c’est le courage ; car il faut que la sévérité bien ordonnée commence par soi-même ; mais quand les preuves d’intérêt que les autres nous refusent ou nous donnent influent puissamment sur le bonheur, il est impossible que l’on n’ait pas mille fois plus d’irritabilité dans le cœur que ceux qui exploitent leurs amis comme un domaine, en cherchant seulement à les rendre profitables.

XX — Des écrivains moralistes de l’ancienne école, en Allemagne

[…]

Une femme, effrayée par les orages du Midi, souhaitait d’aller dans la zone glacée, où l’on n’entend jamais la foudre, ou l’on ne voit jamais les éclairs : — Nos plaintes sur le sort sont un peu du même genre, dit Engel. — En effet, il faut désenchanter la nature, pour en écarter les périls. Le charme du monde semble tenir autant à la douleur qu’au plaisir, à l’effroi qu’à l’espérance ; et l’on dirait que la destinée humaine est ordonnée comme un drame, où la terreur et la pitié sont nécessaires.

[…]

[…] Nul doute que ce qui était vrai en morale il y a deux mille ans ne le soit encore ; mais depuis deux mille ans les raisonnements de la bassesse et de la corruption se sont tellement multipliés, que le philosophe homme de bien doit proportionner ses efforts à cette progression funeste. Les idées communes ne sauraient lutter contre l’immoralité systématique ; il faut creuser plus avant, quand les veines extérieures des métaux précieux sont épuisées. On a si souvent vu, de nos jours, la faiblesse unie à beaucoup de vertu, qu’on s’est accoutumé à croire qu’il y avait de l’énergie dans l’immoralité. Les philosophes allemands, et gloire leur en soit rendue, ont été les premiers, dans le dix-huitième siècle, qui aient mis l’esprit fort du côté de la foi, le génie du côté de la morale, et le caractère du côté du devoir.

XXI — De l’ignorance et de la frivolité d’esprit, dans leurs rapports avec la morale

[…]

La frivolité d’esprit ne porte point à négliger les affaires de ce monde. On trouve, au contraire, une bien plus noble insouciance à cet égard dans les caractères sérieux que dans les hommes d’une nature légère ; car la légèreté de ceux-ci ne consiste le plus souvent qu’à dédaigner les idées générales, pour mieux s’occuper de ce qui ne concerne qu’eux-mêmes.

Il y a quelquefois de la méchanceté dans les gens d’esprit ; mais le génie est presque toujours plein de bonté. La méchanceté vient, non pas de ce qu’on a trop d’esprit , mais de ce qu’on n’en a pas assez. Si l’on pouvait parler sur les idées, on laisserait en paix les personnes ; si l’on se croyait assuré de l’emporter sur les autres par ses talents naturels, on ne chercherait pas à niveler le parterre sur lequel on veut dominer. Il y a des médiocrités d’âme déguisées en esprits piquants et malicieux ; mais la vraie supériorité est rayonnante de bons sentiments comme de hautes pensées.

[…]

[…] aucun livre ne fait du mal à celui qui les lit tous. Si les oisifs du monde, au contraire, s’occupent quelques instants, l’ouvrage qu’ils rencontrent fait événement dans leur tète, comme l’arrivée d’un étranger dans un désert ; et lorsque cet ouvrage contient des sophismes dangereux, ils n’ont point d’arguments à y opposer. La découverte de l’imprimerie est vraiment funeste pour ceux qui ne lisent qu’à demi, ou par hasard ; car le savoir, comme la lance de Télèphe, doit guérir les blessures qu’il a faites.

L’ignorance, au milieu des raffinements de la société, est le plus odieux de tous les mélanges : elle rend, à quelques égards, semblable aux gens du peuple, qui n’estiment que l’adresse et la ruse ; elle porte à ne chercher que le bien-être et les jouissances physiques, à se servir d’un peu d’esprit pour tuer beaucoup d’âmes ; à s’applaudir de ce qu’on ne sait pas, à se vanter de ce qu’on n’éprouve pas ; enfin, à combiner les bornes de l’intelligence avec la dureté du cœur […].

Quatrième partie – La religion et l’enthousiasme

I — Considérations générales sur la religion en Allemagne

[…]

C’est au sentiment de l’infini que la plupart des écrivains allemands rapportent toutes les idées religieuses. L’on demande s’il est possible de concevoir l’infini ; cependant, ne le conçoit-on pas, au moins d’une manière négative, lorsque, dans les mathématiques, on ne peut supposer aucun terme à la durée ni à l’étendue ? Cet infini consiste dans l’absence de bornes ; mais le sentiment de l’infini, tel que l’imagination et le cœur l’éprouvent, est positif et créateur.

[…]

Le sentiment de l’infini est le véritable attribut de l’âme, tout ce qui est beau dans tous les genres excite en nous l’espoir et le désir d’un avenir éternel et d’une existence sublime ; on ne peut entendre ni le vent dans la forêt, ni les accords délicieux des voix humaines ; on ne peut éprouver l’enchantement de l’éloquence ou de la poésie ; enfin, surtout, enfin on ne peut aimer avec innocence, avec profondeur, sans être pénétré de religion et d’immortalité.

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